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2025.06 Mercedes Dassy, Spongebabe in L.A. (4 Love & Anxiety)

Par Wilson Le Personnic

Publié le 19 juin 2025

Entretien avec Mercedes Dassy
Propos recueillis par Wilson Le Personnic
Juin 2025

Mercedes, tu mènes tes propres projets depuis maintenant plusieurs années. Peux-tu partager certaines réflexions qui traversent ta recherche aujourd’hui ?

Aujourd’hui, avec le recul, je réalise que chacune de mes créations puise dans quelque chose de profondément personnel, souvent lié à une forme de rupture. Qu’elle soit intime, politique, relationnelle, sociale ou même rythmique, la rupture agit comme un fil conducteur dans mon travail. Une ligne directrice traverse l’ensemble de mes pièces : celle de mon apprentissage d’« être au monde », dans un contexte marqué par des tensions sociales, des violences systémiques, une montée des extrêmes. Et dans ce chaos, les ruptures deviennent parfois des points de repère, des moyens de se retrouver, de résister, de faire de la place pour autre chose, de créer. Je pars toujours de mon monde intérieur, de cette surchauffe mentale alimentée par mille questions, mais surtout par mon émotivité. C’est dans cette tension entre ce qui se passe en moi et ce qui se passe autour que j’essaie de faire dialoguer l’intime et le politique. Il ne s’agit pas de raconter mon histoire, mais d’en faire un terrain commun, de créer un espace où d’autres puissent se reconnaître. La rupture, après tout, est une expérience largement partagée. La naissance elle-même est une première séparation. L’adolescence marque la fin de l’enfance. Et le monde capitaliste dans lequel on vit est une véritable fabrique à ruptures : on s’y retrouve souvent seul·e, coupé·e des autres, de nos corps, de nos gouvernements. On pourrait dresser une liste infinie de formes de ruptures : personnelles, collectives, structurelles, etc. Dans mon travail, je pars souvent d’un affect lié à une rupture en cours, ou à une rupture qui se profile sans que je l’aie encore identifiée. Il y a toujours quelque chose d’assez prophétique dans ce processus, que je n’avais pas forcément conscientisé au départ. Ce qui m’importe, ce n’est pas tant la rupture en elle-même, mais ce qu’on choisit d’en faire. C’est là qu’entre en jeu une autre réflexion centrale dans mon travail : celle du soin. Une rupture qui ne fait que détruire pour imposer autre chose ne m’intéresse pas. Ce qui m’importe, ce sont celles qui redonnent vie, qui ouvrent de nouveaux possibles.

Tes premiers solos, i-clit et B4 summer, ont posé les bases d’un engagement artistique mêlant intime, politique et féministe. Peux-tu présenter ces deux premières pièces ?

Mon premier solo i-clit a été mon processus de ré-appropriation du féminisme au moment où je devenais adulte. J’ai eu la chance de recevoir une éducation très féministe de la part de ma mère mais je suis d’une autre génération, confrontée à d’autres réalités, d’autres luttes, d’autres références. Cette recherche m’a permis de réfléchir et de trouver quels étaient mes outils et ma façon d’incarner ce combat aujourd’hui. Ma deuxième pièce B4 summer venait élargir cette conscience politique, au-delà du féminisme. À cette période, j’étais en pleine déconstruction de ma vision du monde et tout me paraissait infâme, ultra-violent, hyper-complexe et sans fin. Ce solo était beaucoup plus sombre et introspectif que le précédent. C’est une pièce plus sombre, plus introspective, qui explorait justement cette paralysie face au chaos, et la nécessité, malgré tout, de continuer. J’aime beaucoup cette pièce même si elle a été très dure à créer, sans doute parce qu’elle venait toucher à des émotions difficiles et très profondes.

Avec RUUPTUUR, tu ouvres ta recherche à d’autres corps, d’autres récits. À quoi répondait cette envie de collectif, de partage de relais, à ce moment-là de ton parcours ?

C’était ma première expérience en collectif. Au début, je partageais la scène avec trois danseuses formidables. Avec le temps et les représentations, j’ai compris que j’avais besoin de me retirer de la scène. Une quatrième performeuse est alors venue reprendre ma place. Pour cette création, je ne pouvais pas avancer seule. J’avais besoin de sentir la force du collectif, de rendre hommage à ces amitiés, ces solidarités, qu’elles soient intimes ou politiques, qui nous sauvent et nous donnent la force de rompre avec des amours, des cercles, des systèmes. Le processus de RUUPTUUR a été éprouvant, d’abord parce que je traversais des ruptures personnelles, mais aussi à cause de ma manière de travailler : je me suis oubliée en voulant prendre soin de tout le monde. Je crois que cette pièce, à l’époque, a marqué une rupture avec mon métier : j’étais au fond du trou alors que, sur le papier, tout allait bien. L’équipe était ravie, le spectacle bien accueilli, une grande tournée se profilait… Mais en moi, quelque chose s’était effondré : je ne voulais plus jamais créer de spectacle.

Et pourtant, te voilà de retour aujourd’hui avec une nouvelle création : Spongebabe in L.A. (4 Love & Anxiety)…

En effet, dès que j’ai repris des forces, une idée pour un nouveau projet s’est imposée, presque malgré moi. Ce n’est qu’après coup que j’ai compris que cette pièce marquait la fin d’un cycle, en résonance avec les mêmes questionnements qui m’avaient traversée dans i-clit, B4 summer et RUUPTUUR. En réalité, parler de fin est un peu réducteur. C’est à la fois la clôture d’un cycle, le début d’un autre, et une forme de transition entre les deux. Spongebabe in L.A. prolonge mes pièces précédentes en abordant, elle aussi, la notion de rupture et les affects profonds qu’elle engage. Mais là où RUUPTUUR mettait en scène le chaos à traverser, la force du collectif, la rage qui pousse à agir et la magie de la copinité comme énergie de survie, comme une grande fête rituelle, intense et nocturne, Spongebabe in L.A. se situe ailleurs, dans une autre temporalité : celle de l’aube. C’est le moment d’après. Après la fête, après la rupture. Ce moment suspendu où l’on se demande : « Et maintenant ? Qui suis-je ? Où vais-je ? Est-ce que cette lumière à l’horizon suffira à percer l’épaisseur de la nuit ? » Spongebabe in L.A. marque le temps d’une métamorphose, plus longue, plus éprouvante que prévu, mais réelle. C’est précisément ce passage difficile qui marque le début d’un nouveau cycle. Pourtant, la douleur à l’origine de cette pièce la rattache encore au cycle précédent.

Quel a été le moteur, au départ, de cette recherche ?

À l’origine de Spongebabe in L.A., bien avant que le projet commence à prendre forme, il y a un orage intérieur, un mélange d’exaspération presque enfantine et de frustration face aux attentes du milieu de la danse et aux réactions des programmateur·ices. J’ai souvent eu comme commentaires que mes pièces ne sont « pas assez dansées ». J’ai conscience que la danse n’est pas la matière la plus prégnante dans mes pièces, même si elle est toujours présente. J’ai donc fini par vouloir faire ce qu’on me demande pour contenter les professionnel·les : une pièce où ça danse. C’était une sorte de réponse ironique, un peu provocante, à cette attente. Je sais danser et je sais que je suis perçue comme une bonne danseuse. Mais dans mes propres pièces, c’est vrai que la danse n’a jamais été la matière principale, même si elle est toujours là, en profondeur. Donc je suis partie de ce coup de sang, et j’ai commencé à réfléchir à comment allier leur désir et le mien. Et c’est là que j’ai réalisé ce que j’avais vraiment envie de faire : chanter ! (rire). Et chanter et danser, ce n’est pas incompatible. J’aime beaucoup, et depuis toujours, l’icône de la chanteuse. Elle est d’ailleurs présente dans toutes mes pièces. Je me suis dit que c’était le bon moment de la mettre au centre, de l’incarner, de l’explorer, de la travailler.

Peux-tu nous parler de l’histoire ou de l’imaginaire qui se cache derrière le nom de ton personnage, Spongebabe ?

À cette époque, derrière cette colère, quelque chose de plus profond se cachait : une vraie fatigue, un épuisement intérieur. Je traversais une période difficile, marquée par un trouble anxieux que j’essayais tant bien que mal de comprendre et de dompter. Pour me recentrer, j’avais commencé à pratiquer la méditation. Et un jour, je suis tombée sur une méditation guidée… consacrée aux éponges marines. Contre toute attente, cette image m’a profondément bouleversée. L’image de cet être capable d’absorber et de filtrer des quantités d’eau démesurées pour sa taille m’a tout de suite inspiré le titre de la pièce.

Comment as-tu initié la recherche de Spongebabe in L.A. (4 Love & Anxiety) ?

Au départ, j’ai passé pas mal de temps à apprendre des chorégraphies de Blackpink, un choix assumé, frontal, presque provocateur, pour me confronter à l’idée de performance pop ultra-codifiée. Mais rapidement, un sentiment d’échec m’a submergée : je me sentais maladroite, déconnectée, et profondément découragée. Pourtant, les chorégraphies font partie intégrante de mon histoire de danseuse. Enfant, puis ado, j’en inventais constamment avec mes amies. J’en ai appris, transmis, enseigné tout au long de ma formation et de ma carrière. C’est dans mon ADN. Face à cette mécanique si précise, mon corps résistait. Je pouvais rester des heures sur trois pas sans parvenir à avancer. Cette frustration m’a poussée à lâcher prise et à revenir à quelque chose de plus intuitif : qu’est-ce que mon corps avait réellement envie d’exprimer, là, sur le moment ?

Comment as-tu réajusté le processus à ce moment-là ?

À force de chercher à correspondre à une certaine idée de performance, jusqu’à l’épuisement, mon corps a fini par résister. C’est alors qu’un autre chemin s’est ouvert : celui de la lenteur, un état que je n’avais encore jamais pris le temps d’explorer. L’aspect commercial du projet, la figure de la pop star et tout l’imaginaire du show, s’est transformé en une présence diffuse, comme un fantôme qui hante la pièce sans jamais en prendre le contrôle. Mon corps, lui, s’est tourné vers des états plus sensibles, presque hypnotiques, à mille lieues de l’enjeu initial, qui était de « prouver » mes capacités de danseuse charismatique. Ce glissement me fait sourire aujourd’hui, tant il est éloigné de l’idée initiale que je me faisais du projet.

Peux-tu partager certaines pistes qui ont nourri le terreau de réflexion de cette création ?

L’une des grandes questions qui a traversé le début du projet était comment aller bien dans un monde saturé d’anxiété. Une interrogation qui paraissait, à première vue, en contradiction avec la dynamique première de la pièce, celle de la performance pop, du chant et de la danse. Pourtant, c’est précisément dans cette tension que réside la singularité de ce projet. Derrière l’image glamour de la chanteuse se cache souvent une grande vulnérabilité ; beaucoup d’icônes, malgré leur éclat, traversent des moments de souffrance. Spongebabe incarne cette tension : un corps en pleine performance, lumineux en apparence, mais traversé de fêlures. La pièce explore aussi en profondeur les thèmes de la métamorphose et de la renaissance, mais surtout la difficulté de ces processus. Qu’il s’agisse de transformation personnelle ou collective, cela demande un engagement considérable. Cela demande du temps, de l’énergie, des ressources, et implique souvent de renoncer à certains conforts ou privilèges. Et il est parfois difficile de conserver l’élan ou l’espoir, surtout lorsque le plaisir de créer ou de vivre semble s’être éteint. Pourtant, dans l’élan collectif, dans l’appui des autres, réside une forme de possibilité : celle de retrouver peu à peu la force d’avancer, d’entrevoir une aube symbolique au terme d’une nuit longue et trouble. Spongebabe s’inscrit dans cette obscurité-là, mais laisse entrevoir, dans ses dernières nuances, une infime variation de lumière.

Une autre thématique, plus intime, traverse ce projet de manière encore souterraine : celle de la maternité. 

En effet, j’étais enceinte durant la conception du projet et j’ai accouché quelques mois avant de commencer le travail en studio. La maternité a marqué en moi une transformation profonde, à la fois source d’une immense joie et d’un grand bouleversement. Être mère a provoqué une reconfiguration de mes priorités, de mes équilibres, et a ravivé des interrogations sur ma propre identité et ma manière d’être au monde. C’est à ce moment-là que j’ai compris que Spongebabe in L.A. appartenait encore au cycle amorcé avec i-clit, B4 Summer et RUUPTUUR. Elle en constitue peut-être la fin, la dernière mue, avant une transformation plus vaste encore. Car malgré les bouleversements intimes, ma façon de créer, elle, n’avait pas encore évolué. Je continuais de m’épuiser, de me faire violence sans le vouloir, de m’oublier dans le souci de l’autre. Et il est devenu évident qu’un changement profond était nécessaire si je voulais poursuivre ce métier dans la durée. À ce titre, Spongebabe in L.A. peut être regardé comme un adieu : à une méthode de travail, à une certaine posture, à un système. C’est la fin d’un cycle. Et peut-être, en creux, le commencement d’un autre.

Comment as-tu transposé ces différentes réflexions dans le studio ? Peux-tu donner un aperçu du processus de création ?

Je crois que j’ai été presque incapable de mettre ces intentions en pratique. Théoriquement, j’étais d’accord avec moi-même : je voulais créer une pièce douce pour mon corps, que je pourrais interpréter sans avoir besoin d’être au top physiquement, sans risquer de me blesser. Mon corps était encore en rémission après la grossesse et l’accouchement, et ma vie ne me permettait plus de rester entraînée comme avant, surtout en cumulant les rôles de porteuse de projet et de performeuse. Mais une fois en studio, je m’épuisais à essayer des choses que le processus lui-même rejetait. J’étais en panique à l’idée d’être ennuyeuse dès que je tentais d’aller vers la lenteur, et mon estime de moi, comme de mon travail, était au plus bas. J’ai fini par me raccrocher à certaines matières qui avaient émergé de ce marasme difficile : une scène en stop motion, une autre en slow motion, un moment de playback où, pour la première fois, je m’amusais un peu. Et puis il y avait la musique, et tout l’univers visuel de la pièce qui commençait à prendre forme, que je trouvais magnifique. Malgré les doutes que je pouvais avoir sur moi, je n’ai jamais remis en question le travail de mes collaborateur·ices. Je me suis accrochée autant que possible. J’ai continué à travailler, à creuser les matières qui, petit à petit, avaient commencé à faire sens. Mais malgré ça, le doute est resté très présent, presque intact, jusqu’à la première. Heureusement, dès la première, ça a été le coup de foudre avec la pièce. Aujourd’hui, j’en suis fière, profondément.  J’ai l’impression d’avoir gagné mon pari, car j’ai réussi à créer quelque chose qui me soigne,  physiquement et psychiquement, ce qui est presque un miracle vu le chemin traversé.

Comment as-tu abordé l’écriture des chansons de Spongebabe in L.A. ?

Ces dernières années, j’ai commencé à écrire de nombreux textes, à l’origine pensés pour des instrumentales rap. Puis, presque par jeu, j’ai commencé à les chanter en improvisation sur des instrus plus pop ou RnB que je trouvais sur YouTube. C’est à partir de là que l’envie est née de collaborer avec quelqu’un pour développer des productions originales, conçues spécifiquement pour mes textes. C’est dans cette dynamique que j’ai rencontré Maxime Pichon, compositeur et producteur. Ensemble, nous avons entamé un travail de création sonore autour d’une dizaine de maquettes. L’essentiel de la matière sonore du spectacle provient de ce travail en studio, amorcé bien avant les répétitions en studio. Ce qui me touche particulièrement, c’est que cette matière a nourri bien plus que la bande-son du projet : une grande partie de la chorégraphie a émergé directement de ce que je racontais dans mes textes. Finalement, il reste peu de chansons dans la pièce en tant que telles. Mais à la manière des concerts pop, leur présence flotte en arrière-plan, comme une empreinte. Elles traversent la pièce en silence, donnent le ton, portent son âme.

Comment as-tu articulé ton travail chorégraphique avec la musique ? Quel rôle ont joué les textes et les chansons dans l’écriture du mouvement ?

L’un des grands enjeux du processus a été d’explorer comment faire coexister la voix et le corps, comment créer un dialogue entre la musique et la danse. Le chant en live représente un véritable engagement physique et c’était une pratique totalement nouvelle pour moi. On a trouvé des manières d’aborder la voix et la danse qui m’ont permis de rester dans ce que je maîtrisais déjà, sans avoir à engager un travail vocal complet pour chanter chaque morceau en live. La voix est d’abord présente en live, puis elle se détache progressivement du corps, traverse des zones de flou, jusqu’à devenir playback, puis une chanson sur laquelle je danse. Je me suis laissée guider par ce que je ressentais en écoutant mes propres morceaux, dans les paroles comme dans le son, pour essayer de les faire exister autrement, par le corps et le mouvement. Certaines chansons ont trouvé leur place dans la pièce, avec leur danse associée, ou parfois en écho. D’autres musiques ont été retirées, mais la danse qu’elles avaient générée est restée dans la pièce. Mon imaginaire s’est largement nourri des postures et des attitudes adoptées par les chanteuses en concert. Pour la dernière partie, je me suis vraiment recentrée sur mon ventre et mon bassin, zones corporelles profondément modifiées par la grossesse, devenues symboles d’un processus de mutation. C’est ici, je crois, que tout s’est joué pour moi durant le processus: une sorte de passage entre chute, régénération et réappropriation de soi, le passage d’un état à un autre, à la fois physique, émotionnel et artistique.

Cet entretien est accessible librement, mais cela ne le rend pas libre de droits. Toute reproduction, représentation, diffusion ou adaptation, intégrale ou partielle, est interdite sans l’accord préalable et écrit de l’auteur. Pour toute demande d’autorisation, merci de me contacter.

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