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Aurélien Dougé, Hors-sol

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 18 mars 2022

Au croisement de l’installation et de la performance, Aurélien Dougé imagine des dispositifs immersifs à travers lesquels il explore nos relations à l’espace, aux éléments et au temps. Pour sa nouvelle création Hors-sol, projet pensé pour les lieux d’exposition et les théâtres modulables, le danseur et chorégraphe réunit une large équipe de collaborateurs-ices et nous convie au cœur d’un espace en constante évolution, où les corps et les matériaux s’enchevêtrent et sont en constante transformation, s’attachant à ouvrir d’autres formes d’attention et de relations. Dans cet entretien, Aurélien Dougé partage les rouages de sa démarche artistique et revient sur le processus de création de sa nouvelle pièce Hors-sol.

Votre travail se situe au croisement de l’installation et de la performance. Pourriez-vous revenir sur les différentes réflexions qui traversent aujourd’hui votre recherche artistique ? 

Je développe des dispositifs immersifs à travers lesquels j’enquête sur nos relations à l’espace, aux éléments et au temps. Dans ma démarche, je me demande comment ouvrir l’attention sur ce que l’on ne voit a priori plus parce que ces choses font partie du quotidien et n’ont rien de spectaculaires. Depuis Mouvement d’ensemble, créé en 2018 à la Halle Nord, un espace d’art contemporain à Genève, je travaille principalement avec des matériaux simples (papier, terre, sable, charbon, etc.) et impalpables (lumière, son, poussière, etc.) Je m’intéresse aux phénomènes infimes, infra-ordinaires – pour reprendre l’expression de Georges Perec – qui relèvent davantage du visible, de l’invisible et du sensible que de la représentation. Cet intérêt pour des phénomènes infimes ou infra-ordinaires a motivé la création de Bruit (2021), une pratique de marche dans la ville entre un spectateur qui a les yeux fermés et un performeur, puis celle de Hors-sol cette année. Les formats de mes projets se décident à partir d’investigations et essentiellement en fonction du contexte dans lequel j’inscris mon travail. Je vais même jusqu’à écrire et réécrire toujours mes propositions à partir des spécificités des lieux (voire des territoires) qui nous accueillent et des conditions dans lesquelles sont présentées mes créations. Autrement dit, les dispositifs que je développe ne sont jamais figés. Ce sont des processus dont le développement reste toujours et encore à venir.

Hors-sol est un projet pensé pour les lieux d’exposition et les théâtres modulables. Pourriez-vous retracer la genèse de cette nouvelle création ? Comment ce nouveau projet vient-il poursuivre votre recherche ? 

J’ai commencé à travailler sur la conception de Hors-sol en septembre 2019 dans le cadre d’une résidence longue de six mois, à la Cité Internationale des Arts à Paris. Au départ, je ne souhaitais pas utiliser cette résidence pour me lancer dans un nouveau projet. J’éprouvais un réel besoin de repli. Pendant plus de trois mois, j’ai passé l’essentiel de mon temps à analyser ma pratique. Cet exercice a généré de nombreux questionnements, entre autres sur mon mode de production. Peut-être en écho à mon envie de faire autrement, j’ai commencé à m’intéresser à la notion de la transformation (en épistémologie, en psychologie, etc.) Progressivement est venue l’envie d’un nouveau projet. J’ai donc réuni des personnalités avec qui j’avais envie de travailler. En décembre 2019, je me suis adressé à Anne Davier et Cindy Van Acker, co-directrices de l’ADC à Genève, dont le Pavillon de la danse, une nouvelle salle modulable, était alors en construction. Ce sont deux personnes très à l’écoute avec qui j’ai pu partager mes réflexions, mes interrogations, mais aussi mes doutes. Nos échanges m’ont permis de poser les fondements de ce qu’est devenu Hors-sol, à savoir un projet qui est davantage une tentative qu’un spectacle, et dans lequel les spectateur·ice·s circulent dans l’espace. 

Votre travail a pris racine dans des études théoriques. Lors de votre première étape de recherche, vous avez travaillé avec beaucoup d’ouvrages récents, notamment les derniers écrits de Marin Schaffner, Corine Pelluchon, Baptiste Morizot, Timothy Morton, David Le Breton, Marielle Macé, Anna Lowenhaupt Tsing, Bruno Latour, Vincianne Despret, etc. Comment ces lectures ont-elles participé et/ou nourries la conception d’Hors-sol ? De nouvelles pratiques chorégraphiques ont-elles découlé de ces réflexions théoriques ? 

Je m’appuie constamment sur des références théoriques mais celles-ci ne sont jamais directement citées dans les créations. Ce sont des sources de réflexion qui me nourrissent, tout comme les œuvres de certains artistes. Par exemple, pour Hors-sol, certains poèmes de Fernando Pessoa, le film Récréation (1992) de Claire Simon, le travail de Francis Alÿs ou celui du cinéaste Apichatpong Weerasethakul m’ont accompagné. Mais pour revenir aux auteurs que vous citez, ils m’intéressent parce que, face aux dérèglements de notre époque, ils s’écartent du fatalisme ambiant. Pour le dire très vite, à travers des récits, des histoires, des concepts accessibles et opératoires, ils nous invitent à penser sur le mode de la relation et de l’enchevêtrement, si bien qu’ils déconstruisent tout un paradigme occidental moderne et binaire — nature/culture, corps/esprit, vivant/non-vivant, etc. Ils nous libèrent de l’Anthropocentrisme, nous décentrent, repositionnent l’humain dans le tissu du monde. C’est à cet endroit qu’ils ont élevé le travail. Pour Hors-sol, nous nous sommes notamment demandés comment nous affranchir autant que possible de notre position centrale et de notre volonté de maîtrise et de domination. C’est un exercice complexe dans le cadre d’un processus de création. Ce travail nous a demandé beaucoup de temps. Éloge du risque d’Anne Dufourmantelle, La fragilité de Miguel Bensayag ou certains textes d’Ursula K. Le Guin ont été de précieux supports pour répondre à cette exigence. 

Vous avez travaillé à partir de matériaux ordinaires : charbons, pierres, du cuivre, des blocs de glace, de la terre ou du sel. La plupart de ces éléments étaient présents dans votre projet Mouvement d’ensemble (2018). Comment ces matériaux naturels sont-ils arrivés dans le processus ?

En plus des matériaux, il y aussi beaucoup d’objets dans Hors-sol tels que des des planches en bois, des allumettes, un miroir, etc. Les matériaux comme les objets m’intéressent car ils sont des entités relationnelles, au sens où ils se prêtent à une action, offrent une conduite possible. Je ne m’intéresse pas à leurs puissances symboliques ou narratives. Je les choisis pour leurs matérialités, c’est-à-dire leurs propriétés physiques, leurs métabolismes. Travailler avec des matériaux est une chose presque naturelle. J’ai grandi dans un milieu rural assez isolé, en relation étroite avec les éléments. Enfant, j’ai beaucoup inventé avec la terre, l’eau, des branches d’arbres, etc. Le souvenir de ces jeux influence certainement mon langage artistique et j’ai l’impression que plus je vieillis, plus cette partie de l’enfance reprend de l’importance. 

Comment s’est engagé le travail de recherche à partir de ces matériaux ?

D’abord, il faut savoir que je n’ai pas d’idée claire lorsque je débute un nouveau projet. Il y a évidemment l’expérience des précédentes créations, l’envie d’aller plus loin dans la recherche, mes références, parfois de nouveaux matériaux que je souhaite étudier, mais c’est vraiment dans l’échange et le travail avec l’équipe qui m’accompagne que les grands axes se précisent. Et je suis profondément attaché à ce type de processus. Pour Hors-sol, nous avons commencé par mener plusieurs laboratoires. Entre juin 2020 et juin 2021, nous avons expérimenté avec différents éléments que nous apportions en studio. Pendant toute cette phase préparatoire, je ne travaillais qu’avec une ou deux personnes à la fois, dans le but de sonder chaque discipline mais surtout afin d’entretenir un dialogue individuel avec tous les membres de l’équipe. Au fur et à mesure des résidences, nous avons ouvert des pistes, formulé d’innombrables hypothèses. En juillet 2021, nous nous sommes tou·te·s retrouvé·e·s aux SUBS à Lyon. Pendant deux semaines, nous avons mis en commun les intuitions, les points de vue et les désirs de chacun·e pour trouver une direction collective. C’était assez intense et passionnant. 

Quels ont été les différents axes de recherches et vos méthodes de travail avec cette équipe ?

Concrètement, nous avons mené de longues improvisations de 3 à 4 heures que nous prolongions par un temps de discussion tout aussi étendu, voire davantage. Chaque jour, nous retirions et ajoutions des matériaux/objets vis-à-vis de ce qui avait été partagé la veille. À partir de là, nous avons posé les deux grands axes du travail sous forme de questionnement : Comment nous, acteurs humains, pouvons-nous dépasser une appréhension des objets et éléments entendus comme accessoires, outils ou instruments ? À quelles conditions pouvons-nous être affectés par ces éléments et entamer avec eux, avec leur matérialités et présences physiques, une forme de collaboration ? Comment cette collaboration déploie-t-elle un espace-temps où s’élargit le champ du regard, de l’écoute ou, plus généralement, de notre expérience sensible ? En ce qui concerne l’écriture d’Hors-sol, les œuvres qui me touchent le plus sont celles où se loge une certaine fragilité. Au-delà, dans les arts vivants, les pièces qui me marquent, tant comme performeur qu’en tant que spectateur, sont celles qui relèvent concrètement de la tentative (« faire le pari de… ») plutôt que de la réussite. Avec tous les risques que cela comporte c’est à cet endroit que je situe l’enjeu de l’écriture. De fait, dans mon travail, je ne m’attache pas à composer pour que « ça marche », mais je me questionne plutôt sur les protocoles à inventer pour favoriser, pendant la performance, l’essai et donc l’imprévu, l’inattendu, c’est-à-dire la véritable rencontre. Pour Hors-sol, nous avons constitué et continuions d’alimenter un lexique regroupant toutes les actions qui nous touchent à un certain endroit. Ces actions sont reprises de nos expérimentations passées. Chaque jour, nous en sélectionnons un certain nombre et écrivons cinq partitions, une pour chaque performeur, sans indication de temps ni d’espace. Puis chaque interprète tire au hasard sa partition. Personne ne connais le canevas de la soirée. Ces partitions ne constituent pas une formule à suivre à la lettre, mais forment davantage un appui, un champ des possibles. Pendant la performance, nous demeurons attentifs aux bruits, aux variations, aux associations et aux opportunités qui se présentent pour déplier mais aussi développer nos partitions en temps réel. Ainsi, Hors-sol se présente différemment chaque soir.

Comment avez-vous constitué ce lexique « d’actions » ? De quelles manières ce lexique a-t-il nourri vos partitions ? Pourriez-vous partager certains de vos protocoles de travail ?

En fait le lexique d’actions s’est constitué du fait qu’Antonio Cuenca Ruiz, en observateur de nos improvisations, notait tout le déroulé des événements et des situations. À partir de là, nous avons commencé à répertorier tout ce qui nous « affectait » avec chaque matière, en prenant soin de ne pas expliquer pourquoi car j’ai souvent la sensation qu’après avoir mis des mots sur les choses, leurs forces, leurs mystères s’estompent. Pour parler davantage des actions, je dirais qu’elles ont toutes en commun d’être simples et qu’elles pourraient ressembler à des gestes quotidiens, si ce n’est que ceux-ci sont légèrement ralentis. Pour le visiteur, il me semble important de préciser que pour nous, ces gestes, ces mouvements n’ont pas d’autre ambition que d’être ce qu’ils sont. Autrement dit, il n’y a pas à intellectualiser ou à chercher un récit. Libre à chacun·e de se laisser porter par la contemplation et de s’approprier ce que nous proposons. Les notions sont apparues plus tard dans le processus pour alimenter la recherche et nos actions. En fait, à partir du lexique nous nous sommes demandés quelles étaient les grandes lignes sous-jacentes. Nous les avons réduites à 5. D’abord l’aléa. Dans Hors-sol, nous l’appréhendons non comme un risque de réussite ou d’échec mais plutôt comme un motif pour nous mettre en mouvement. Pour traiter la question de la transformation, nous nous intéressons aux principes d’apparition et de disparition, c’est la deuxième notion ou couple notionnel. La troisième est le doute, pour sortir des automatismes, pour créer des relations entre l’intérieur et l’extérieur, entre l’énergie et l’immobilité. La quatrième est le jeu, pour élaborer des règles, pour expérimenter l’espace et les éléments, pour tisser des liens et la dynamique de groupe. Et, pour terminer, les propriétés physiques de la matière, pour explorer les interconnexions et transformer l’espace. 

Au même titre que les actions et les matières naturelles manipulées, la lumière et le son sont des éléments essentiels de la dramaturgie. Pourriez-vous partager la dramaturgie de cet espace ?

Je ne l’ai pas dit mais nous avons aussi élaboré un lexique pour le son et la lumière. Et, à chaque performance, nous écrivons une nouvelle partition pour ces deux éléments. Cela permet de ne pas figer l’écriture, de ne pas pré-construire d’images et de nous questionner lors d’un changement soudain, une lente apparition ou une disparition. En d’autres termes, le choix de ne pas fixer la lumière et le son nous permet de rester à l’écoute, vivants. Le son et la lumière sont des matériaux mouvants et impalpables auxquels j’accorde beaucoup d’attention parce qu’ils révèlent et instruisent sur nos comportements. Par ailleurs, dans la vie comme au théâtre ils peuvent alimenter tout un imaginaire en même temps qu’ils nous reconnectent au réel. Concernant la lumière, nous utilisons très peu d’éclairages de théâtre. Et en y réfléchissant, je me rends compte que la majorité des sources que nous avons choisies ont dans le quotidien une fonction qui va au-delà du simple fait d’éclairer. Par exemple, il y a un projecteur de diapositives ou un ordinateur portable. L’élément lumineux central est la servante, cette veilleuse qui reste allumée sur la scène quand le théâtre est vide pour, selon la légende, faire fuir les fantômes, autrement pour éviter les chutes. J’aime particulièrement cet objet car c’est généralement l’équipe technique du lieu qui le fabrique. C’est un élément très singulier qui révèle subtilement l’économie et l’atmosphère de l’endroit où l’on présente Hors-sol. Au sujet du son, il y a d’abord celui de nos actions. Nous sommes très sensibles aux résonances que nous produisons. Quant au créateur sonore Rudy Decelière, il travaille principalement à partir de sons concrets qu’il rend variablement abstraits, mettant ainsi en jeu la limite perceptive de l’auditeur. Nous sommes allés enregistrer sur divers sites, en Suisse et en France. Ces captations ont été révélatrices pour moi de l’empreinte sonore humaine partout présente, même dans les lieux les plus reculés. En parallèle, j’ai particulièrement été saisi par la pluralité et l’étendue des chants d’oiseaux. Parce qu’avec Hors-sol, l’enjeu consiste davantage à mettre le visiteur dans un état qu’à l’engager dans un environnement, nous avons fini par enregistrer la nuit, tard. Le mouvement des énergies en présence étant l’une de nos préoccupations, il était évident que le son devait prendre une notion plus spatiale, voire scénographique et volumétrique dans Hors-sol. Sa diffusion se fait donc via différentes sources, allant d’un enregistreur cassette au système multipistes de la salle.

Hors-sol est pensé comme un projet immersif de trois heures ou les visiteurs peuvent entrer, sortir et revenir à tout moment. Votre précédent projet Mouvement d’ensemble variait entre quatre heures et plusieurs jours. Qu’est-ce qui vous intéresse dans ces temporalités dilatées ? 

Les choses sont sans cesse en activité. La terre tourne sur elle-même, une plante ou un arbre croît, un rocher s’effrite devient pierre puis sable, etc. mais nous ne nous en apercevons pas forcément. Ce n’est pas qu’une question de perception. Notre vision des phénomènes est conditionnée par notre situation et notre échelle de temps. Néanmoins, il me semble indispensable aujourd’hui de créer des cadres d’expériences qui remettent la focale sur certains de ces processus immanents parmi lesquels nous vivons, évoluons, bougeons et agissons. En ce sens, le temps, dans mon travail, n’est pas seulement une donnée dans lequel se déroule un événement mais un outil, un agent, au sens où je l’emploie pour la plasticité du projet. En creux, par le temps long, il s’agit aussi de faire éprouver d’autres cadences aux visiteurs. Les entrées, sorties et retours possibles à tout moment lui permettent d’élaborer son expérience de la performance, en fonction de sa disponibilité.

Hors-sol, vu au Pavillon ADC, dans le cadre du Festival Antigel. Conception et scénographie Aurélien Dougé. Dramaturgie Antonio Cuenca Ruiz. Création lumière Perrine Cado et Aurélien Dougé. Création sonore Rudy Decelière. Avec Adaline Anobile, Antonio Cuenca Ruiz, Rudy Decelière, Aurélien Dougé, Sonia Garcia, Killian Madeleine. Photo © Olivier Miche.