Photo Capture d’écran 2018 04 11 à 20.12.

Meytal Blanaru « Travailler l’empreinte du souvenir »

Propos recueillis par Marie Pons

Publié le 9 avril 2018

Chorégraphe israélienne basée à Bruxelles depuis 2009, Meytal Blanaru vient de créer We were the future, pièce atmosphérique pour trois danseurs et un musicien. Après le solo Aurora en 2015, elle poursuit son exploration d’une forme d’attention au présent toujours renouvelée, portée en scène par des corps au vocabulaire singulier. Nous avons pris le temps de plonger avec elle dans les ressorts de son processus de création et de son écriture du mouvement, ténue et délicate, intrinsèquement liée à sa pratique assidue de la technique Feldenkrais.

Dans We were the future vous explorez les souvenirs, en particulier ceux liés à l’enfance. Est-ce que le désir de danser est lié à votre enfance ?

Oui tout à fait. Les souvenirs laissent des traces, parfois physiques, parfois dans nos esprits. Ces traces sont ce qui me donnent envie de danser. Danser est le moyen le plus simple et le plus direct de communiquer. Avant même de pouvoir partager quoi que ce soit avec quelqu’un d’autre, de performer en public, ça me sert à me connecter à moi-même et savoir d’abord où je suis.

Quelle est votre premier souvenir lié à la danse ?

Je pense à la première fois où j’ai vu un spectacle de danse contemporaine, je devais avoir quatorze ans. Je dansais déjà mais seulement au rythme d’un cours de classique par semaine. Je suis allée voir la compagnie Batsheva en Israël. A la fin du spectacle je me suis précipitée aux toilettes, je ne tenais plus en place, il fallait que je bouge ! J’ai dansé dans la cabine pendant un moment (rires). Je me rappelle ce sentiment puissant d’avoir trouvé quelque chose qui était « moi » et j’ai décidé de tout faire pour devenir danseuse à ce moment là. Un autre souvenir est un rêve, dans lequel je monte sur la pointe des pieds, puis sur la pointe des orteils jusqu’à décoller du sol, flotter. Parfois les sensations vécues dans les rêves sont très vives et je garde encore en moi ce sentiment d’élévation, de légèreté absolue.

Comment avez-vous travaillé à partir des souvenirs pour en faire une matière à danser ?

Pour We were the future le défi chorégraphique était de créer une pièce qui s’articule autour d’un instant précis, saisi dans le temps. Je suis partie de la façon dont un souvenir ricoche à travers le cours d’une vie : à chaque fois que l’on se souvient d’un moment, qu’on le convoque, quelque chose change, les détails du souvenir s’altèrent. Chaque souvenir que nous portons en nous est donc en réalité une forme toujours changeante, pas aussi solide qu’on le pense. Et ce caractère fugace, un peu comme du sable qui nous file entre les doigts est un point de départ qui m’a beaucoup intéressé.

Avez-vous partagé vos souvenirs personnels avec Ido Batash et Gabriela Ceceña – les deux autres interprètes de la pièce – ou chacun a puisé parmi ses souvenirs personnels ?

J’ai partagé avec eux un souvenir particulier,  issu de mon enfance et chargé de signification. Au tout début de la création, lorsque j’ai mis le doigt sur le moment dont je voulais parler, tout a commencé à bouger, à se mettre en place. L’étape suivante a été de le partager avec eux, ce qui n’était pas rien parce que ce souvenir est lourd, chargé.

Est-ce que vous souhaitez le partager ?

Je suis presque sûre que c’est mieux si je ne le raconte pas, ça aplatirait votre expérience de spectateur je crois. Ce que je peux dire c’est que nous avons tous dans nos vies des moments qui sont presque comme des champs gravitationnels, on y revient toujours ou ce sont eux qui réapparaissent sans cesse. Pour moi c’est un moment de mon enfance, qui a façonné le cours de ma vie. Un souvenir dont je ne me suis rappelé que vers l’âge de 25 ans, et qui quelque part a toujours été en arrière-plan, comme une force puissante. Encore aujourd’hui ce moment est fragmenté, incomplet, mais sa puissance traverse le temps et ma vie.

Vous parlez de la façon dont nos souvenirs sont une matière toujours changeante, est-ce que c’est la même chose avec le mouvement, l’idée qu’un même mouvement s’altère, se renouvelle sans cesse ?

Quelle question merveilleuse ! Oui, dans mon travail tout découle de l’idée de variations. Chaque mouvement que l’on fait au quotidien, comme se brosser les dents ou saisir une assiette est guidé par des habitudes qui nous permettent de faire un geste sans même y réfléchir. Mais il y a toujours des variations infimes, les paramètres ne sont jamais fixes, alors le résultat est toujours différent. Dans ma danse, le coeur du travail est d’écouter où je suis à chaque instant, d’être vraiment attentive à la façon dont je peux me mouvoir de la façon la plus simple, connectée et authentique.

Qu’est-ce qui a guidé votre travail de chorégraphe dans We were the future ?

J’ai cherché à toucher à ce que ce serait d’être perdus, de se retrouver avec des morceaux de souvenirs incomplets, brisés et ce de façon concrète, par le corps. Il y a aussi dans cette recherche une volonté de se débarrasser de tout ce que nous prenons pour acquis dans nos façons de bouger et de percevoir l’espace, d’essayer de remettre en question ce que l’on pense savoir. Nous avons plongé profondément là dedans ! Le processus en lui-même a été fascinant,  plus on avançait plus on reculait si je puis dire. Comme le zoom d’une caméra, nous avons cherché à entrer dans mon morceau de souvenir de façon toujours plus précise, profonde. En nettoyant tout ce qui était en trop, en cherchant à dépouiller les choses pour atteindre l’essentiel.

Ce qui donne lieu dans la pièce a un état de présence très particulier, à la fois puissant et éthéré. Pouvez-vous expliquer ce qui a nourri cet état ?

Je voulais trouver une façon d’être transparent sur le plateau. De montrer des gens sur scène qui n’ont pas peur d’être sous une lumière peu flatteuse ou pris sur le vif en étant dans l’incertitude. Aujourd’hui, alors que la moindre de nos déclarations est photoshoppée sur les réseaux sociaux je trouve ça important d’aller sur le plateau pour montrer nos défauts, c’est à dire nous montrer humains. Sinon, il ne nous reste qu’une image très superficielle de nous-mêmes. C’est devenu une part importante de la pièce, d’être aussi honnête et simple que nous le pouvions dans nos présences.

Les spectateurs sont assis près et autour de vous dans We were the future, pourquoi ? 

Autour de nous et aussi en pleine lumière. Parce que nous partageons le même espace, les limites entres ceux qui observent et ceux qui sont observés sont camouflées. Nous nous retrouvons tous dans la même lumière pour un moment, j’ai eu envie de créer un espace partagé comme endroit d’honnêteté possible.

Le titre contient l’idée d’un « futur » possible, avez-vous pensé la pièce comme un trajet depuis le souvenir vers un avenir ?

En physique quantique la linéarité du temps est remise en cause, tous les moments coexistent : passé, présent, futur. Quand on s’attaque à la notion de temps et à la façon dont nous sommes façonnés par nos souvenirs tout commence à se brouiller si l’on regarde du côté de la science, c’est complètement fascinant ! Je m’intéresse à la neuroplasticité, c’est là que j’ai pu lire que les souvenirs qui nous apparaissent comme des blocs auxquels on s’accroche et qui semblent définir notre identité sont bien plus mouvants qu’on ne le pense. Chaque fois que l’on revisite un instant on le déconstruit, reconstruit et l’authenticité de qui nous pensons être est sans cesse remodelée par notre perception au présent.

A partir d’où dansez-vous ?

(Long silence) Il s’agit d’écouter cet instant juste avant de se mettre à danser. Cette zone grise entre l’immobilité et le mouvement est un endroit fascinant. Si on se demande vraiment où commence un mouvement, que l’on ferme les yeux et qu’on commence à bouger lentement, c’est très difficile d’identifier où « ça » commence. D’abord c’est une pensée, une intention, puis ça bouge, ça s’adapte, ça prend forme dans le corps. Là aussi c’est un territoire très fugace, changeant. Etudier cette zone crépusculaire où le mouvement est un bout de pensée, qui devient quelque chose de concret, de physique est une façon d’apprendre, de grandir de créer.

Comment travaillez-vous cette « zone crépusculaire » ?

Je travaille à partir de la technique Feldenkrais qui est au coeur et à la base de mon travail et de ma relation au mouvement. Le Feldenkrais permet d’explorer en direct à chaque instant et de manière très fine ce que je suis en train de faire. Pour We were the future nous commencions tous les matins par une pratique de Feldenkrais pour aller ensuite vers le mouvement dansé, afin d’inviter cette façon très fine d’écouter dans le processus. C’est un travail très minimal.

Pouvez-vous expliquer ce qu’est le Feldenkrais plus précisément ?

C’est un très bel outil pour redécouvrir le corps. En Feldenkrais on bouge peu, de façon subtile, car on est attentif à tout ce qu’il se passe, aux sensations du corps en mouvement dans l’espace. Presque toujours quand je pense identifier le chemin que prend mon mouvement et que j’écoute vraiment par le prisme du feldenkrais je m’aperçois que je me trompe. Le feldenkrais offre un moyen de se connecter à son corps de manière profonde, de toucher à notre intérieur. Cette technique est aussi utilisée comme thérapie dans de nombreux cas.

Quel a été le chemin pour en venir à choisir cet outil comme principe fondateur de votre écriture chorégraphique ?

Tout a commencé de façon banale : j’avais le dos bloqué et j’ai pris au hasard un cours de Feldenkrais pour essayer de me soigner. En sortant je me sentais mieux sans trop savoir pourquoi, car les mouvements effectués étaient si minimes, presque imperceptibles, c’était étrange. Le jour suivant j’ai dansé et j’ai senti une liberté de mouvement dans mon corps que je n’avais jamais ressenti auparavant. Sans bien comprendre comment ça marchait j’ai donc compris le potentiel qui était là pour m’aider à grandir en tant que danseuse. J’ai beaucoup pratiqué, je suis devenue une vraie nerd (rires). Pendant un an j’ai arrêté tous les projets liés à la danse et j’ai pratiqué le Feldenkrais chaque jour pendant plusieurs heures. J’étais de plus en plus intriguée de voir comment je pouvais bouger et danser différemment. J’ai développé ma propre pratique, inventé des jeux de coordination, c’est devenu une obsession d’aller plus loin. Et ça a tout changé, je n’ai plus jamais dansé de la même façon. Cela fait dix ans que j’ai entamé cette recherche et ce qui est magnifique c’est qu’il n’y a pas de ligne d’arrivée, l’apprentissage est sans fin.

Comment cette recherche a donné lieu à la création du solo Aurora en 2015 ?

Pour Aurora je suis allée en studio et j’essayais des choses, mais je retournais à ce que je savais faire, quelque chose manquait. Donc j’ai enlevé et enlevé, jusqu’à m’allonger. J’ai passé trois mois allongée au sol à essayer de travailler avec des micro variations depuis le Feldenkrais, essayant de trouver de nouveaux chemins. Au bout de trois mois je me suis assise et j’ai passé deux mois de plus à chercher. Après six mois je me suis mise debout ! Il y avait beaucoup de nouvelles choses en moi mais il fallait encore prendre du temps pour laisser grandir tout cela. La danse est un territoire si ouvert qu’il faut vraiment prendre le temps d’identifier ce qui est important pour soi dans la pratique. Pour moi c’était primordial de créer ce langage, de créer un contexte à ce que je fais pour avoir un vocabulaire avec lequel m’exprimer. Avoir pris ce temps était essentiel pour créer un monde, un univers.

We Were the Future. Conception et chorégraphie Meytal Blanaru. Création et interprétation : Ido Batash, Gabriela Ceceña et Meytal Blanaru. Musique live Benjamin Sauzereau. Photo © Tom Gineyts.