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2025.09 Marcela Santander Corvalán, Agwuas

Par Wilson Le Personnic

Publié le 23 septembre 2025

Entretien avec Marcela Santander Corvalán
Propos recueillis par Wilson Le Personnic
Septembre 2025

Marcela, tu développes ton travail depuis plus de dix ans. Quelles sont les réflexions ou les préoccupations qui traversent ton travail chorégraphique aujourd’hui ?

Depuis ma dernière création en 2022, un changement s’est opéré dans ma manière d’envisager l’acte chorégraphique. J’ai ressenti le besoin de redéfinir ce que signifie aujourd’hui « faire une pièce », non pas uniquement dans sa forme esthétique, mais dans ce qu’elle engage comme espace relationnel. Je ressens aujourd’hui le besoin urgent de concevoir des espaces où l’on vit une expérience sensible, relationnelle, partagée. La danse, dans ce cadre, n’est pas une finalité mais un médium, un moyen d’entrer en relation et de convoquer des formes de savoirs sensibles. C’est cette question de la relation qui m’anime aujourd’hui, relation à soi, à l’autre, au public, mais aussi aux récits, aux gestes oubliés, aux éléments. Le théâtre, tel que je l’envisage aujourd’hui, est avant tout un espace social, un lieu d’écoute et de transmission, une fabrique de pensée vivante. Au fil du temps, je me rends compte également que ma recherche est traversée par des motifs récurrents : je travaille inlassablement sur les gestes. Ceux qu’on oublie, ceux qu’on transmet, ceux qu’on rêve pour l’avenir. J’interroge les gestes de l’écoute, les gestes de survie, les gestes sensoriels qui réactivent notre rapport au monde. Ce sont ces gestes-là qui m’importent, parce qu’ils contiennent des savoirs, des mémoires, des devenirs. Parce qu’ils nous relient. Mon travail est une tentative de faire exister ces gestes-là, de les raviver à travers la danse et d’autres pratiques collectives. Mon travail est également profondément situé. Je viens d’Amérique latine, du Chili, et cette géographie conditionne mon rapport au monde. Mon corps porte en lui des mémoires et des savoirs, transmis ou non, appris ou pressentis, que je cherche à comprendre, à convoquer, à honorer. Mon travail consiste alors à partir de là, de ce que je suis, de ce que je porte, pour interroger ce qui n’a pas été transmis, de réveiller des savoirs anciens et tenter, à travers l’art, de les réinventer, non pas par nostalgie, mais pour ouvrir des futurs possibles.

Agwuas est le deuxième volet d’une trilogie entamée en 2022 avec la pièce Bocas de Oro. Peux-tu présenter cette trilogie et les fils conducteur de ce projet au long cours ?

Lorsque j’ai commencé à travailler sur Bocas de Oro, je n’avais pas encore formulé clairement l’intention d’un cycle en trois volets. C’est au fil du processus que s’est imposée l’évidence d’un projet au long cours, comme une nécessité intérieure qui dépassait le cadre d’une seule pièce. Mon travail est depuis longtemps habité par la question de l’archive, non pas seulement comme document à consulter, mais comme matière sensible, vivante, à écouter et interroger. J’ai éprouvé le besoin de sortir des archives classiques pour me tourner vers d’autres types de mémoires : celles des pierres, de la terre, de l’eau, du feu. Je parle aujourd’hui d’archives élémentaires, ou planétaires, qui ne se lisent pas avec les yeux ni par la pensée rationnelle, mais avec le corps, à travers l’écoute, le contact, et des formes de savoirs plus anciens, plus intuitifs. Cette approche a transformé mon rapport à la création. Je ne cherche plus à interpréter ou à représenter ces archives, mais à me mettre en état d’écoute, à recevoir ce qu’elles peuvent me transmettre. Il ne s’agit pas de saisir, mais de se laisser traverser. Dans ce mouvement, la danse devient une manière d’écouter, de traverser des mémoires non humaines et d’en faire émerger des gestes. Il ne s’agit pas d’apporter des réponses, mais de cultiver une posture de questionnement, de disponibilité. Dans ce sens, la trilogie devient un long processus d’écoute, une tentative de dialoguer avec les éléments qui nous composent et nous entourent. Avec Bocas de Oro, il s’agissait d’explorer la mémoire minérale, la pierre et la terre. Avec Agwuas, j’ai voulu lâcher prise, me laisser porter par un élément qui échappe, qui glisse, qui transforme. L’eau, par sa nature insaisissable, s’est imposée comme une évidence. Elle m’a permis de repenser la création comme un espace ouvert, traversé par des flux, un lieu d’intimité et de circulation.

Peux-tu retracer la genèse et l’histoire de cette nouvelle création ?

Agwuas est née dans un moment de bascule. La pièce s’est d’abord imposée comme une nécessité, au cœur d’une crise multiple, personnelle, artistique, politique. C’est une réponse intuitive à un état de débordement. L’eau s’est alors présentée comme un élément-refuge, une matière traversée d’émotions, de mémoires, de possibles. Mais derrière cette évidence, une intuition plus profonde persistait : celle d’une descente. Une plongée, à la fois réelle et symbolique, vers ce que l’eau pouvait réveiller : dans le corps, la mémoire, les récits personnels et collectifs. Le premier temps de recherche a eu lieu aux États-Unis, dans un environnement inattendu. J’étais alors en résidence à l’université de Bard, au bord du fleuve Hudson. J’étais là-bas pour enseigner, mais je disposais de temps, d’espace, de silence. Très vite, le fleuve est devenu un partenaire de travail. J’ai commencé à étudier le territoire sur lequel je me trouvais. Quels récits habitaient cette terre avant que l’université s’y installe ? J’ai découvert qu’elle appartenait autrefois au peuple Muhhekunneuw, dont le nom peut se traduire par « people of the waters that are never still ». Cette présence invisible, cette mémoire souterraine, a ouvert un espace de fiction. Elle m’a permis de créer des liens entre mon propre corps, les mémoires de l’eau, et ces histoires silencieuses. Dès lors, le studio ne suffisait plus : la recherche a débordé vers l’extérieur, au bord de l’eau, dans l’eau, avec l’eau, en dialogue aussi avec celles et ceux qui veillent à la protéger. Agwuas est donc née d’un lieu et d’une sensation, d’un espace extérieur et d’un mouvement intérieur. C’est un geste de descente, un mouvement vers l’intérieur, vers ce qui a été enfoui, oublié, dissous. Je crois que l’eau a permis cela. Elle m’a offert un état depuis lequel penser la création autrement : non plus comme une œuvre achevée, mais comme un espace relationnel et collectif. Agwuas est née de cette fluidité-là, de cette volonté de dissoudre les frontières entre les formats, entre les espaces, entre les corps.

Qu’est-ce qui t’a donné envie d’inviter Gérald Kurdian à partager cette traversée avec toi ?

Dès le début, j’ai senti qu’il ne s’agirait pas de mener une recherche documentée au sens classique, mais plutôt d’ouvrir un espace à l’intuition, à l’émotion, aux sensations et aux histoires qui nous traversent. Ce projet s’est développé autour de gestes fondamentaux : l’intuition, l’émotion, l’intimité, et la manière de nous relier aux histoires d’eaux. L’un des premiers gestes de la création a donc été relationnel : choisir avec qui je voulais traverser cette recherche. Il me fallait quelqu’un avec qui partager, sans filtre, cette recherche intime. J’ai immédiatement pensé à Gérald Kurdian, musicien·ne, chanteur·euse et ami·e. Son écoute, sa sensibilité et sa capacité à accueillir l’invisible pour en offrir une traduction musicale ont permis que ce processus se déploie dans un espace de confiance, d’intimité et de complicité artistique.. Je ne voulais pas entrer dans une démarche d’analyse ou d’érudition. J’avais besoin de quelqu’un qui accepte de fermer les yeux avec moi, de plonger dans l’écoute, dans une anatomie aquatique, dans des histoires anciennes et celles qui restent à inventer.

La création d’Agwuas s’est construite à partir d’un maillage de récits, de pratiques, de chants et de savoirs issus du Sud du Chili, mais aussi de lectures, d’échanges et de transmissions situées. Quels matériaux, références ou mémoires ont accompagné votre travail ?

L’un des premiers matériaux que j’ai partagé à Gérald est une danse traditionnelle chilienne : les Danzas Chinas. Une danse-prière pratiquée depuis des générations par des communautés rurales et maritimes. Elle remercie la mer, invoque la Vierge, accompagne les processions. Ce rituel physique, lent, répétitif, est traversé par un rythme entêtant. Nous avons choisi de la réinvestir à notre manière, de l’ouvrir à d’autres corporalités, en la dansant entre personnes queer, en sélectionnant certains motifs, en l’apprenant patiemment, physiquement, avant de la réécrire. Autour de cette danse, d’autres récits sont venus faire surface. Celui des deux serpents légendaires, Caï-Caï et Tren-Tren, qui expliquent pourquoi la mer et la terre se disputent le relief du Chili. Un conte d’origine, où l’eau devient une force vivante, imprévisible, souveraine. Cette histoire m’accompagne depuis l’enfance. Gérald a également partagé des fragments de mémoire liés à ses origines arméniennes, où existent aussi des rituels liés à l’eau. Ensemble, nous avons cherché les points d’écho entre nos histoires, nos territoires, nos gestes hérités. L’eau comme terrain commun. Deux livres ont particulièrement nourri cette recherche. Undrowned, de la poétesse queer afro-américaine Alexis Pauline Gumbs, un texte magnifique qui tisse une pensée queer et écologique en dialogue avec les mammifères marins. Et Light in the Dark de Gloria Anzaldúa, figure majeure chicana et pionnière de la pensée queer. Elle y développe notamment le concept d’« activisme spirituel ». Elle décrit l’acte de création comme une combinaison de pratiques contemplatives et de stratégies d’activisme politique, allant des actions de rue aux manifestations. Comme un·e activiste, l’artiste doit considérer chacun de ses gestes comme imbriqué dans les réalités structurelles. Je pense également à Maria Quiñelén, praticienne en médecine traditionnelle mapuche, qui m’accompagne depuis longtemps et m’a ouvert des perspectives sensibles sur le corps, les liens aux éléments et les formes de savoirs anciens, transmis oralement, en marge des savoirs académiques. Tous ces récits, ces gestes, ces références ont formé un terreau vivant, mouvant, que nous avons traversé et activé en cherchant toujours une manière de faire dialoguer les pratiques.

Dans Agwuas, comme dans Bocas de Oro, le texte, le chant et la matière sonore occupent une place fondamentale. Comment avez-vous abordé ces matériaux ?

Dans Agwuas, le texte, le chant et la matière sonore sont des extensions sensibles de la danse. Pour moi, le mouvement ne se limite pas au corps visible : il est aussi celui de la voix, des mots, des vibrations qui traversent l’espace et les corps. Dès le début du processus, j’ai souhaité que le travail musical soit traité à égalité avec le travail corporel. La voix, pour moi, est un mouvement. Elle traverse, elle relie, elle laisse des traces; elle porte les récits, elle guide les danses, elle génère de la mémoire. Elle appelle aussi les présences : celles des vivants, des absents, des éléments. Dans Agwuas, nous avons cherché à lui donner toute sa place, pas comme simple vecteur d’informations, mais comme matière sensible, politique et poétique. Dès les premières résidences, avec Gérald Kurdian, nous avons posé cette intention : construire ensemble un espace où la danse et la voix naîtraient du même souffle, du même désir de raconter, de partager, de transmettre. Cela impliquait de créer des chants ensemble, de composer des textes issus de récits intimes ou de mythologies, de faire dialoguer nos histoires, nos mémoires. Le chant est porteur d’un potentiel politique : il rassemble, il soigne, il résiste. Dans les pratiques collectives, dans les luttes, dans les traditions orales, la voix est un lieu de mémoire et d’émancipation. C’est dans cet esprit que nous avons écrit certains chants ensemble, d’autres ont été empruntés à des traditions, d’autres encore ont surgi dans l’intimité du studio. Tous participent d’une même volonté : créer un espace où la parole soit autant un geste qu’une adresse. Ces récits viennent dialoguer avec les archives sonores, les instruments en céramique de Vika Pacheco, des sons des profondeurs et des textures électroniques, les fanfares populaires, etc. Nous avons aussi voulu explorer une poétique de l’eau. Non pas l’eau paisible et fluide d’un imaginaire convenu, mais une eau trouble, chargée, capable de transporter des émotions profondes, des conflits, des savoirs oubliés. L’élément aquatique a guidé notre manière de concevoir l’espace sonore comme un lieu immersif, traversé par les voix, les affects, les transformations.

Pour Agwuas, tu as développé une série de pratiques corporelles en lien étroit avec l’eau. Peux-tu donner un aperçu du processus chorégraphique ?

L’objectif n’était pas d’illustrer cet élément, mais d’en éprouver la mémoire dans le corps, d’en faire émerger les rythmes, les états, les imaginaires. L’expérience de la plongée a joué un rôle déterminant dans cette recherche. J’ai commencé à pratiquer en Guadeloupe, au moment où je débutais le travail autour d’Agwuas. Cette première immersion a été une révélation : je n’avais jamais rien vécu d’aussi proche de la danse. Sous l’eau, le corps retrouve une forme de gravité modifiée, une suspension, une lenteur extrême. L’apaisement réduit le rythme cardiaque et ralentit le métabolisme, ce qui facilite la descente et prolonge la durée de la réserve d’air. Cela nécessite une écoute très fine de soi, de ses sensations, de sa respiration, une conscience corporelle radicale. Ce lien entre la plongée et la danse m’a conduite à imaginer une « anatomie aquatique », une manière de réveiller la colonne vertébrale comme une onde continue, un battement archaïque. J’ai également inventé une pratique somatique que j’appelle devenir amphibien. Elle consiste à travailler sur le mouvement ondulatoire de la colonne, depuis le coccyx jusqu’à la base du crâne, en traversant différentes strates : os, fascias, organes, cellules. Le corps est composé d’environ 70 % d’eau ; il s’agissait donc de convoquer cette réalité biologique comme moteur de sensation, et non comme simple métaphore. Cette approche somatique, inspirée notamment de pratiques comme le continuum movement, m’a permis de composer une danse lente, profonde, quasi méditative, qui accompagne progressivement le passage de l’horizontale à la verticale, du flottement à la marche. Parallèlement, j’ai souhaité faire dialoguer cette recherche somatique avec certains motifs issus de danses traditionnelles sud-américaines : celles des ports de pêche du Chili, des fêtes andines, des processions populaires. Il ne s’agissait pas de les reproduire à l’identique, mais de les réinterpréter à partir de nos corps, de nos réalités, de notre époque. Avec Gérald, nous avons aussi travaillé à faire émerger des figures que nous avons appelées créatures de l’eau. Ce sont des présences hybrides, sensibles, sensuelles et érotiques, inspirées par des mythologies, des mémoires aquatiques, et portées par un désir de ré-enchanter le corps. Ces figures émergent à la croisée de l’humain et de l’animal, du terrestre et du marin, du mythe et du présent. Elles incarnent notre désir d’écouter les voix de l’eau : celles qui ont été effacées, mais aussi celles qui continuent à murmurer, à résister, à chanter.

Tes projets sont des espaces d’écoute, de transformation, de soin. Envisages-tu la scène comme un lieu où s’inventent d’autres formes de vivre, d’habiter, de coexister ?

Ce sont effectivement les intentions que je porte, avec sincérité et exigence. Et si cela peut être ressenti, alors cela me conforte dans le chemin que j’essaie de tracer. Je crois profondément que le monde va mal. Nous vivons une époque traversée par des violences multiples : des génocides se poursuivent, les régimes autoritaires s’installent, les inégalités se creusent, les ressources s’épuisent. Et dans ce contexte, pouvoir faire de l’art est à la fois un privilège et une responsabilité. C’est un espace de respiration, mais aussi un espace de responsabilité. Je ne souhaite pas créer pour moi-même, ni pour affirmer une posture. Si je fais de l’art, c’est dans l’espoir que cela puisse servir, même modestement, à éveiller quelque chose chez l’autre. Le théâtre, la danse, ne sont pas des refuges hors du monde : ce sont, à mes yeux, des endroits où l’on peut faire monde autrement. Créer, aujourd’hui, ne peut être pour moi qu’un geste tourné vers le collectif. Avec Agwuas, comme dans d’autres projets récents (Archive Fever, par exemple), j’essaie de proposer un espace de partage sensible, un lieu dans lequel chacun·e puisse se reconnecter à son propre corps, à ses émotions, à une forme de présence à soi et aux autres. C’est une tentative de revaloriser l’écoute dans un monde saturé, de réaffirmer que respirer ensemble est déjà un acte politique. Je veux croire que la danse peut encore nous relier à des mémoires collectives, à des luttes qui nous traversent même quand elles ne nous sont pas directement adressées. Je crois que c’est en reconnaissant nos fragilités communes que nous pouvons fabriquer de nouvelles formes de puissance. Des puissances douces, indisciplinées, non dominantes. Et si, au terme de la pièce, quelqu’un sort en se sentant un peu plus vivant, un peu plus relié, à soi, aux autres, au monde, alors peut-être que cette heure partagée n’aura pas été vaine. Et si cela peut éveiller, même légèrement, une force intérieure, une force douce, peut-être politique, alors le geste artistique prend tout son sens. Car il ne s’agit pas seulement de faire œuvre, mais d’ouvrir un espace où, même brièvement, une autre manière d’être ensemble peut advenir, ne serait-ce qu’un instant.

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Les 25 et 26 septembre 2025, Festival Excentriques, La Briqueterie CDCN
Les 3 et 4 octobre 2025, Festival Entre cour et jardins, Le Dancing CDCN
Le 9 octobre 2025, Festival C’est comme ça !, L’Échangeur CDCN
Les 15 et 16 janvier 2026, POLE-SUD, CDCN
Le 23 janvier 2026, au Pavillon Noir, en partenariat avec le 3bisf