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François Chaignaud & Geoffroy Jourdain, Tumulus

Propos recueillis par Anna Chirescu

Publié le 27 octobre 2022

Dans la poursuite de ses dernières créations, mêlant la danse au chant, François Chaignaud s’associe à Geoffroy Jourdain, directeur de l’ensemble vocal et instrumental les Cris de Paris, dans la création d’une œuvre majeure pour treize interprètes. Une communauté de danseur·se·s chanteur·se·s font le vœu d’unir leur pratiques et entremêlent leurs gestes aux polyphonies sacrées et contemporaines. Au cœur de la scène un tumulus, à la fois tombeau intemporel et dune sacrée, dans lequel chacun peut disparaître et se métamorphoser, livrant autant de figures, terrestre, célestes ou fantasmagoriques. De processions funèbres en farandoles joyeuses, les chants s’incarnent en pas et les corps soufflent. François Chaignaud et Geoffroy Jourdain livrent dans cet entretien leur réflexion sur les origines de cette collaboration, leurs démarches et leurs aspirations communes. 

Pourriez-vous revenir sur votre rencontre, vos affinités artistiques et sur les origines de votre collaboration ? 

François Chaignaud & Geoffroy Jourdain : Notre collaboration, évoquée depuis longtemps, repose sur un désir partagé de faire se rencontrer nos domaines d’expression respectifs, nos méthodes de travail, nos inspirations. Chacun de nous s’est construit artistiquement dans un élan similaire, celui de confronter sa perception du temps et de l’espace à celle d’autres artistes. T u m u l u s est né d’un désir : créer une communauté aux pratiques partagées. La danse et le chant n’y sont pas vécus uniquement comme des formes spéculatives, mais comme des expériences répétées de transformation, d’invention de soi, etc. Par la pratique, collective et durable, les corps exercent de nouvelles facultés, inventent des perceptions, des modes d’expressions, des régimes musculaires… Cette démarche suppose un acte de foi : croire que nos corps ne sont pas des entités assignées, disciplinées et finies, et nous permettre ainsi de rêver à un rapport intime, diaphragmatique, total entre ces arts, la danse et la musique. Les deux années qui ont permis la création de ce projet ont conforté nos intuitions ; l’écoute et la perception de l’espace, le rapport de l’individu au collectif génèrent chez chacun de nous les mêmes images, les mêmes aspirations, dans un vocabulaire commun.

François, cette pièce s’inscrit dans la poursuite de tes recherches sur l’articulation du corps et de la voix, quelles autres dimensions donnent-elles à ton travail, ta pratique, ton parcours ?

François Chaignaud : En effet, t u m u l u s s’inscrit dans une série de pièces qui embrassent le rêve de chanter et danser simultanément. C’est un rêve d’enfant autant qu’une façon de rejoindre la cohorte d’artistes en quête d’un art total. J’ai déjà créé des pièces pour des compagnies de répertoire, en réponse à des commandes – comme avec Carte Blanche (Compagnie nationale norvégienne de danse contemporaine, ndlr), avec le le Ballet de l’Opéra de Lyon ou le Tanztheater Wuppertal, et ce n’est donc pas tout à fait la première fois que je ne suis pas au plateau, mais ici l’aventure est incomparable, car nous avons réuni nous-même l’équipe, nous avons produit la pièce et nous l’accompagnons en tournée. C’est une position très nouvelle pour moi, que j’occupe avec beaucoup de gratitude et d’excitation, mais qui génère aussi beaucoup de nouvelles questions ! Le fait de ne pas danser moi-même me prive du savoir issu de l’ivresse inconsciente de la performance, mais me permet en retour de découvrir des paramètres, des nœuds, des apories et des potentialités face auxquels j’étais jusque-là resté aveugle. J’ai une expérience de la danse et de la création qui passe beaucoup par la passivité, la porosité : un geste ou un contexte artistique m’intéressent surtout s’ils m’échappent. Les collaborations permettent aussi de faire beaucoup de place aux intuitions et aux visions des autres. Ainsi, pour ne pas déserter la position de « chorégraphe » que j’ai choisi d’occuper, tout en veillant à ne pas me muer en démiurge omniscient et tout puissant, il m’a fallu sans cesse renégocier ma pratique, donner dans ce projet ambitieux la place à ce qui m’échappe, à ce qui me transforme. Bien sûr, la dimension collective du projet est également centrale : il y a un enjeu individuel pour chaque interprète au plateau, qui découvre et cultive des pratiques nouvelles, mais le répertoire polyphonique et l’hétérogénéité des profils font de l’invention de facultés collectives le cœur du projet ! Il ne s’agit pas seulement de trouver un chemin solitaire pour chanter et danser en même temps, mais surtout de développer une communauté extra-sensible, qui vise à entendre l’inaudible, à voir l’invisible, à trouver une perception partagée du rythme, de la forme, du son, etc.

T u m u l u s rassemble un ensemble de 13 interprètes qui partagent sans distinction des pratiques vocales et dansées. Comment avez-vous constitué cette communauté ?

François Chaignaud & Geoffroy Jourdain : Nous avons en premier lieu invité des danseur·se·s ayant des affinités avec l’art vocal à rencontrer des chanteur·se·s. des Cris de Paris (Les Cris de Paris est un ensemble réunissant des chanteurs et instrumentistes passionnés par l’art vocal du XVIe siècle à nos jours, ndlr.) prêts à s’engager dans une pratique physique et un rapport nouveau à leur présence au plateau. Avec l’ensemble des artistes pressentis, nous avons réalisé des workshops/auditions qui ont permis de constituer au final un groupe de treize personnes. L’hétérogénéité de leurs profils, leurs tessitures vocales, la complémentarité de leurs dispositions musicales, les potentialités d’entraide et de transmission que nous ressentions à leur contact nous ont aidés à créer cette communauté. 

Geoffroy, comment s’est élaboré le choix du répertoire musical ? Quel rapport entretiens-tu avec ce répertoire ? Quelles nouvelles dimensions dans le travail de la voix au plateau cette création a-t-elle permise ? 

Geoffroy Jourdain : Nos premiers échanges avec François ont eu pour sujet le grand répertoire polyphonique sacré de la Renaissance, en considérant en particulier des œuvres liées à la liturgie des morts, motets funèbres et messes de Requiem, tout en ayant la conviction que nous n’aboutirions pas à un spectacle « sur la mort ». Nous sommes évidemment sensibles à leur inspiration spirituelle, rituelle ou non, en rapport avec le deuil, avec la consolation, en tant que célébrations de l’absence. Mais nous voulions cheminer à travers ces œuvres, ne pas nous laisser engloutir par leur destination prise au pied de la lettre. Qu’elles deviennent ainsi des véhicules, qu’elles nous mettent en mouvement au sens propre comme au sens figuré, de sorte à ce que nous puissions explorer toutes ces potentialités autres que celles qu’elles revêtent en tant qu’objets figés de patrimoine. Cette musique de la Renaissance, dans sa facture même comme à travers les imaginaires qu’elle déploie, devient notre port d’attache. Nous déroulons son contrepoint savant et ses canons comme autant de fils qui, en passant par les XVIIème et XVIIIème siècles (William Byrd, Antonio Lotti), nous mènent jusqu’à Claude Vivier (1948-1983) et sa Musik für das Ende. Il s’agit d’une œuvre des années 70, née d’un protocole de rencontres/fusions de textures musicales partiellement ouvertes (mais non aléatoires), qui rejoint l’utopie de notre projet. L’application de ces principes de composition dépend des interprètes eux-mêmes. J’ai souvent eu, en séance d’enregistrement notamment, le privilège de voir comment un chanteur lyrique, s’il n’a pas à se plier à la posture de concert, ou aux injonctions d’une mise en scène d’opéra -bref, lorsqu’il n’est pas regardé, ou qu’il ne doit pas montrer quelque chose de plus que ce qu’il est en train de produire-, accède à une sublime synthèse entre sa propre émotion, son imagination, et sa technique. Les corps peuvent se métamorphoser dans cette situation. Se mettre en mouvement de façon inattendue. Ce rapport inattendu (j’y adjoins le terme d’inentendu) à la musique que le plateau offre, rapport habité sans être sur-joué ; l’expérience extrême du « par cœur » ; le fait d’installer la polyphonie dans un déplacement spatial continu, comme l’est la musique elle-même, physiquement ; toutes ces dimensions que j’ai toujours secrètement cherché à explorer, me dévoilent avec t u m u l u s l’infinité de leurs richesses expressives et techniques.

Dans quels imaginaires avez-vous puisé pour nourrir la recherche autour de T u m u l u s ?

François Chaignaud & Geoffroy Jourdain : Il y a mille manières de répondre à cette question. Nous pourrions parler de l’atlas dramaturgique réalisé par Baudouin Woehl qui compile des références iconographiques, théoriques, poétiques qui ont traversé d’une manière ou d’une autre nos recherches et la préparation des répétitions. Dans cet atlas on retrouve des références au butoh de Hijikata, aux tenues de pleurants des tombeaux des ducs de Bourgogne, aux Beatles ou encore à l’art pariétal, aux défilés de Issey Miyake, aux traités de musique médiévale, aux essais de Georges Didi-Huberman, à des photographies de décharges géantes, aux travaux d’astronomie de Kepler… cet atlas est hétérogène, incomplet mais très cohérent, dans la mesure où des fils, certains visibles, d’autres plus secrets, relient ces références dans une tapisserie que le temps a tissé au gré de nos discussions, de la mise en partage de nos lectures et de nos aspirations artistiques. Mais nous sentons que se joue dans t u m u l u s une sorte de combat ou de tension entre ces imaginaires – recherchés, choisis, affirmés, proposés – et la pratique elle-même des interprètes au plateau. En tous cas, cet imaginaire que tu nous proposes de décrire n’a jamais l’ascendant sur les paramètres (et leurs échos et résonances poétiques) déterminés par la réalisation du spectacle en temps réel au plateau. Pour le dire autrement, on a développé une sorte de haute technologie perceptive, sans cesse perfectible, et qu’il faut sans cesse entretenir, huiler, activer : cette virtuosité de la perception, auditive bien sûr, mais largement synesthésique nous intéresse finalement plus que des imaginaires que l’on imposerait au projet. Ce primat perceptif permet de trouver une issue exaltante, concrète et contemporaine aux questions posées par la spiritualité et le caractère sacré des répertoires que l’on convoque : à force d’écouter, à force de regarder, ne finit-on pas par percevoir des miracles !? Nous avons aussi beaucoup parlé de transformation. La musique sacrée décrit et accompagne des transitions : transition d’un état à un autre (de vivant à mort), d’un lieu à un autre (terrestre à céleste), etc. T u m u l u s est aussi l’histoire d’une transformation, car chacun, individuellement et collectivement s’est transformé, s’est découvert et façonné des muscles, des démarches, des ambitus, etc. Ces quelques années de transformation concrète de nos corps et de nos facultés forment un écho -modeste mais donc préhensible-, à la pensée du monde, beaucoup plus mystique et déconcertante, portée par ce répertoire. Chanter de la musique sacrée depuis un corps en sueur apparaît comme une manière simple et joyeuse d’embrasser et de dépasser ces questions insolubles de la dualité du corps et de l’esprit.

Les partitions musicales traversent le temps offrant des traces qui n’ont d’équivalent en danse. François, comment penses-tu la création chorégraphique en rapport à cette musique ?

François Chaignaud : Bien sûr c’est l’un des enjeux centraux de ce projet. Mais je crois que l’absence d’équivalent chorégraphique aux partitions musicales est une chance pour nous : en effet, elle tient à distance la tentation de reconstitution et place d’emblée les partitions musicales dans un statut de matériau plus que de patrimoine ou d’autorité. Puisqu’on décide d’investir ces partitions depuis des corps en mouvement, il devient clair qu’elles sont des véhicules, et qu’elles valent davantage pour l’usage qu’on en fait, pour la qualité de la communauté qu’elles rendent possible, que pour la valeur que l’Histoire leur a donnée ! Le premier rapport à la musique que l’on a pensé avec Geoffroy est lié au rythme ou plutôt à la subdivision du temps. Les polyphonies de la Renaissance, comme celles de Jean Richafort ou de Josquin, déploient un monde sonore qui reflète « l’harmonie des sphères », qui semble flotter comme une matière céleste et suspendue, moelleuse, planante et libérée des assauts du temps terrestre. Or, cet effet n’est techniquement maîtrisable que si les interprètes partagent une conscience très fine de la plus petite subdivision du temps possible. Ce paradoxe me fascine : seul un corps vivant, capable de marteler chaque double croche, est capable de faire advenir l’illusion de l’éternité et de l’au-delà. J’aime beaucoup ce premier niveau du rapport de la musique à la danse : celui lié à l’effort et à la matérialité des corps ! D’ailleurs, ce qui me touche le plus dans l’existence de ces partitions anciennes c’est d’imaginer qu’il y a 600 ans, des trachées, des diaphragmes, des langues, des lèvres, des salives ont formé ces mélodies, ces voyelles, ces ornements, et que via nos glottes et nos sphincters se déploie une sorte d’adelphité organique à travers les siècles !

La scénographie imaginée et conçue par Mathieu Lorry Dupuy occupe une place importante dans le projet, quels espaces concrets et symboliques représentent ce tumulus au centre du plateau ?

François Chaignaud & Geoffroy Jourdain : Un tumulus apparaît toujours de manière singulière dans un paysage. Il est difficile de percevoir où s’arrête la fabrication humaine, propre au geste architectural, et le recouvrement de la nature, ce qui relève du « sauvage ». Cette indistinction – du geste humain volontaire au geste naturel passif – a guidé notre travail, la manière dont les corps se conduisent, comment les interprètes activent ou ressentent la musique. Les chants du spectacle ont invité de fait cette communauté à circuler sur le plateau. La nécessité d’un mouvement permanent s’est imposée, avec des passages entre apparition et disparition, ascension et descente. Le plateau s’est presque gonflé de lui-même ! A la manière du tumulus qui est un état de la nature, absorbant, presque adoucissant.

Le tumulus est une construction que l’on perçoit comme hors du temps, à la fois figée dans son architecture, mais aussi vivante et organique, les polyphonies sacrées partagent d’une certaine façon cette dialectique de temporalité, quelle relation au temps avez-vous souhaité soulever ou questionner dans cette création ? 

François Chaignaud & Geoffroy Jourdain : Le tumulus s’est imposé par cette intention humaine de circonscrire la mort, tout en étant rattrapé par l’organique. Il a également surgi au milieu d’un croisement ; le croisement entre horizontalité et verticalité qui est propre au grand contrepoint de la Renaissance : il s’agit d’une écriture conçue essentiellement du point de vue horizontal (comme dans un canon, par exemple), mais dont la complexité des entrelacs mélodiques, dès lors que l’on écrit pour plusieurs voix, crée des harmonies qui induisent le principe de verticalité. La pensée polyphonique de cette période est le reflet d’un ordre cosmique, et prend tout son sens dans la proximité qu’elle entretient avec l’astronomie, l’architecture et l’arithmétique. Ce terme de tumulus met aussi en exergue le fait que certaines lignes sont « recouvertes » par d’autres lignes. Bien qu’écrites, elles sont cachées, sédimentées, absorbées par le collectif… Un peu comme le spectacle lui-même, qui est le résultat de toutes les couches de ce temps long (les répétitions-ateliers se sont jalonnés sur plus de deux années !) passé à imaginer ensemble, à pratiquer, à s’initier, à expérimenter de possibles écritures en découvrant nos potentialités.

Conception François Chaignaud, Geoffroy Jourdain, Avec Simon Bailly, Mario Barrantes, Florence Gengoul, Myriam Jarmache, Evann Loget-Raymond, Marie Picaut, Alan Picol, Antoine Roux-Briffaud, Vivien Simon, Maryfé Singy, Ryan Veillet, Aure Wachter, Daniel Wendler. Dramaturgie Baudouin Woehl. Assistante à la chorégraphie Anna Chirescu. Scénographie Mathieu Lorry Dupuy. Lumière Philippe Gladieux, Anthony Merlaud. Costumes Romain Brau. Photo © Christophe Raynaud de Lage.

Le 16 novembre, à Points communs à Cergy-Pontoise
Le 18 novembre, au Théâtre de Saint-Quentin-en-Yvelines
Du 24 au 27 novembre, à La Villette à Paris
Le 30 novembre, à la Maison de la Culture de Bourges
Les 3 et 4 décembre, à Malraux Scène nationale Chambéry Savoie