Propos recueillis par Wilson Le Personnic
Publié le 3 septembre 2019
Dans Compagnie, João dos Santos Martins poursuit une recherche collective amorcée en 2015 avec Continued Project. Entre danse, travail et vie en commun, le chorégraphe interroge les conditions d’apparition du geste, l’éthique de la pratique artistique et les modèles de coopération. En mêlant références historiques, expérimentations physiques et réflexion politique, il propose une danse assistée, où l’autonomie du corps ne peut exister qu’en relation avec l’autre. À rebours des modèles productivistes, Compagnie revendique une pratique située, fragile, lucide, traversée par les paradoxes de notre époque.
Ta dernière création, Compagnie, prolonge ta pièce précédente, Continued Project, et s’inscrit dans une recherche collective menée avec la même équipe artistique. Peux-tu revenir sur la genèse de ce projet ?
La création de Continued Project (2015) a construit un véritable sentiment d’appartenance à un groupe, une communauté, que je n’avais jamais vécu auparavant dans un processus de travail. Peut-être en 2011, lors d’un workshop mené par Xavier Le Roy et Christophe Wavelet pendant ma formation au CCN de Montpellier, qui donna lieu à une réinterprétation de Continuous Project Altered Daily (1970) d’Yvonne Rainer. J’ai senti alors qu’il y avait un rapport profond entre travailler et cultiver un groupe d’amis, et que ces deux dimensions devenaient aussi la base idéologique du travail, sur comment être ensemble, tout en dépassant l’idée classique d’un auteur unique qui décide pour les autres. Au début de Continued Project (2015), l’équipe que j’avais réunie ne se connaissait pas et les premières résidences ont permis non seulement de faire connaissance, mais aussi de définir un mode de relation. Ce travail a construit des relations affectives, qui ont ensuite perduré. Et lorsque la création de Continued Project (2015) fut terminée, j’ai senti que cette première rencontre n’était que le début d’une histoire commune et qu’il fallait continuer à cultiver ce groupe et ce mode de travail ensemble.
Qu’est-ce qui, dans cette première expérience collective, t’a donné envie de poursuivre un nouveau projet ?
À ce moment-là, la relation entre danse et travail était au centre de mes préoccupations. Je m’intéressais à comprendre comment la danse pouvait être une forme d’activité de jouissance que les danseur·se·s ressentent en tant que travail et labeur afin de gagner leur vie, pouvoir obtenir une assurance, et ainsi jouir d’une condition sociale. Et que même dans cette activité de travail, il y a toujours cette chose qui te procure du plaisir, aussi bien physique que moral. J’ai amené deux cas d’étude qui m’intéressaient pour engager une première discussion avec le groupe : le premier était une recherche menée par Rudolf Laban pendant les années 40 avec l’ingénieur F.C. Lawrence, destinée aux ouvriers de plusieurs usines britanniques, pour développer des mouvements efficaces dans le travail avec les machines. Je trouvais ce projet très intrigant car il y avait là une volonté que les ouvriers travaillent plus, tout en faisant moins d’efforts dans les gestes, une espèce de relation entre capitalisme et bien-être. En parallèle, je me suis intéressé à la technique release, qui n’est pas une technique codifiée ou établie, et qui n’est revendiquée par aucun chorégraphe en particulier. Des milliers de danseuses et danseurs pratiquent cette « technique », chacun.e à sa manière. Et c’est aussi une pratique généralement acceptée par la communauté.
Quels points communs identifies-tu entre le travail de Laban et la technique release ?
Le principe de la technique release est l’efficacité du mouvement : il n’y a pas besoin de dépenser beaucoup d’énergie pour atteindre un geste, il s’agit d’utiliser la physique du corps et du poids pour accomplir un geste avec le moins d’effort possible, tout en conservant autant d’effet. Contrairement à la danse classique où l’on travaille pour avoir un corps idéal, avec la technique release, chaque danseuse et danseur travaille à partir de son propre corps et de ses propres aptitudes physiques, ce qui l’amène à une certaine expérimentation de libération de son corps. Je trouve curieux que « la fin de l’histoire de la danse » soit parvenue au paradigme du plaisir individuel, ce qui me fait penser à une certaine condition néolibérale. C’est intéressant de constater que, dans des domaines tout à fait différents, ces deux cas arrivent à des doctrines semblables : plus de profit pour moins d’effort…
Comment as-tu mis en place le travail autour de ces concepts ? Avez-vous commencé par la théorie, ou par la pratique ?
J’aime beaucoup travailler à partir de paradoxes qui provoquent des discussions. Durant une première phase, on discute, puis ensuite on se met à essayer des choses. Et si l’on peut mélanger discussions et expérimentations en même temps, c’est encore mieux. Pour commencer, tous les matins l’un d’entre nous menait un échauffement. Cet échauffement devait être dédié à une pratique de danse dans laquelle nous croyons. Ensuite, chacun.e évoquait son ressenti par rapport à l’échauffement et indiquait comment son corps l’avait accueilli. Cette pratique est devenue l’échauffement de la « compagnie » et le cœur du projet. La question était simple : si les danseur·se·s classiques s’échauffent en s’appuyant sur les techniques de la danse classique, sur quoi devons-nous nous appuyer pour préparer notre corps ? Existe-t-il un univers performatif ou chorégraphique qui se rapproche de la manière dont nous utilisons habituellement nos corps dans nos performances ? Aujourd’hui beaucoup de danseur·se·s s’échauffent en faisant du yoga sans forcément utiliser cette pratique dans leur manière de danser. On se questionnait : est-ce encore possible de penser la performance et la pratique de la performance comme formant un processus symbiotique ? Puis au même titre que s’échauffer la voix, ou cuisiner tous ensemble, nous avons réalisé des pratiques de lecture collective, pendant lesquelles nous avons notamment entrepris un travail de compréhension du Capital (1872) de Karl Marx.
Pourquoi avoir choisi ce livre précisément ? Et de quelle manière a-t-il influencé votre recherche ?
Ce livre est arrivé un peu par hasard pendant le processus de recherche, suite à des discussions autour du « travail » comme sujet. Cet ouvrage était une sorte de fantôme, qu’on connaissait tou·te·s, mais dont personne ne connaissait exactement le contenu. Je ne sais pas comment sa lecture a influencé notre travail en soi. Je crois que c’était une matière qui alimentait notre pratique sans que nous sachions clairement comment cet ouvrage nous influençait. Ces différentes lectures ont soulevé énormément de questions liées à notre statut d’artistes, et à notre pratique d’interprètes, surtout dans une équipe dont les interprètes perçoivent des cachets très différents entre la France, le Portugal et le Brésil. Si l’usage veut que le travail soit rémunéré selon les heures de travail effectuées ou selon la quantité, comment pouvons-nous être rémunéré·e·s ? En effet, comment pouvons-nous quantifier la quantité de travail ? Faut-il quantifier l’effort, le volume de transpiration ? Faut-il quantifier la plus grande implication mentale et corporelle de certain·e·s par rapport à d’autres ? Faut-il quantifier la réflexion de chacun·e de nous en dehors des heures de travail ? Le travail pendant les répétitions a-t-il la même valeur que celui effectué pendant la performance ? Le travail en soi n’a pas de valeur. Un·e danseur·se peut travailler pendant plusieurs mois sur la création d’un projet et être payé avec un seul cachet de représentation. À l’inverse, dans les arts visuels, un.e artiste peut travailler quelques minutes ou quelques heures sur un projet qui peut ensuite être dupliqué à l’infini et être vendu à plusieurs milliers d’euros.
De quelle manière la chorégraphie porte-t-elle intrinsèquement les idéologies propres au travail et au concept de collectif ?
Nous avons repris le concept des partitions des Dance Constructions de Simone Forti que nous avions déjà exploré dans Continued Project (2015). Nous avons essayé de définir un mode d’emploi de ces constructions pour en créer de nouvelles. Chaque personne écrivait et proposait des constructions que nous expérimentions ensuite ensemble. À ce moment-là, je me souviens avoir trouvé une vidéo d’Yvonne Rainer qui danse Trio A. Elle est alors âgée et n’arrive pas à se tenir debout sur une jambe. Une danseuse arrive et lui tient la main pour qu’elle puisse tenir en équilibre… Notre travail dans Compagnie se rapproche un peu de ce qui se joue dans cette vidéo : c’est une danse assistée. Nous avons essayé de penser à des actions et des situations pour lesquelles l’interprète avait besoin de demander de l’aide à quelqu’un, d’imaginer des solos autonomes mais qui ne peuvent être activés qu’avec la présence des autres, des actions amenées à toujours être interrompues et à être transformées pour continuer.
Tu cites certaines figures historiques de la danse dans le spectacle. Quel est ton rapport à cet héritage ?
Il y a en effet quelques références mais je ne m’intéresse pas spécialement au « re-enactment » ou à rendre visible une certaine « histoire de la danse » dans mon travail. J’essaie plutôt de ne pas l’ignorer, ou de ne pas faire semblant de faire quelque chose d’original qui ne serait pas traversé par une quantité d’autres choses et de gestes. Si l’art n’existe qu’à travers une tradition, cette tradition ne peut pas être ignorée explicitement… Mon rapport face à cet héritage peut se voir comme celui des artistes visuel·le·s avec leur propre discipline. J’essaie de construire un discours en me démarquant de ce qui a été fait pour me situer. Où suis-je ? À qui suis-je en train de répondre ? Dans quelle généalogie de savoirs suis-je en train de me positionner ? Le « re-enactment » et « l’histoire de la danse » sont devenus de grands fétiches dans le marché de la danse contemporaine. Personnellement, je pense que nous sommes dans une période où les artistes ne croient plus dans la danse. Et utiliser des citations de l’histoire de la danse, c’est aussi une manière de se rassurer…
Monte Verità, Black Mountain College, Judson Church… La communauté et le travail collectif en danse est l’une des grandes utopies du XXe siècle. Te sens-tu nostalgique de cette époque où le travail collectif semblait encore possible ?
Je ne peux pas être nostalgique de quelque chose que je n’ai pas vécu. Ce qui m’intéresse dans la Judson Church par exemple, c’est de comprendre comment cette histoire nous a été transmise et comment elle a été fétichisée aussi bien par les historien·ne·s que par les danseur·se·s. Lorsque j’avais 21 ans, je connaissais Yvonne Rainer comme l’auteure de Trio A et du No Manifesto, et basta. L’imaginaire ne se conjugue pas avec les faits et les réalités de cette époque… Ces artistes travaillaient sans argent, expérimentaient sans peur, créaient des circuits indépendants, n’avaient pas de pression institutionnelle, se positionnaient politiquement, pouvaient prendre six mois pour préparer un spectacle… Les artistes de la Judson sont aujourd’hui considéré·e·s comme de grand·e·s héro·ïne·s de la danse, pas comme des « hippies » de la danse… J’ai le sentiment qu’il y a un « trou noir » dans le savoir collectif, qui ignore des choses qui ont été réalisées et qui ne se sont pas affirmées dans les pratiques contemporaines. C’est comme si on avait totalement perdu cet héritage. Ce travail collectif s’inscrit ainsi dans quelque chose qui n’a pas réellement existé, et donc entretient aussi une forme d’histoire spéculative. Une journaliste a écrit un jour que nous essayions de restituer « l’esprit mental » des années 60 en 2018. Décrire Compagnie comme une « visite guidée » à travers la danse postmoderne de la Judson ne représente qu’une simple projection d’un imaginaire sur cette époque. C’est très intéressant et en même temps étrange de voir comment ces interprétations se construisent.
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