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2025.09 Volmir Cordeiro, Parterre

Par Wilson Le Personnic

Publié le 27 septembre 2025

Entretien avec Volmir Cordeiro
Propos recueillis par Wilson Le Personnic
Septembre 2025

Volmir, tu développes tes propres projets depuis maintenant plusieurs années. Peux-tu partager certaines réflexions qui traversent aujourd’hui ta recherche chorégraphique ?

Depuis mes premiers solos jusqu’à Parterre, je reviens toujours à la même interrogation : l’espace. Pas seulement l’espace abstrait, mais la place concrète qu’on occupe, qu’on nous accorde ou qu’on doit inventer. C’est ce fil qui traverse Ciel, Rue, Trottoir, Métropole, Abri, et aujourd’hui Parterre. J’ai besoin, à chaque création, d’interroger cette relation entre le corps et l’espace qu’il habite. Où et comment un corps prend-il place, avec quelles forces, quelles limites, quels droits d’existence ? Je m’intéresse à ce qui est relégué sur le côté, aux gestes marginalisés ou considérés comme mineurs. Des gestes qui pourraient disparaître, mais auxquels je veux redonner une valeur en les mettant sur scène. Pour moi, la marge n’est pas un déficit, c’est un endroit fertile, un moteur qui permet de réinventer du sens. Cette idée s’articule aussi à mon rapport à la figure et au costume. S’habiller n’est pas, pour moi, une simple parure : c’est un rite d’entrée dans l’espace, un « muscle supplémentaire » qui modifie l’équilibre, altère la perception de soi, impose une nouvelle physicalité. Le costume convoque des personnages autant qu’il les contrarie : il protège, encombre, mais il donne au geste une intensité qui dépasse le simple mouvement. Un autre axe important, c’est l’adresse. J’ai un rapport très direct au public. J’aime regarder la salle, sentir la circulation des regards, chercher à créer une communauté provisoire, rappeler que la salle est elle aussi un espace spectaculaire. À mes yeux, c’est ce jeu de circulation du regard et de l’énergie qui transforme la danse en expérience partagée. Enfin, je retrouve souvent une dimension carnavalesque dans mon travail. Le carnaval, c’est la suspension de la norme, le tumulte, la permissivité, l’excès. C’est un espace de conflit, mais aussi de joie et d’oubli. En convoquant cette énergie, mes pièces s’emplissent d’une utopie colorée, d’une vitalité qui déborde. J’aime penser cet espace d’excès comme un endroit où l’on peut se réinventer en permanence, où l’on peut être ensemble autrement, dans une forme de liberté.

Dans ta nouvelle création Parterre, tu envisages le sol comme terrain de jeu, de lutte et de rassemblement. Peux-tu retracer la genèse et l’histoire de ce projet ?

Quand j’ai commencé à imaginer Parterre, je me suis demandé comment la danse pouvait traduire des rapports de classe. J’avais envie de mettre en lumière ces hiérarchies sociales qui déterminent la place que nous occupons dans la société : selon notre accent, notre héritage, nos manières de faire ou même nos vêtements. En tant que transfuge de classe, cette question me traverse intimement. J’ai voulu la porter sur le plateau en explorant non seulement ce qui produit la marge, mais aussi ce qui surgit comme une marge, comme étrangeté dans un paysage normé. Dans mes recherches, le terme de parterre m’a semblé décisif. Historiquement, il désignait l’espace réservé au peuple, souvent debout, entassé devant la scène, dans des conditions très différentes des spectateurs plus aisés. Le public y réagissait sans filtre, mangeait, parlait, riait, il exprimait ses désirs et ses colères. Le parterre représentait une force collective capable de déborder l’ordre théâtral et social. Pour moi, il était une métaphore d’un « sol commun » où les différences se frottent, où la marge reprend sa place. En parallèle, une autre image s’est imposée : celle du carnaval. Là aussi, on retrouve l’idée d’une foule compacte, d’un moment où les hiérarchies vacillent et où les corps s’entravent, s’embrassent, s’affrontent. Il ouvre un temps où les règles s’inversent, où la critique sociale peut s’exprimer par la fête, l’excès ouvre une brèche de liberté. C’est une expérience de mélange, de confusion joyeuse, mais aussi de conflit et de débordement. Le carnaval m’a offert une manière de penser la pièce comme un espace de tumulte et de suspension des normes, un espace qui peut être à la fois terrain de lutte et de fête.

Comment as-tu initié la recherche en studio ? Quelles ont été les premières expérimentations avec les interprètes ?

Dès le début, j’ai eu envie d’aborder la recherche par l’idée de « motifs sociaux ». J’avais en tête l’idée que chaque interprète puisse développer un solo porteur d’un « motif social », c’est-à-dire un geste ou une attitude qui renvoie à une manière de vivre, à une condition, à une inscription dans le monde. Chaque interprète s’est vu associé à une figure, non pas un rôle au sens théâtral, mais une énergie sociale, un geste qui pouvait faire résonner des réalités plus larges. Lucia, d’abord inspirée par la figure de Mère Courage, confrontée à la guerre et à ses pertes, a peu à peu évolué vers une présence plus chamanique, Marius a travaillé à partir de gestes de vitesse et de glissement. Sa danse évoque l’énergie de la rue, les courses effrénées, l’asphalte traversé par des circulations incessantes. Cassandre, de son côté, donne à voir une expressivité débordante, excessive, presque démesurée. Sa danse se situe à la frontière du théâtre de rue et des formes populaires. Élie travaillait dans une physicalité viscérale. Ses gestes sont traversés par la lutte, des forces brutes, mais aussi par une sensualité profonde. Quant à moi, ma figure s’est construite dans un rapport constant au sol. J’ai travaillé à partir de gestes simples et quotidiens, comme passer la serpillière. Ce geste domestique, loin d’être banal, est devenu un rituel : préparer l’espace, le nettoyer, le bénir. Ces figures, je les ai imaginé seul dans un premier temps lors d’une résidence préparatoire, mais c’est vraiment en studio, dans le dialogue avec les interprètes, qu’ils ont pris leur densité. Je voyais ces figures comme des entrées individuelles dans le parterre, des manières d’arriver sur ce sol commun avec des histoires, des gestes, des désirs différents. Le processus consistait à improviser longuement autour de ces imaginaires, à écrire ensuite ce que nous avions traversé, puis à transformer cette matière en vocabulaire chorégraphique. Le travail collectif a ensuite consisté à faire dialoguer ces motifs. Je voulais que le spectateur ait la sensation d’être témoin de fragments qui s’agrègent, qu’il reconnaisse des gestes vus auparavant et qu’il perçoive comment les différences se combinent ou se heurtent. C’était une manière de donner forme à une question centrale : comment une communauté se construit-elle, malgré les hiérarchies, les classifications, les regards qui jugent ? Car derrière chaque solo, il y avait aussi la question du regard social : ce regard qui classe, qui hiérarchise, qui décide de la valeur de l’autre. Je voulais que Parterre expose cette tension entre singularité et communauté, entre hiérarchies visibles et désir d’égalité. C’est dans cette dialectique que la pièce a trouvé son moteur : partir de gestes marginaux ou ordinaires, et leur donner la puissance d’un langage commun.

Dans Parterre, comme dans d’autres pièces, le travail sonore a été pensé comme un véritable partenaire de jeu pour la danse. Peux-tu donner un aperçu de ta collaboration avec le musicien Loup Gangloff ? 

Dans Parterre, comme dans mes autres créations, la musique joue le rôle d’un véritable moteur, indispensable à la danse. Depuis longtemps, j’aime que le son amène une dimension rituelle, populaire, une chaleur immédiate. J’ai souvent cherché la présence du live : percussions, souffle, voix, instruments capables d’apporter une dimension rituelle et de transformer la perception du plateau. Mais pour cette création, j’ai souhaité explorer une autre forme de présence, en collaborant avec Loup, créateur sonore. Dès nos premiers échanges, Loup a proposé l’image du DJ, mais pas le DJ lisse qui enchaîne les tubes, plutôt un DJ qui déraille, qui trébuche, qui se laisse emporter par la danse au point de perdre le contrôle. Cette idée a immédiatement fait écho à l’imaginaire du dance floor et du carnaval : une dimension festive, populaire, où la musique entraîne, qui met les corps en mouvement et qui, parfois, les dépasse. J’ai commencé par proposer à chaque interprète d’apporter une musique qui lui donnait du plaisir. Nous dansions ensemble sur ces morceaux, comme un échauffement, un moment de partage. C’était une manière de développer un vocabulaire commun à partir d’expériences très personnelles, mais aussi de ramener le plaisir, la joie brute de danser, au cœur de la création. Certaines musiques ont été transformées par Loup, d’autres gardées presque intactes, mais toutes ont servi de point de départ pour écrire les solos. Ensuite, Loup a composé une matière sonore originale, des textures sonores inédites : percussives, industrielles, parfois presque mécaniques. La musique est devenue un moteur d’intensité, capable de faire basculer l’énergie d’une scène, de transformer la perception d’un geste, ou d’intensifier une atmosphère. À mesure que la pièce avance, la bande sonore accompagne la transformation des corps : la sueur qui s’impose, les gestes qui s’alourdissent ou s’ouvrent à l’excès. Le son participe à l’expérience collective, il invite le public à entrer dans ce même état de fête et de débordement. Cette dimension carnavalesque de la musique est pour moi fondamentale : elle conduit la pièce vers sa puissance rituelle et festive, devenant le moteur d’un flux de désir, de chaleur et de tumulte.

Pour Parterre, tu as collaboré avec Rubén Pioline Aronian qui a conçu des costumes à partir de matériaux recyclés. Comment vos univers se sont-ils rejoints pour ce projet ?

J’ai eu envie de travailler avec Rubén Pioline Aronian parce que j’étais profondément touché par sa manière de transformer des matériaux pauvres en objets de poésie. Il travaille par exemple avec des chambres à air, des tuyaux, des filets, des bâches en plastique. Il parvient à donner une dimension presque sculpturale à des éléments que l’on associe d’ordinaire au rebut. Cette approche rejoignait faisait parfaitement échos à mes propres préoccupations pour Parterre. La pièce est traversée par la question de la classe sociale, par cette tension entre ce qui est jugé noble et ce qui est perçu comme vulgaire, entre grandeur et pauvreté. Les costumes de Rubén incarnent parfaitement ce paradoxe : ils produisent des silhouettes volumineuses, presque aristocratiques, avec des objets qui viennent de la rue. Un autre point commun essentiel est notre intérêt pour la figure du clown et pour la dimension de dérision que peut porter le costume. Dans mon travail, l’habit est toujours un partenaire chorégraphique : il modifie la gestuelle, impose une résistance, devient un moteur dramaturgique. Chez Rubén, je retrouvais cette même dimension : ses costumes sont des figures en soi, des présences presque autonomes. Ils convoquent des imaginaires puissants, de la sculpture à la caricature, tout en laissant une grande liberté d’appropriation aux interprètes. Collaborer avec lui, c’était donc l’occasion de croiser deux univers qui partagent un même désir : faire du costume un lieu de lutte et de transformation.

Quelles forces ou puissances nouvelles les costumes donnent-ils aux interprètes ?

Les costumes se distinguent d’abord par leur volume. Ils amplifient les corps, épaississent les silhouettes, ajoutent du poids et de la matière. Certaines jupes superposées, certains pantalons gonflés de plastique ou encore des vestes exagérées donnent aux interprètes une allure à la fois imposante et vulnérable. Ce volume agit comme un fardeau : il attire le corps vers le sol, l’oblige à se courber, à chercher d’autres appuis. Dans une pièce qui interroge notre rapport au « parterre », ce lien physique entre poids, sol et gravité me paraissait intéressant. Chaque interprète a trouvé dans son costume une figure singulière. Les costumes ne sont jamais de simples ornements : ils sont des partenaires chorégraphiques. Ils résistent aux corps, contraignent les gestes, imposent d’autres postures. Ils peuvent provoquer de la gêne, mais aussi une puissance nouvelle. Ils obligent les interprètes à inventer des façons inédites de bouger. En ce sens, ils sont de véritables partenaires chorégraphiques : ils génèrent des gestes nouveaux, des états différents, une énergie particulière. Le corps est altéré, mais dans cette altération, il gagne une expressivité inattendue. Il y a aussi une dimension plus intime : le costume désinhibe. Il provoque du jeu, de la drôlerie, une liberté presque enfantine. Il permet de s’autoriser des gestes qu’on n’oserait pas autrement, d’oser le ridicule ou l’excès, de chercher l’étrangeté. À mesure que la danse s’intensifie, que la sueur et la fatigue s’accumulent, la chair reprend peu à peu le dessus. C’est une métamorphose qui fait écho au carnaval : après l’excès des apparences, la vérité des corps réapparaît, transformés par l’expérience.

Peux-tu donner un aperçu du processus chorégraphique de Parterre ? 

Dès les premières répétition, j’ai eu envie d’imaginer le studio en un lieu d’expérimentation collective. Je suis arrivé avec quelques intuitions : l’idée du parterre comme lieu de tumulte, de rassemblement et de hiérarchie, mais aussi des figures sociales que j’avais imaginées pour chaque interprète. Ces figures n’étaient pas de simples rôles, elles étaient des points de départ pour explorer des gestes, des attitudes, des manières d’habiter l’espace. Ces moments ont généré une matière riche, que nous avons ensuite analysée, discutée, écrite, puis recomposée. Un des axes de recherche était le rapport au « bas du corps » : pieds, genoux, hanches. Nous avons aussi exploré des états de débordement : l’enthousiasme, la ferveur, la perte de contrôle. C’étaient des pratiques très simples mais puissantes, qui ouvraient une connexion directe avec le populaire et le carnavalesque. Nous avons aussi beaucoup travaillé sur le regard : la chorégraphie du regard qui scanne, qui juge, qui désigne la place de l’autre. À partir de ces matériaux, j’ai organisé des formes collectives : des géométries sociales dessinées au sol, des configurations qui rappellent autant les foules carnavalesques que les commissions d’ouverture des écoles de samba, chargées de préparer et d’enthousiasmer le public. Ces dispositifs permettaient de voir comment un groupe pouvait se composer, se hiérarchiser ou se dissoudre. Ainsi, Parterre est né d’un va-et-vient entre le travail des figures individuelles et la recherche de langages partagés. Le processus n’a pas consisté à imposer des images toutes faites, mais à créer des conditions où le conflit, l’érotisme, le plaisir et l’excès pouvaient apparaître. Dans cette tension entre improvisation et composition, entre solitude et communauté, s’est dessinée une chorégraphie qui tente de donner forme à la complexité du vivre-ensemble.

Dans Parterre, tu convoques la farce et le carnaval comme des formes de résistance. Comment ces traditions populaires nourrissent-elles ta réflexion politique ? Envisages-tu la création comme un laboratoire politique ?

La farce et le carnaval sont pour moi des formes de résistance parce qu’ils déplacent les codes établis. Le carnaval, en particulier, m’intéresse comme un espace de suspension : il permet d’oublier temporairement les règles, d’inverser les hiérarchies, de transformer la honte en fierté. L’excès, la dérision, le rire, l’érotisme et le tumulte y deviennent des forces de transformation. Il ouvre la possibilité de devenir autre, de se réinventer collectivement. Ce n’est pas un simple divertissement, mais un moment où la vie échappe à ses normes pour retrouver une énergie brute, vitale. Dans Parterre, j’ai cherché à convoquer cette force carnavalesque, non pour la reproduire, mais pour en faire un moteur de danse. Rire, pleurer, exagérer, s’autoriser la satire : tout cela fait partie du travail. Les interprètes ont été invités à explorer des états d’excès, de débordement, parfois proches du ridicule, parfois au contraire bouleversants. Le studio était un lieu où l’on pouvait se laisser traverser par ces intensités sans chercher à les contrôler comme des manières d’oser, de résister, de réactiver des gestes souvent marginalisés ou jugés inappropriés. C’est une manière de rappeler que la vie ne peut pas se réduire à ses contraintes normatives et qu’il existe toujours des interstices pour rejouer, subvertir, inventer d’autres façons d’être ensemble. En ce sens, la danse est politique. Non pas parce qu’elle illustre un message ou colle à une actualité, mais parce qu’elle travaille directement avec le corps, les affects et les relations. Danser, c’est redonner de la puissance à ce qui est fragile, marginalisé, jugé vulgaire ou voué à disparaître. C’est offrir un espace de visibilité et d’intensité à des gestes, à des présences qui ne trouvent pas leur place ailleurs. En ce sens, oui, la danse peut être un contre-pouvoir. Elle redonne de la puissance au corps, elle restaure une agentivité que le monde tend à réduire. Elle crée un espace où l’on peut rejouer la domination, mais sous une forme carnavalesque qui en souligne l’absurdité et ouvre d’autres possibles. Pour moi, la création chorégraphique est un laboratoire politique à cette échelle-là : elle ne délivre pas un discours, mais elle produit des expériences qui réorientent le regard, qui fortifient le corps et qui rouvrent la possibilité d’un être-ensemble autrement.

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