Propos recueillis par Charlotte Imbault
Publié le 6 juillet 2020
Au départ, un recueil collectif rédigé selon toute vraisemblance au XIIIe siècle à l’époque de l’école de Salerne, considérée comme la première université de médecine européenne. Un ouvrage d’abord écrit en latin, Regimen Sanitatis Salernitanum, puis traduit vers le vieux françois et enfin vers le français : L’art de conserver la santé. Le recueil compte environ soixante-dix poèmes rédigés en alexandrin, chacun ayant une fonction claire : celle de permettre au lecteur ou à la lectrice de rester en bonne santé. Elle peut concerner un aliment ou une saison. Ainsi peut-on y lire « De la sauge » ou « De l’été ». Que nous disent ces textes à la lecture d’aujourd’hui ? L’art de conserver la santé est la seconde pièce de la chorégraphe Ondine Cloez et cherche à convoquer en présence de trois corps, le sien mais aussi celui de Clémence Galliard et Anne Lenglet, l’époque du recueil au présent. Entretien.
Pour L’art de conserver la santé, tu es partie à la recherche des gestes perdus, ceux de l’époque supposée de l’écriture collective de l’ouvrage L’art de conserver la santé : le XIIIe siècle. Comment s’est déployée ta recherche sur les gestes qui manquent ?
Dans les aphorismes, même s’ils parlent du corps humain, il n’y a pas de descriptions de gestes, il n’y a pas de traces de gestes. Je me suis dit que peut-être on pouvait trouver dans des romans du XIIIe siècle, à la même époque où ces aphorismes ont été écrits, des descriptions de gestes. C’est en discutant avec Fabienne Compet que j’ai découvert l’existence de Guillemette Bolens. Dans une conférence répertoriée sur le site Pour un atlas de figures elle parlait beaucoup de kinésie et kinesthésie. Qu’est-ce que ça nous fait de voir une image ? Et comment, quand on voit une image, même dessinée, elle en appelle à nos propres mouvements : si l’on n’a pas vécu ces mouvements-là, on ne peut pas comprendre le geste qui est dessiné. Guillemette Bolens parle beaucoup de gestes qu’elle a extraits de ses lectures de romans du Moyen Âge. Je me suis dit : « On ne va pas inventer des gestes ni prendre des images et faire les figures ». Je suis donc partie à la recherche de gestes en lisant des romans du XIIIe siècle. Michel Pastoureau dit qu’on ne connaît pas les gestes du Moyen Âge. Peut-être on voit leur corps, mais on ne voit pas leurs gestes avec leurs qualités et leur vitesse. Faisaient-ils des gestes quand ils parlaient ? Sont-ils inimaginables ou au contraire semblables aux nôtres ? On ne sait pas et on ne saura jamais. Et c’est ça qui m’intéresse : toutes ces possibilités. Personne ne peut remonter dans le temps. Notre époque est très construite sur l’image : on a vraiment grandi avec le cinéma. Depuis le début du XXe, on peut voir des gens bouger ; le fait qu’avant on ne puisse pas participe à créer un écart, à ne pas pouvoir penser à des personnes vivant au Moyen Âge qui puissent nous ressembler.
Au départ du travail sur la pièce, tu as dû déconstruire les imaginaires, les appréhensions et les projections.
Comme tout le monde, j’avais une vision stéréotypée du Moyen Âge. J’ai beaucoup lu sur cette époque parce que je voulais avoir des informations sur le contexte.
Et dès le début, tu étais à la recherche de descriptions de gestes ?
Non, cette recherche est venue plus tard. Au début, je cherchais à comprendre le contexte historique. Quand j’ai découvert les poèmes, ils me paraissaient très proches de moi et je ne comprenais pas cet écart. Je me suis dit : « C’est quoi le XIIIe siècle ? » et j’ai commencé à me documenter. Plus je lisais, plus je me rendais compte que le XIIIe siècle n’était pas cette époque obscure où les gens mangeaient dans la terre [rires]. Quand j’ai commencé à me dire que j’allais faire une pièce, il me manquait des connaissances sur les gestes. Comment pourrait-on être sur scène avec ces poèmes ? Quels corps on serait ? Si on est avec nos corps de maintenant sans que cela soit questionné, ça ne va pas ; et si on reproduit des postures que l’on a vues dans des peintures, ça ne va pas non plus. On ne peut pas s’échapper du fait que nous avons, de toute manière, les corps d’aujourd’hui avec notre culture et notre éducation de maintenant. Nous sommes toutes les trois danseuses aussi, ça ajoute une seconde couche : on a des corps instruits.
Ça pose question : comment se saisir d’un passé, d’une connaissance ?
Aucune de nous trois n’est historienne. Que fait-on avec les informations que l’on a ? Comment les délivre-t-on ? Notre position n’est pas celle de quelqu’un·e qui sait ou de quelqu’un·e qui est là pour faire apprendre des choses à quelqu’un·e d’autre. Il ne s’agit pas de nous comme « sujet » mais comme intermédiaire. On interprète des informations que l’on a.
Vous partagez une recherche avec le corps.
Oui. Au début, j’ai davantage lu des ouvrages historiques, mais très vite, on se rend compte que l’histoire est une interprétation. L’histoire parle davantage de l’époque à laquelle elle est écrite que de l’époque dont elle parle. À un moment, j’avais cette question : comment peut-on faire une pièce qui a un caractère historique sans avoir une adresse surplombante ? Je me suis donc demandée comment on pourrait s’adresser autant aux personnes qui ne connaissent pas bien le Moyen Âge qu’aux médiévistes.
As-tu pu lire les livres que Guillemette Bolens cite dans sa conférence ?
Non, je n’ai pas lu les livres à partir desquels elle pioche les descriptions. J’en ai lu d’autres comme Le roman de Silence qui fait partie d’un recueil : Récits d’amour et de chevalerie. C’est l’histoire d’une fille qui se fait passer pour un garçon, enfin, ce sont ses parents qui la font passer pour un garçon pour qu’elle puisse hériter. J’imaginais qu’avec Anne [Lenglet] et Clémence [Galliard], on allait pouvoir faire les gestes du chevalier Silence. Je m’attendais à trouver des gestes précis : comment quelqu’un marche ou comment quelqu’un monte à cheval ou se bat ou comment quelqu’un regarde une autre personne. Je n’ai rien trouvé de tout ça, mais j’ai trouvé d’autres types de geste : par exemple l’action de « tomber » ou de « rougir » qui sont des manifestations du corps qui reviennent comme des figures de style. Qu’est-ce que ça signifie que les gens tombent tout le temps ou changent de couleur ? J’ai relu plusieurs fois Le roman de Silence et en parlant avec une historienne en Suisse, elle m’a confirmé que « tomber » et « rougir » sont des figures de style qui reviennent souvent dans les romans parce qu’ils décrivent aussi l’impossibilité pour le narrateur de décrire une émotion qui est trop grande.
Finalement, au fil des lectures, de Guillemette au roman de Silence, tu as glissé des gestes vers les émotions ou, en tout cas, vers plusieurs états de perception.
Le XIIIe siècle est cette époque des lapsus corporis qui sont la manifestation non volontaire d’émotions par le corps. Les gestes que j’ai trouvés et qui reflètent des émotions sont des gestes impossibles à communiquer sur scène. Mais peut-être que la parole peut servir à nommer des choses invisibles, parce qu’il y a aussi tout ce rapport à la parole… Une fois qu’on les nomme, elles apparaissent.
J’aimerais aborder la question de la parole dans un second temps et continuer sur les gestes. Face à cette impossibilité de savoir : comment oser faire un geste ? Comment travailler le corps ? Comment traduire « rougir », si l’on peut parler de traduction d’ailleurs ?
Pour l’instant, avec Anne et Clémence, nous avons eu seulement une semaine de travail ensemble en studio et deux semaines à distance, chacune chez elle [les semaines de répétitions sont tombées pendant le confinement]. Les poèmes ne parlant que du corps, j’ai l’impression que l’enjeu de la pièce se situe autour de nos corps d’aujourd’hui qui donnent, en creux, des informations sur maintenant et non sur le XIIIe siècle. Comment, plutôt que de faire voir les gestes du XIIIe siècle, on peut juste être là ? On essaye de dire et de faire comme si les personnes au XIIIe siècle n’étaient pas si différentes de nous. Quand on nomme le XIIIe siècle, on se dit d’abord que c’est trop loin, que l’on n’arrivera jamais à se l’imaginer. J’aimerais bien que l’on parte de cette impression et qu’en apprivoisant ces textes, en les interprétant sur scène, finalement, ils deviennent des textes de maintenant.
Le mouvement de recherche ce n’est pas d’aller chercher mais de convoquer les connaissances à nos corps d’aujourd’hui.
Oui, nous, on ne remonte pas dans le temps, c’est le XIIIe siècle qui se rapproche.
Au festival far°, l’année dernière, tu as présenté une première forme dans la clairière d’une forêt près de Nyon avec l’artiste-cueilleur Adrien Mesot. Tu commençais par parler du temps qui nous sépare et tu prenais comme référence ton âge et de combien de générations nous séparaient du XIIIe siècle. Est-ce que c’est une chose que vous allez poser d’emblée ?
Oui, c’est quelque chose que l’on a pratiqué ces deux dernières semaines. On a imaginé plusieurs possibilités de représenter 800 ans. Ça peut être plusieurs fois notre âge, mais on peut aussi comparer ce temps à la période qui nous sépare de l’Homo sapiens et, tout d’un coup, 800 ans paraît très peu. On essaye différentes mesures de temps.
Dans quel temps est plongé·e le·a spectateur·rice : dans un temps présent ou dans plusieurs couches de temps superposées ?
On est maintenant, mais dans le maintenant il y a toutes les couches du passé dont on n’est pas conscient·es et qu’on a oubliées. Si on a en nous des gestes de nos parents ou de nos grands-parents, on pourrait aussi se dire qu’on a des gestes de nos arrière arrière arrière arrière arrière grands-parents, on pourrait se dire qu’il y a des choses qui ne disparaissent pas. Même si on ne les connaît pas et que l’on ne peut pas les identifier, ni les montrer, on peut se dire qu’ils sont là. Notre histoire a aussi été façonnée par ce qu’ont traversé nos ancêtres.
Pour ton solo Vacances vacance (2018), le travail de ton corps en présence impacte directement le corps du public. Pour L’art de conserver la santé, y a-t-il aussi cette idée de convoquer le temps dans nos corps de spectateur·rices ?
Il va y avoir plusieurs moments où le public va se dire : « Mais non, ils n’étaient pas comme ça au Moyen Âge, c’est pas vrai. » Mais le fait de ne pas être d’accord avec ce que l’on voit amène nécessairement au questionnement. Si ce n’est ni ça, ni ça, ni ça, alors qu’est-ce que c’est ? Par la négative, on peut créer l’interrogation. Il y a peut-être une petite ouverture sur ce que chaque personne peut commencer à percevoir.
Comment allez-vous travailler à impacter les corps du public ?
Pour l’instant, l’idée est d’être très proches du public, de créer trois espaces : un espace où l’on s’adresse au public debout en présentant le projet, en introduisant les textes, les aphorismes et nos questions. Ensuite, il y a une partie où l’on questionne comment on se meut. C’est un espace instable. Et un troisième temps où, par le texte, on s’adresse les unes aux autres. Le public devient alors davantage le témoin de ce que l’on se dit. Il y a aussi un enjeu de créer différents types d’écoute pour créer plusieurs types de réception, de réflexion et d’émotion. On n’écoute pas de la même façon quelqu’un·e qui s’adresse à nous et quelqu’un·e qui nous chante quelque chose. Il y a des moments de parole, de chant et pour l’instant, les textes des aphorismes de L’art de conserver la santé sont tous chantés. Avec le langage, ce qui m’intéresse aussi, c’est de convoquer une empathie liée aux émotions et au corps. Quand on voit que quelqu’un·e… tombe, cette chute provoque quelque chose de physique dans le corps de la personne qui la regarde. Si l’on ajoute que cette personne tombe parce qu’elle a peur ou qu’elle est amoureuse par exemple… on peut tenter de transmettre cette émotion.
Comment la forme de l’ouvrage a-t-elle influencé la construction de la pièce ?
La forme du recueil impacte beaucoup sur comment la pièce est en train de se construire. Jusqu’à peu, je voulais garder tous les aphorismes – il y en a peut-être soixante-dix –, j’hésitais beaucoup à en enlever. Ceux sur les humeurs par exemple, parce qu’il faudrait expliquer ce que sont les humeurs au Moyen Âge… Finalement, on a répertorié trois principales catégories. Les aphorismes qui font de l’effet au corps de celui ou celle qui écoute, comme le fait de vomir, souffler de la fumée dans le nez, chasser les vers des oreilles ; ceux qui sont à la deuxième personne du singulier et qui s’adressent soit au médecin soit au patient soit à l’élément du poème comme le pain ou la menthe. Et puis ceux qui concernent les plantes médicinales. Nous travaillons pour l’instant de manière très séquentielle et très séparée, en écho à la forme de l’ouvrage. Les aphorismes sont très courts avec des informations très ponctuelles. On a déjà une quarantaine de chansons et en moyenne, elles font entre trente et cinquante secondes. Ce sont comme plein de parties additionnées. Il y a beaucoup de chansons à agencer, la construction de la pièce se présente comme un puzzle.
Comment avez-vous mis en chanson les aphorismes ?
On a toutes les trois suivi la même intuition. Vic [Grevendonk], le créateur lumière a aussi mis en musique des aphorismes mais je pense que son approche est différente car il est aussi musicien, contrairement à nous. Il a commencé par la musique et y a ajouté un poème, alors que nous avons fait le contraire. J’ai l’impression que c’est ce qui marche le mieux pour nous : de choisir un poème, de le lire et puis de le chanter comme ça vient. Ça permet à chacune de produire des mélodies qui lui sont naturelles, familières. On les enregistre et on se les transmet.
Comment pourrais-tu décrire cette relation de travail entre vous trois ?
C’est une collaboration : tout le monde trouve des idées et participe. Par exemple, la mise en musique d’une chanson par l’une d’entre nous n’est pas quelque chose qui est corrigé. La chanson est apprise telle quelle. Concernant l’écriture, c’est davantage moi qui en prend la responsabilité. Comme on ne peut pas se voir dans le même studio, j’ai fait un déroulé de la pièce, comme un storyboard qui indique ce par quoi l’on commence. C’est la partie que l’on partage le moins : la dramaturgie ou la construction, même si Anne et Clémence viennent la nourrir. La responsabilité que l’on porte en commun, c’est de réfléchir à comment interpréter, comment incorporer cette pièce.
Pour les versions en extérieur, comment avez-vous pensé le déroulé de la pièce ? Y a-t-il des éléments spécifiques à l’in situ ?
Pour June Events, l’idée était de proposer une version pour vingt ou trente personnes, davantage pensée comme une visite que comme une pièce. Elle devait avoir lieu dans le jardin des rosiers à Paris. On aurait commencé par chanter les éléments qui sont sous nos yeux. Les aphorismes auraient résonné avec l’endroit. On aurait été chacune une guide qui trace un parcours en emmenant un petit groupe devant le figuier pour y chanter la chanson de la figue par exemple. Puis, on se serait rejoint·es pour faire une présentation du recueil, en donnant quelques informations historiques, quelques éléments de contexte, et on aurait jonglé entre parler et chanter. Dans un jardin, nous ne sommes pas au milieu de nulle part. Un jardin est un lieu qui remplit beaucoup l’espace et le temps : il y a des éléments multiples sous les yeux, les sons sont très présents… Quand on est dans un jardin, on a besoin d’en faire moins et je trouve que pour ce projet en particulier, c’est bien aussi. Le jardin des rosiers ne contient pas d’éléments du XIIIe siècle, mais on aurait fait des recherches historiques pour savoir ce que l’on aurait pu voir à cet endroit au XIIIe. Au théâtre, on va le faire aussi, mais c’est moins flagrant. Que ce soit pour la version intérieure ou extérieure, dans les deux cas, on dira : « Il s’est passé du temps, les choses ont changé et maintenant, on est là. »
L’art de conserver la santé : chorégraphie Ondine Cloez. Interprétation Ondine Cloez, Anne Lenglet et Clémence Galliard. Musique et lumière Vic Grevendonk. Dramaturgie Marine Bestel. Photo © Anne Lenglet.
Ondine Cloez présentera L’art de conserver la santé à l’Atelier de Paris / CDCN le 13 septembre 2020.
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