Photo Matt et Moi crédit Laurent Paillier

Carole Bordes, Matt et Moi

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 18 mars 2023

Reconnu pour être l’un des pères de la danse jazz et pour son enseignement pédagogique, Matt Mattox a marqué toute une génération de danseur·euses. Ancienne élève de Matt Mattox, la danseuse et chorégraphe Carole Bordes a mené ces dernières années une longue recherche sur le travail de l’artiste qui a abouti à plusieurs conférences spectaculaires et à la création Matt et Moi. Entre documentaire et fiction, ce duo avec le musicien Samuel Ber est l’occasion pour elle de confronter son histoire intime de la danse Mattox avec la grande Histoire. Mêlant archives, témoignages et pratique, elle y traverse et interroge la danse de Mattox pour créer de nouvelles perspectives sur cet héritage chorégraphique. Dans cet entretien, Carole Bordes retrace le cheminement de ce projet au long cours et partage ses réflexions sur ce patrimoine de la danse toujours vivant.

Matt et moi s’inscrit dans une série de projets autour du travail de Matt Mattox. Pourriez-vous revenir sur l’histoire et les enjeux de cette recherche ?

En effet, Matt et Moi est la pièce centrale d’un puzzle qui s’est assemblé au fil des années. Cette « auto-fiction » est le résultat d’une large étude menée dans le cadre de l’Aide à la Recherche et au Patrimoine du Centre National de la Danse. J’ai eu besoin de passer par des protocoles qui me permettraient de poser un regard neuf sur l’œuvre du danseur, chorégraphe, pédagogue Matt Mattox, aussi de me détacher de la personnalité que j’avais connu vingt ans auparavant. Au départ, l’élan était très personnel : j’avais besoin de revenir aux sources et de comprendre comment m’en ré-emparer aujourd’hui en tant qu’auteure. Et puis, très vite, j’ai trouvé important de rendre visible un éventail d’archives qui puissent ré-actualiser les connaissances sur le travail de Mattox ainsi que de les partager au plus grand nombre. Concrètement, mon travail consistait à rassembler les archives existantes, d’aller en découvrir de nouvelles, en Europe et aux États-Unis. J’ai également interviewé une soixantaine de personnalités de la danse qui pouvaient partager leur témoignage sur le paysage chorégraphique de l’époque et leur vécu plus ou moins proche de Matt Mattox. J’ai tout simplement associé et analysé ces différents matériaux afin de répondre aux questions que je me posais. À partir de cette recherche, j’ai conçu trois conférences : La danse, le Jazz, Mattox , Figure de Maître , Au cœur du geste. Je suis également invitée à partager la gestuelle lors de workshop et masterclass, mon but n’étant pas d’enseigner la méthode en elle-même mais plutôt d’en extraire les grands principes afin de donner des pistes aux danseur·euses que je rencontre. Aujourd’hui, le fait de porter ce geste et d’en déployer les possibles me permet de réconcilier le passé et le présent pour défendre quelque chose qui me dépasse.

Vous avez été élève de Matt Mattox. Comment avez-vous rencontré sa danse ?

Je suis, malgré moi, descendante de Mattox. J’ai commencé la pratique dans une petite école de danse de banlieue et ma professeure avait été formée par les danseur·euses de la compagnie parisienne de Matt. À partir de quatre ans, sans le savoir, j’apprenais au rythme du tambourin, je faisais des isolations, j’apprenais les chemins de corps de Mattox. Bien sûr, j’ai fait beaucoup de danse classique et j’étais influencée par les danseur·euses hip-hop avec qui je grandissais… Mais ce qui me plaisait, c’était Mattox ! Adolescente, j’allais prendre les stages avec Sadok Kechana, Raza Hammadi, puis j’ai rencontré Sylvie Duchesne (élève, interprète du Ballet Jazz Art et notatrice Laban) qui m’a prise sous son aile et qui m’a amenée aux stages de Matt aux quatre coins de la France. J’ai énormément de souvenirs de ces ateliers : j’avais quinze ans, je me revois encore derrière la première ligne, ceux qui suivaient le professeur depuis des années et sur qui il comptait pour « démontrer » comme il disait. Le plus marquant pour moi, c’est la puissance de la batterie live, la puissance du groupe qui part en unisson sur un même accent. Je me souviens exactement des sensations, celle d’être transcendée, portée par toute cette énergie.

Pourriez-vous nous partager quelques souvenirs de Matt Mattox ?

Matt avait déjà autour de quatre-vingt ans lorsque j’ai commencé à suivre ses cours. J’ai encore la sensation de me retrouver face à un géant. C’était le genre de personnalité dont la présence dans une pièce change l’atmosphère. Il était entier, passionné. Également très exigeant et pouvait se mettre en colère quand quelqu’un n’était pas là où il pensait qu’il devait être, mais toujours avec bienveillance. S’il était dur, c’était parce qu’il croyait dans la capacité des danseur·euses à se surpasser. Dans un cours de cinquante personnes, il voyait tout le monde et il lui arrivait parfois, même après quarante ans d’enseignement, de prendre une personne par la main, de se mettre à côté d’elle pour lui montrer plusieurs fois un mouvement. Il fallait le voir transmettre, le voir danser, même à son âge, il était vraiment inspirant. Les danseur-ses venaient d’ailleurs de plusieurs pays d’Europe (Italie, Allemagne, Norvège) pour prendre ses cours. Il était très suivi, adoré, voire idolâtré par ses élèves. Si je l’ai mis moi aussi sur un piédestal pendant des années, désacraliser le Maître a été nécessaire pendant cette recherche.

Comment pourriez-vous résumer la pensée chorégraphique particulière à Matt Mattox ?

La pensée chorégraphique de Mattox est très simple : le mouvement et le vivant. Au fil des années, Matt a élaboré une technique pour former le·la danseur·euse-interprète. Il a, avant tout, créé une gestuelle très singulière. On décrit souvent une organicité féline, sensuelle, tout en y incluant des attaques électriques et extrêmement virtuoses. Le tout dans une grande aisance. Dans son concept, Matt Mattox synthétise les différentes gestuelles rencontrées aux États-Unis comme les claquettes, les danses classique et moderne ainsi que les danses ethniques indiennes, russes, flamenco, rencontrées auprès de Jack Cole, lui-même issu de la Denishawn School. Dans ses créations, il s’inspirait beaucoup du présent, du vécu avec ses interprètes, ou bien faisait référence à une lecture, une œuvre plastique. Quoi qu’il en soit, son propos évoquait toujours les rapports humains.

Comment expliquez-vous que le nom de Mattox trouve moins d’écho aujourd’hui que d’autres chorégraphes pédagogues de son époque ?

De 1960 au début des années 1980, Matt Mattox faisait partie des figures novatrices de la danse. C’est difficile d’expliquer rapidement cet « oubli » par la suite, mais je peux partager ce qui ressort de mes recherches. Du côté de la transmission, on se trouve face à une méthode diffusée à grande échelle en France et en Europe mais qui n’a pas fait école. Matt Mattox lui-même n’a pas souhaité créer une formation spécifique et les institutions ne l’y ont pas invité. De ce fait, la méthode Mattox a été généralement transmise durant des stages et la forme a pris le dessus sur le fond. Cette gestuelle technique et complexe a donc souvent été mal interprétée, caricaturée voire appauvrie. Du côté de la création, il a peu cru en lui en tant que chorégraphe et arrivé à soixante ans, en quittant Paris et la Compagnie Jazz Art qu’il venait de remonter, on raconte qu’il était fatigué et que son caractère très humble ne l’a pas amené à chercher la reconnaissance. Une autre piste de réflexion concerne l’époque. Dans le contexte post 68, la France se construit autrement : on a plutôt envie de s’affranchir de la figure du maître et de s’inscrire davantage dans un rapport horizontal. À l’époque à laquelle la danse contemporaine fait ses premiers pas, Mattox, fraîchement arrivé en Europe, représente l’inverse. On parle de lui comme d’un « modèle », du « père de la danse jazz », il rassemble certaines caractéristiques du maître de ballet classique. Donc, même s’il est très suivi par une partie de la communauté, une autre partie s’est sans doute construite en réaction en inventant un nouveau modèle plus collaboratif.

Paradoxalement, le travail de fond qu’a réalisé Mattox a imprégné les corps et les consciences….

En effet, je pense que chaque danseur·euse aujourd’hui, s’il n’a pas pris un cours, a traversé un exercice ou une pensée de Mattox, parfois sans le savoir. Ce que l’on prend pour acquis dans la construction du cours et des fondamentaux de la danse jazz vient souvent de l’enseignement de Mattox. Tout le travail d’isolation, de dissociation, de coordination des parties du corps, nécessitant une perception fine de l’anatomie, est mis en place par Mattox avec la création de sa barre autour de 1958. Avant lui, personne ne s’était penché sur la création d’exercices de ce type, d’autant plus quand ils s’organisent en polyrythmie. La musicalité dont on s’imprègne facilement avec le batteur-accompagnateur pendant le cours amène un rapport poussé à la musique, avec des phrases de différentes durées dans un même exercice par exemple, des changements de tempo, une diversité de rythmes. Les exercices de défi-virtuose : les tours, sauts, descentes au sol et autres enchaînements complexes sont répétés et amenés d’une certaine manière par Matt. Le moment de composition instantanée du professeur qui suit la barre et amènent à l’enchaînement est particulier à Matt Mattox. Cet agencement de cours lui-même est imprimé dans les mémoires, je dirais même qu’une certaine philosophie, un engagement dans la danse est resté, encore aujourd’hui. Il faut rappeler que la danse jazz demeure la danse la plus enseignée dans le milieu amateur. Son travail s’est donc diffusé discrètement mais considérablement dans les écoles et même si l’on ne cite plus la source aujourd’hui, il a indéniablement marqué l’inconscient collectif de manière indélébile.

Quelles places occupent les archives dans le processus de votre recherche ?

J’ai enquêté auprès d’une soixantaine de personnes pour recueillir des informations, d’Oslo à Rome en passant par Colombes et Perpignan. J’ai entretenu des relations épistolaires, fait des visios jusqu’aux États-Unis à la recherche d’archives et d’anecdotes. Une des plus belles trouvailles reste pour moi une vidéo de répétition en noir et blanc du Repertory Dance Theater à Salt Lake City (Utah) datant de 1973. On y voit le chorégraphe danser sa pièce avec son assistante et femme de l’époque Annette Jalilova puis une seconde partie où six danseur·euses interprètent la pièce à leur tour. On les entend rire, faire des blagues et applaudir, on sent la joie de danser, de se retrouver. J’ai pu accéder aussi à des photos de Londres, de Cologne ou du Scapino Ballet où Matt avait également été invité à chorégraphier. J’ai collecté de nombreux articles de presse, aux États-Unis, en Europe, qui m’ont amené à tisser des liens jusqu’en Australie. Il y avait également beaucoup de vidéos de cours de danse filmés à différentes époques de 1960 à 2010. Évidemment, j’ai eu envie d’incorporer ces différents matériaux d’archive. À l’aide d’un petit vidéoprojecteur, j’ai pu quotidiennement me glisser dans la peau des danseur·euses à l’image, comme un cours en visio en direct avec le passé. C’était une nécessité pour moi d’intégrer physiquement, d’imprimer dans mon corps, ces images, cet univers sonore, j’avais comme envie de rattraper le temps…

Comment avez-vous mis en pratique ces matériaux lors du processus de recherche ? Pourriez-vous revenir sur le processus de création de Matt et moi ?

Un hommage ne m’aurait pas suffi, il fallait revenir à la matière première, la traverser pleinement et totalement pour en garder l’essence et l’amener ailleurs. Plutôt que la forme, j’ai choisi d’identifier quatre grands principes de la gestuelle Mattox : qualités en tension-détente, isolations comme moteur de mouvement,  défi virtuose, musicalité complexe. Ensuite, je me suis emparée de ce qui me parle. Physiologiquement, un rapport au sol très animal avec un centre bas, tout en fluidité et attaques me correspond. La mécanique complexe partant d’isolations spécifiques de parties du corps et son potentiel de ré-organisation du mouvement me permettent d’articuler une gestuelle fine et précise. Un rapport à la musique tissant d’infinies partitions dansées entre rythme et mélodie fait partie de l’ADN de ma recherche. Et surtout, le potentiel libératoire, grisant, lié au défi, au jeu m’invite à «l’empowerment» et anime ma démarche artistique. J’avais déjà remarqué que je faisais naturellement des choix dans ce qui me restait de cette danse mais j’ai eu besoin de prendre le temps d’analyser en profondeur et de manière exhaustive. Pour la scénographie, j’avais envie que Matt soit là avec nous au plateau, sans en faire un « totem » ou un catalogue d’archives. J’avais des images, des sensations, des questions à résoudre, des choses à dire… Enfin, ce qui était déterminant dans la création de la pièce était la rencontre avec un musicien-batteur avec qui partager cette recherche.

Quelle place occupe la musique dans la pratique Mattox ? Comment avez-vous travaillé avec ce médium pour Matt et moi ?

Chez Mattox, danse et musique fonctionnent en interrelation. Soit la musique « collait » au mouvement : le musicien accompagnateur jouait en fonction des exercices, soit Matt écoutait une musique et le mouvement trouvait son essence en fonction d’elle. À ma connaissance, dans les années 50-60, la musique et la danse se construisaient côte à côte, dans une dynamique de composition instantanée. C’était donc naturel pour des danseur·euses qui ont connu l’âge d’or du jazz aux États-Unis d’écouter la musique et d’improviser dessus. Paradoxalement, Matt en parlait peu. Peut-être par évidence, sans doute parce qu’il la rendait visible. Pour Matt et moi, je souhaitais collaborer avec un musicien-créateur.  Durant le programme de « L’incubateur » à Royaumont début 2021, le batteur belge Samuel Ber a expérimenté avec moi. J’ai trouvé à travers sa virtuosité et sa créativité, quelqu’un qui me pousse à me dépasser aussi dans ma danse. Au début de nos recherches, nous avons commencé par partager des improvisations très libres pendant lesquelles se créaient des points de rencontres, des « paysages communs », etc. Nous sommes aussi très vite entrés au cœur des « exercices Mattox » afin de maîtriser cette matière avant de la déconstruire. Nous avions la ferme intention d’inventer ensemble ce que serait « notre jazz » aujourd’hui.

Aujourd’hui, après cette plongée dans le travail de Matt Mattox, quel nouveau regard portez-vous sur cette pratique ? Comment raisonne-t-elle avec notre époque et les « pratiques contemporaines » ?

Il faut parfois que les choses s’éteignent pour réapparaître autrement. L’art de la danse n’échappe apparemment pas à cette règle. Depuis le début de ma recherche, avec la mise en pratique, la transmission, la création, j’ai pris conscience que les effets de mode ne sont rien : un geste, lorsqu’il est juste, il le reste. C’est dans la formation et la transmission que se trouvent aujourd’hui le plus de traces du travail de Mattox. Ce qui subsiste dans les chemins du geste est difficilement perceptible et a très vite préféré être effacé car perçu par certains comme ringard. Là où je fais un parallèle, c’est dans l’apport du métissage qu’il a grandement insufflé à son arrivée en Europe. On m’a souvent demandé si j’étais formée au Gaga (méthode créée par Ohad Naharin, chorégraphe israélien populaire ces vingt dernières années) car on peut voir en effet des similitudes avec Mattox dans la physicalité, le rapport au sol et la sensualité de ces deux gestuelles… Je pense aussi que le métissage présent aujourd’hui sur scène est révélateur. N’est-ce pas l’essence-même de l’art ? Expérimenter, emprunter, transformer, s’approprier le mouvement de l’autre, créoliser et pousser les limites…  Cette circulation de gestes et de figures fait écho pour moi à ce que Matt a vécu quand dans les années 50. Les artistes, en voyageant, étaient en quête d’innovation ainsi que d’un certain exotisme. Matt Mattox a lui aussi synthétisé différents styles de danse pour en faire une matière inédite. L’histoire de l’art est ainsi faite de syncrétisme, de citation. Fort naïf celui qui croit inventer ! Et prendre conscience de toute l’épaisseur du temps, des ingrédients, des éléments qui nous constituent est le premier pas vers la création. En échangeant avec des professionnel·les du milieu de la danse contemporaine, j’ai été très agréablement surprise de constater que beaucoup entretiennent une histoire singulière avec la danse jazz et que les danseur·euses d’aujourd’hui portent un regard neuf sur ce courant. Je crois que, finalement, il y aura toujours un goût, une attirance pour ce corps explosif, virtuose, fougueux, puissant et joyeux. Matt nous le demandait d’ailleurs souvent : on reprend, encore une fois mais « avec la joie » !

Matt et Moi, Chorégraphie et interprétation : Carole Bordes. Batterie live : Samuel Ber. Regard extérieur : Jean Gaudin. Scénographie vidéo : Johann Fournier. Création lumière : Benjamin Forgues. Création costume : Coline Galeazzi et Maria Filali. Création sonore : Jonathan Bénisty. Accompagnement au jeu : Thierry Bilisko. Photo Laurent Paillier.

Conférence Danser Mattox, le 22 mars, MAC de Sallaumines
Matt et Moi, les 23 et 25 mars, MAC de Sallaumines
Matt et Moi, le 24 mars, Collectif 12, Mantes la Jolie

Conférence Danser Mattox, le 1er avril, Conservatoire d’Enghien-les-bains
Matt et Moi, le 15 avril, Les Passerelles, Pontault-Combault
Matt et Moi, le 9 juin, Points Communs, Scène Nationale Cergy