Photo huge dd2ab7a79960d7fdeed812af200f4a

Christine Armanger, Je vois, venant de la mer, une bête monte

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 31 janvier 2023

Au croisement des champs de la danse, du théâtre et de la performance, le travail de Christine Armanger explore les liens entre culture savante et culture pop, et puise dans l’histoire de l’art, notamment sacré, pour la réinvestir. Avec sa nouvelle création Je vois, venant de la mer, une bête monte, la chorégraphe et performeuse vient déployer d’étonnantes ramifications entre le prophète biblique Saint Jean et la prophétesse du changement climatique Greta Thunberg. À partir de ces figures symboliques, Christine Armanger aborde avec un humour grinçant la notion de solastalgie, l’angoisse nouvelle générée par le changement climatique et la menace que représente désormais le futur. Inspirée autant par des vidéos sur l’Apocalypse trouvées sur Youtube que par des iconographies religieuses, la pratique du yoga que l’étude des insectes, l’artiste imagine une performance à la fois grave et joyeuse. Dans cet entretien, Christine Armanger partage les rouages de sa recherche et le processus de sa création Je vois, venant de la mer, une bête monte.

Vos recherches croisent les champs de la danse, du théâtre et de la performance et semblent se matérialiser différemment selon chaque projet. Pouvez-vous revenir sur les différentes réflexions qui traversent aujourd’hui votre recherche artistique ?

Mon expérience m’amène à penser que c’est le sujet, la thématique, qui va guider la pratique, que c’est lui qui va pour ainsi dire exprimer ses besoins propres. C’est à moi de me mettre à son écoute afin de lui fournir l’écrin qui lui permettra de se déployer dans toute sa singularité et avec le plus de justesse possible. Dans l’acte de création, il y a quelque chose de l’ordre d’une quête. Il y a quelque chose à comprendre, à entendre. Il faut savoir se rendre disponible, se rendre poreux, mais aussi déjouer les leurres, les fausses routes, et ce n’est pas forcément évident. Comme on parle de clairvoyance, peut-être s’agit-il d’un état de « clairentendance » ? Créer c’est chercher à s’approcher de cet état – et je pense même que c’est la quête d’une vie entière. Pour mener à bien mes recherches, j’ai besoin de m’affranchir de la question des disciplines. Ce qui m’intéresse, c’est d’ouvrir des imaginaires sur scène, de convoquer des signes et des symboles et, en jouant avec, de les rendre polysémiques. C’est un peu de la sémiologie appliquée au spectacle vivant. La notion d’articulation est centrale dans ma recherche. De telle ou telle discipline, je vais prélever ce dont j’ai besoin et c’est précisément par cette articulation que je vais trouver un moyen d’exprimer mon sujet. Je travaille avec le corps, à partir du corps, dont j’utilise les fonctions du mouvement et de la parole, j’inscris ce corps dans un espace-temps, avec une forte dimension visuelle. J’ai besoin de la danse, du théâtre, de la performance, des arts visuels, souvent de l’écriture aussi, voire parfois du stand-up, de la vidéo, des réseaux sociaux, de la marionnette ou encore d’autres disciplines. Selon les sujets : parfois de tout en même temps, parfois seulement de l’un ou l’autre. Aujourd’hui, ce que je désire c’est continuer à affirmer mon écriture et mon langage scéniques dans la veine de ce qui apparaît dans Je vois, venant de la mer, une bête monte. M’autoriser à ne rien m’interdire si telle est la volonté de mon sujet.

Votre création Je vois, venant de la mer, une bête monte prend ses racines dans L’Apocalypse selon saint Jean. Pourriez-vous revenir sur la genèse de ce solo ?

Ma première pièce s’intéressait aux lien entre « martyr » sur YouTube et martyres chrétiennes ; la seconde s’inspirait du genre pictural de la Vanité et le transposait pour un plateau contemporain. Autant dire qu’il est deux constantes dans ma recherche : d’une part travailler à tisser des liens entre actuel et inactuel, entre culture savante et culture pop, et d’autre part puiser dans l’histoire de l’art, notamment sacré, pour la réinvestir. C’est donc assez naturellement que, alors que je commençais à rêver à ma prochaine pièce, presque par hasard, du moins par ricochet puisque je m’intéressais initialement à la vaste période du Moyen-Âge, je me suis laissée séduire par l’idée un peu folle d’aller chercher quelques siècles plus tôt, du côté de la Bible et de l’Apocalypse. Je ne connaissais pas bien ce sujet, je n’avais jamais lu le texte biblique, écrit il y a deux-mille ans et attribué à saint Jean, qui relate des visions qu’il a eue dans une grotte à Patmos en Grèce. La fantasmagorie qui l’accompagne m’a tout de suite parue très fertile. Apocalypse, dans sa racine grecque, veut dire « révélation ». Or aujourd’hui, dans le langage courant, le mot est davantage synonyme de fin du monde. Quand on pense à l’Apocalypse, on pense aux blockbusters hollywoodiens, mais c’est aussi un mot qui est utilisé à tort et à travers depuis quelques années pour qualifier abusivement tout et n’importe quoi : d’une grève à la RATP à l’effondrement du marché immobilier. C’est un mot qui est vraiment ancré dans le langage actuel, qui percute tout de suite. Et il y a le côté effondrement aussi, qui donne le frisson et excite nos pulsions morbides. J’ai eu la chance de découvrir le texte dans la traduction d’après l’hébreu d’André Chouraqui et il m’a fait forte impression. Évidemment c’est un texte très complexe, très cryptique et il est compliqué d’en saisir tous les enjeux. Cependant sa force poétique et son imagerie foisonnante m’ont vraiment frappée. Plus je lisais, plus je cherchais, me documentais, plus j’étais convaincue de l’intérêt du sujet et, surtout, plus j’entrevoyais des connexions fortes avec notre monde actuel.

Je vois, venant de la mer, une bête monte articule les figures de Jean et Greta Thunberg. Qu’ont en commun ces deux figures ? Quel potentiel avez-vous vu dans leur association ?

Le texte de saint Jean décrit l’omniprésence des phénomènes naturels dans toutes sortes de catastrophes à venir, qui apportent la mort et la destruction. Je suis quelqu’un de vraiment instinctif, et j’ai confiance dans cet instinct à l’endroit de la création. J’ai eu moi aussi une sorte de vision : plus je travaillais et plus s’imposait à moi l’analogie un peu osée que je pouvais établir entre saint Jean, le prophète biblique, et Greta Thunberg, la prophétesse, du changement climatique. Deux prophètes pour deux façons d’envisager la fin : d’une part saint Jean et l’eschatologie, qui annonce il y a deux-mille ans la fin des temps et l’avènement d’un monde nouveau, d’autre part deux-mille ans après, donc aujourd’hui, Greta Thunberg et la collapsologie, qui rappelle à quel point la fin est proche et exhorte à l’empêcher car, rappelons-le, « Il n’y a pas de Planète B. ». Ces deux figures étaient deux points d’entrée facilement identifiables et en même temps extrêmement féconds : le légendaire, le mythologique versus le concret, le contemporain. Le passé versus le présent/futur proche. Il ne me restait plus qu’à jouer avec, les travailler dans leurs échos et contrepoints, les tordre, les décomposer et les recomposer, le tout avec beaucoup de jubilation. Car, c’est important de le préciser, la pièce est très jubilatoire, et si elle s’attaque à des questions angoissantes, elle se permet aussi beaucoup d’humour et de légèreté. Au final ces deux figures ne sont pas omniprésentes sur scène, mais ce sont comme des guides qui irriguent la dramaturgie par leur présence iconique.

Quelles sont les grandes questions qui ont nourri le terreau de réflexion de ce solo ? Comment avez-vous engagée la réflexion et la conception de Je vois, venant de la mer, une bête monte ?

Sur les questions de conception et de dramaturgie, j’ai vraiment travaillé main dans la main avec mon ami et collaborateur artistique de longue date, le metteur en scène Laurent Bazin. L’un des enjeux qui nous paraissait assez fondamental, c’était d’éviter à tout prix une transposition du texte sur scène, une illustration à proprement parler. Comme je l’ai dit, la question du solo était importante, c’était à la fois un challenge mais aussi une manière de convoquer la solitude qui est la nôtre face à des questions qui nous dépassent en tant qu’individus. Aborder la solastalgie, c’est-à-dire l’angoisse nouvelle générée par le changement climatique et la menace que représente désormais le futur, était un sujet qui nous importait. Il y a une vraie dimension cathartique dans la pièce. Bien sûr, elle ne va rien résoudre mais, et c’est la force du spectacle vivant, elle permet de partager ces peurs que nous avons en commun, de les exorciser, voire d’en rire, et c’est précieux d’avoir des endroits où le faire. La piste dramaturgique qui a été privilégiée a été celle de travailler sur une analogie avec la forme même du texte biblique, c’est-à-dire en proposant un personnage métamorphe qui est traversé par des fulgurances, par des transformations incessantes. Ensemble nous avons brassé beaucoup de matières, je me suis livrée à de nombreuses improvisations sous son regard, et petit à petit le personnage qu’on voit dans la pièce a commencé à prendre forme. Un personnage qui est littéralement traversé par la question de l’Apocalypse, ou des Apocalypses, qui est comme un canal récepteur en proie à un zapping permanent. Pour le nourrir, j’ai regardé de nombreuses vidéos sur YouTube, j’ai dérivé au gré des suggestions de l’algorithme, et j’ai entamé une collecte d’archétypes, cueillant ici des éléments de langage spécifiques, là travaillant l’imitation physique. Chaque figure prélevée nous semblait raconter quelque chose des enjeux actuels, en l’abordant par un angle ou un autre ; avec aussi un côté un peu ironique ou dérisoire, un côté miroir, qui peut faire écho aux recours plus ou moins conscients qu’on peut tous avoir face aux angoisses actuelles, mais qui s’exprime différemment chez chacun (se réfugier dans le bien-être ou au contraire se préparer en cas d’effondrement, être dans le déni, dans la pénitence…). Le personnage qui, pour moi, n’est ni un homme ni une femme, qui est davantage comme une entité, est tour à tour yogi, survivaliste, complotiste, ou prend des formes moins identifiables, mutantes, mi-humaines mi-objets, à la Jérôme Bosch : bête étrange, monstre à plusieurs têtes… Il est à la fois un et pluriel, comme nous le sommes tous au fond.

Comment avez-vous abordé chorégraphiquement toute cette matière ? Pourriez-vous partager le processus chorégraphique ?

Le corps au plateau est un corps au présent. Il est littéralement une incarnation de la dramaturgie. Il a une énergie très intense, très condensée ; il est guidé par l’urgence, et toujours prêt à switcher. Cet état énergétique est constant tout au long de la pièce, mais il est amené à se moduler dans certaines scènes par un travail chorégraphique plus spécifique. Deux sources ont nourri la composition chorégraphique : d’une part une étude iconographique avec un soin particulier apporté aux positions de mains, de doigts, et d’autre part un travail d’expressivité corporelle qui vient nourrir l’apparition de diverses créatures à qui il fallait donner des corps. Pour l’iconographie, j’ai particulièrement étudié la Tenture de l’Apocalypse de Louis Ier d’Anjou. Cette tapisserie inouïe et gigantesque qui date du XIVe siècle illustre non seulement le texte, mais en propose déjà une réinterprétation dans le contexte qui lui est contemporain, celui de la Guerre de Cent Ans. C’est réellement un chef d’œuvre d’inventivité et d’élaboration sémantique. Parmi la foule de personnages et d’anges qui sont représentés, je me suis saisie de ceux dont les postures m’intéressaient le plus, que je jugeais les plus parlantes : saint Jean bien sûr, mais aussi des anges guerriers ou musiciens, des vieillards… J’ai ainsi sélectionné un corpus de postures, que j’ai complété avec d’autres issues de tableaux que j’affectionne, de manière à établir tout un vocabulaire à partir duquel j’ai chorégraphié certaines scènes. Ce travail a été mis en résonance avec une autre pratique posturale qui est celle du yoga. J’ai été étonnée de voir comme le yoga, dans la construction des lignes du corps, fait écho et se mêle avec aisance aux postures représentées dans de l’iconographie religieuse. Pour les créatures, il s’agissait d’optimiser les signifiants et de trouver la juste corporéité de chacune. C’est un travail qui démarre au moment où les contraintes que je me suis données (travailler avec tel objet, telle vitesse…) sont fixées. Il puise davantage dans des états de corps, en prenant appui sur le souffle et est sous-tendu par des enjeux théâtraux. Plutôt que de privilégier le beau geste, je cherche une danse plus sauvage, hirsute, affranchie – et qui peut aller jusqu’au grotesque. Par exemple, l’une des créatures que j’appelle le Cancrelat est courbée en deux, elle s’exprime dans une langue qui évoque les crissements d’un insecte, avec parfois des mots intelligibles qu’on attrape au vol. Elle a un bras très mobile qui scande au rythme de sa voix, comme un dard tranchant, et elle se déplace proche du sol, de manière assez rapide. Pour travailler cette corporéité, j’ai observé différents insectes, et je les ai laissés se déposer dans mon imaginaire. Une fois en répétition, ils se sont agrégés et la créature a trouvé sa corporéité. Dans ces parties-là, la danse est ainsi intrinsèquement liée aux contraintes de corps de chacune des figures, et chorégraphiée sur mesure.

Votre écriture chorégraphique se concrétise/formalise en lien avec des objets plastiques. Pourriez-vous revenir sur l’histoire de ces différents matériaux dans Je vois, venant de la mer, une bête monte ?

Il me faut l’avouer : j’ai un rapport vraiment singulier aux objets – à certains d’entre eux du moins, et je nourris à leur égard une très grande passion, et ce depuis l’enfance. Pour autant je ne suis pas une collectionneuse. J’aime une très grande variété d’objets même si je crois cependant pouvoir discerner une appétence particulière pour les objets qui ont une fonction utilitaire davantage que pour les objets décoratifs. Et comme pour l’ensemble de mon écriture, les potentiels polysémiques des objets, c’est-à-dire la plus grande plasticité d’usage que je pourrai en avoir, sont déterminants. Les objets, leur manipulation, la manière dont je vais détourner leur fonction initiale, la manière dont je les articule avec le corps, leur incidence sur la chair, comment ils vont guider mes métamorphoses, sont caractéristiques de mon travail. Pour chaque pièce, je m’attache à choisir (ou à me faire choisir par) un certain nombre d’objets spécifiques sur lesquels je vais m’appuyer, et qui vont servir d’ossature pour la création. Ce sont toujours des objets comme des ready-made, que je ne modifie pas. Dans le cas de Je vois, venant de la mer, une bête monte, l’une de mes découvertes fondamentales a été celle des capirotes, ces cônes blancs et pointus de tailles diverses qui se déploient sur le plateau et proposent des paysages évolutifs. Je les ai découverts en m’intéressant aux figures de pénitents andalous encapuchonnés qui défilent dans les rues lors de la Semaine Sainte en Espagne. Ces capirotes m’ont subjuguée, déjà parce que ce sont des objets inconnus sous nos latitudes, mais aussi parce qu’on ne les voit jamais pour eux-mêmes : en effet, ils ont pour fonction de se faire recouvrir par les cagoules. Mis à nus, exposés tels quels, ils construisent un espace et nous intriguent : ils peuvent évoquer des cimes montagneuses aussi bien que des gratte-ciels, des arbres ou des phallus agressifs, une foule assemblée etc. Leur légèreté me permet de les utiliser dans différentes configurations et, mis en jeu par le corps, ils sont comme des prothèses qui font advenir différentes créatures. De la même manière, j’ai assez rapidement su que j’allais mettre sur scène ces grands sacs à carreaux de couleurs dits « sacs Tati ». Ils m’ont beaucoup intéressée parce qu’on ne les attend pas sur un plateau : ils sont à la fois d’une grande trivialité, on les sait de mauvaise qualité, leurs couleurs sont criardes, en bref ils évoquent tout de suite une certaine précarité, mais en même temps, s’il ne reste qu’un sac Tati pour s’abriter en cas de fin du monde, ne constituera-t-il pas le meilleur abri plutôt que rien ? J’aimais aussi l’analogie qui pouvait être faite entre l’ouverture de sacs et l’ouverture des sceaux telle qu’elle est racontée dans le texte biblique (saint Jean décrit un livre fermé par sept sceaux que seul Jésus peut ouvrir). Ce sont deux exemples, mais il y a encore de nombreux objets dans la pièce que je vous laisse découvrir… En tout cas, cette fascination pour les objets est à la fois une signature et un fardeau. Un peu comme un pharmakon : le remède et le poison. Peter Handke dans Outrage au public parle des « objets sournois » et de la « malignité des objets » d’une représentation. Je me reconnais dans ces formules, pour avoir été un nombre incalculable de fois trahie sur scène par mes objets. Ils me sont à la fois nécessaires et peuvent dans un même temps se retourner contre moi. Tout le travail de répétition, assez laborieux, revient à les apprivoiser, à essayer d’annuler leur potentiel dangereux par la meilleur maîtrise possible. Malgré tout, quand je suis sur scène, je dois faire face à la précarité dans laquelle ils sont susceptibles de me placer : je me confronte toujours au risque qu’un objet se dérobe, se casse, cesse subitement de fonctionner et fasse avorter une scène. C’est une donnée très intéressante, car elle appuie une dimension vraiment performative de mon travail.

Conception, scénographie, textes, montage son, interprétation Christine Armanger. Co-conception et collaboration artistique Laurent Bazin. Composition et design sonore Cédric Michon. Eclairage Philippe Gladieux. Chargée de production Camille Boudigues. Photo Salim Santa Lucia.

Je vois, venant de la mer, une bête monte est présenté les 15 et 16 février au Théâtre de la Cité Internationale, dans le cadre du festival Faits d’hiver