Photo INFINITE 20.10 6777©Mathilde Guiho

Yvann Alexandre, Infinité

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 3 juillet 2023

Comment le geste et le corps sont-ils porteurs de tous nos êtres ? Pour les trente ans de sa compagnie, le chorégraphe Yvann Alexandre envahit des lieux non dédiés à la danse avec Infinité, un duo caméléon à chaque fois renouvelé et adapté à son espace de jeux. Sillonnée de références, de signes et de gestes convoqués du passé et des répertoires endormis de la compagnie, Infinité ne se veut pas une célébration ni un florilège de ce qui s’est écrit durant ces trente dernières années mais comme un voyage en abstraction qui célèbre l’interprète. À travers une écriture généreuse pleine d’élan et de lutte, le chorégraphe explore les notions d’altérité et d’«être ensemble». Dans cet entretien, Yvann Alexandre partage les rouages de sa recherche et revient sur le processus de création d’Infinité.

2023 marque les trente ans de votre compagnie. Pourriez-vous revenir sur les différentes réflexions qui traversent aujourd’hui votre recherche artistique ?

Ma première création saison 1992/1993 aux Hivernales d’Avignon, La Tentation d’exister d’après Emil Cioran, posait déjà la question de faire émerger. Je suis toujours animé par cet enjeu. Mon travail de création démarre par l’espace, ce qu’il provoque dans l’écriture, ce qu’il révèle et ce qu’il ouvre dans la relation avec les publics. L’espace entre les gestes et les corps, et celui du dialogue qui met en lumière. J’ai la nécessité d’écrire l’espace, et c’est l’un des marqueurs de mon travail dont témoignent les créations tant pour la scène que pour les lieux non dédiés. L’espace est un moteur de création. Je parle d’épouser un lieu pour créer un paysage qui n’existe pas. Lors de mes premières pièces, le contact était quasi absent, et actif sous la forme d’un apprivoisement entre les interprètes. C’était les années sida, et jeune homme créateur, cette réalité a marqué profondément mon geste artistique. J’en ai gardé ce que j’appelle une calligraphie de l’intime, l’imaginaire des interprètes qui communiquent par signes dans l’œuvre à la manière d’anciens télégraphes. La tension, la solitude et la lutte des corps sont le fil de ces trente années de création, même s’il y a en contrepoint une grande humanité dans mes pièces, un sens du collectif, un désir de souffle et de peau. Mon écriture a souvent été qualifiée de froide et abstraite, c’est un premier visage, mais c’est également une écriture très romantique, ce que je suis. Il y a dans ma création une grande organicité, avec la dominance du sensible, de l’émotion et de l’imaginaire, et où les interprètes révèlent toute leur part d’humanité dans des paysages inquiets et souvent hostiles. Comme un écrivain, la conception des partitions chorégraphiques, réalisée à ma table de travail sur des cahiers et loin du studio, très préméditée, sans place à l’aléatoire, est un autre marqueur du travail. Je fonctionne par cartes mentales. Pour autant, depuis plusieurs années un tremblement profond s’opère et j’aime arriver dans le studio en désirant l’imprévu, la recherche et l’interaction avec l’équipe. Le temps présent est devenu un moteur de création. Infinité déploie, je crois, et de manière mature, ce nouveau visage. Je me fais enfin davantage confiance. J’ai un amour profond pour la danse, au plateau j’essaie de lui laisser toute sa place, même si parfois la voix, le texte ou des éléments transversaux viennent en dialogue. Longtemps la part du silence dans mes pièces était majoritaire. Un Être qui danse est la plus belle des rencontres. Je regarde la création comme un champ des possibles où creuser un sillon est à chaque fois un saut dans le vide. Demain est toujours pour moi une chorégraphie qui s’ignore.

Comment votre nouvelle création Infinité s’inscrit-elle dans cette recherche ?

Infinité est un duo dans lequel se dégage de manière claire et tranchée les notions d’élan, d’espace, de lutte pour faire émerger, la nécessité de tendresse et d’être ensemble. Cette nouvelle création est un pari dans le sens où pour la première fois je réunis, j’associe, mes deux processus artistiques : celui pour l’écriture chorégraphique pour la scène, et le processus d’écriture pour les lieux non dédiés. Je désire expérimenter ce qui naît de cette friction. Il y a pour ce duo un autre élément central avec une distribution pour quatre interprètes, et qui à ce stade connaissent l’ensemble des partitions et les deux rôles. Pour chaque représentation, je choisis quel duo va danser pour saisir au mieux l’humeur du lieu et son enjeu, d’où la distribution changeante à chaque fois. Les interprètes choisissent alors en direct devant le public les partitions qu’ils actionnent, et s’emparent des deux rôles sous la forme d’allers-retours. Aucun interprète n’est en charge d’un rôle à l’entrée du public. En ce sens, Infinité est bien une pièce au temps présent et vivante, car les représentations donnent à voir un visage sensible et différent à chaque fois, où l’altérité avec l’Autre et le lieu sont le cœur de la construction de la pièce.

Pourriez-vous retracer l’histoire d’Infinité ?

Quand nous nous sommes retrouvés face au contexte des 30 ANS DE DANSE de la compagnie yvann alexandre, il était évident qu’Infinité ne serait pas une célébration, ni un florilège de ce qui s’est écrit durant toutes ces années. Être encore en création pour le chorégraphe que je suis, est le plus beau des anniversaires, et Infinité est bien une nouvelle création. Infinité s’attache à ce qui déborde du cadre. Je ne parle pas dans cette notion du cadre de scène, mais de ce qui déborde dans le geste, son chemin, son intériorité, son graphisme et son vécu. J’avais envie d’une pièce qui célèbre l’interprète, et j’ai imaginé une aire de jeu propice à cette extension du geste, à l’autonomie du sujet. J’ai choisi en plus quatre interprètes qui ne portent pas l’histoire de la compagnie et son répertoire. Quatre interprètes aux parcours et aux formations radicalement différents, et aux démarches artistiques et aux physicalités éloignées. J’ai senti pour ce projet la nécessité que mon écriture chorégraphique évolue en territoire vierge. Pour autant, la pièce est sillonnée de références, de signes et de gestes convoqués du passé et des répertoires endormis de la compagnie yvann alexandre. Dans le travail avec les interprètes, je ne leur ai pas transmis volontairement d’historique ou de contexte, seulement le sens du geste. Cela permet de faire création plutôt que faire répertoire. Et cette approche du répertoire me semble réjouissante. Enfin, Infinité repose sur l’intention d’une danse et toutes les partitions traversent cet enjeu : que naît-il quand on ose danser, qui sommes-nous réunis quand on partage des pas? Quel lien s’opère quand la danse s’élance ? Les dynamiques scénographique et symbolique dans Infinité appellent la notion d’Île. Mais on aurait pu remplacer le mot Île par nid, par zone, par territoire ouvert sur l’horizon ou au contraire encerclé. Ce qui m’intéresse c’est de proposer aux interprètes une organisation spatiale vaste ou contractée dans laquelle ils peuvent faire naître la relation. D’ailleurs le dispositif d’assise du public, installé dans un U amoureux autour de l’aire de danse, forme une île pour les interprètes et le regard.

Pouvez-vous revenir sur les différentes réflexions à partir desquelles vous avez engagé votre recherche ?

Je suis un chorégraphe attaché à l’écriture du mouvement. J’aime creuser le même sillon du geste à l’infini. Ce qui sur trente années de création peut être un procès rapide de non renouvellement. Cette notion ne me parle pas. Je vois au contraire dans chaque geste la possibilité d’un monde, voire de plusieurs mondes. Son voyage en abstraction invite à des espaces et des intimités poétiques s’ouvrant à chaque pas, où les interprètes dessinent les lignes et les paysages d’une infinité d’êtres et de corps. La création Infinité ne change pas ce postulat. Mais c’est dans le processus de recherche et la réalisation de la pièce que les lignes ont fondamentalement bougées. Quand je regarde Infinité, j’ai l’impression d’être sur une sorte de planète mars vis à vis de mon univers, avec la sensation d’être moi mais ailleurs, de ne pas me être dans mes habitudes. Comme si la pièce m’avait échappé. C’est un sentiment déstabilisant mais dans lequel je me sens vivant. Je souhaitais que la création Infinité soit porteuse de tous nos êtres, et c’est sur cet enjeu que je me suis concentré.

Comment avez-vous initié le travail avec les interprètes ? Quel terreau commun avez-vous constitué pour débuter le travail en studio ?

Le travail de création a été initié sous la forme d’un laboratoire de recherche il y a plus d’un an, sans enjeu de production. Puis l’écriture a démarré. Ensuite, les répétitions se sont volontairement déroulées dans les lieux vierges de l’histoire de la compagnie et dans des temporalités «coupées du monde» : sur la scène de la SCIN de Thouars, dans le grand nord du Québec en Gaspésie ou encore au studio Chatha à Lyon. Je souhaitais des terrains d’expérimentation pour les interprètes qui soient propices pour faire surgir une intimité brute dans le geste. Depuis, la scénographie en forme d’île est entrée en scène. Le créateur lumière a été le premier invité et les répétitions ont commencé dans le silence. J’ai d’abord transmis le squelette de la pièce, mais étrangement, j’ai eu la nécessité de le faire sans respecter la chronologie du story board. C’est alors ouvert un travail d’allers-retours, d’inversions de partitions, de réorganisation incessante. La création Infinité est construite sur le principe d’un cycle qui se répète, mais l’intérêt est de le contrarier par le chaos de nos vies. J’ai constitué un abécédaire commun aux interprètes autour par exemple de l’intention d’une danse, de moteurs tels des petites rivières, de ce qui coule et en découle, d’infiltration et d’exfiltration, d’une porosité constante avec l’autre et l’humeur du lieu. Cela peut paraître abscons ou poétique, mais ce terreau de domaines d’états d’être et de mouvement est la colonne vertébrale de la pièce et de son infinité de visages. Infinité est une pièce circulaire et relationnelle.

Vous avez développé une pratique intitulée « Mémoire d’une danse, et oubli ». Pourriez-vous nous expliquer en quoi consiste cette pratique ? Comment avez-vous mis transposé cette pratique dans ce nouveau terrain de recherche ?

Pour Infinité, cela s’applique au répertoire de la compagnie et à la manière de s’en emparer, tout comme au déroulement du spectacle. Depuis les années 90, et l’invitation de la compagnie yvann alexandre par le Festival Montpellier Danse au sein de La Colombière, un hôpital qui assure la prise en charge psychiatrique des patients du CHU de Montpellier, je n’ai eu de cesse d’agir et de créer dans les établissements de santé. C’est au contact de patients atteints de maladies neurodégénératives, dont la maladie d’Alzheimer, que s’est activé le processus artistique «Mémoire d’une danse, et oubli». Et pour la première fois ce processus est visible dans l’une de mes créations. Ce processus s’active entre le souvenir d’une danse, et la convocation du souvenir d’une danse. Se souvenir d’une danse est souvent une étape mentale. En convoquant le souvenir d’une danse, réel ou imaginaire, avec l’aide du geste, d’une musique, d’une image, d’un parfum, etc, il s’opère chez l’individu la possibilité de partager des récits infinis, de retrouver dans le geste une autre vie dans les doigts, dans le ventre, et dans les yeux. Le geste en est très différent. C’est le corps entier qui active le souvenir d’une danse. La partition d’Infinité fait place à des zones de visualisation mentale, où les interprètes convoquent des souvenirs d’une danse, ce qui crée une distorsion dans le temps et dans l’interprétation. Au fil du spectacle, les interprètes peuvent choisir d’effacer, d’extraire, ou au contraire d’activer des échos dans les partitions. Cela ne crée pas de fragilité, mais au contraire un poids qui s’allège au profit du geste présent. Ce processus vient dialoguer avec la notion de répertoire, qui dans Infinité n’est pas un poids du passé mais un plaisir instinctif à l’inviter. Cette pratique qui m’est chère est développée dans les établissements de santé sous forme d’ateliers, le plus souvent partagés entre les résidents et les employés. C’est un formidable outil pour travailler la mémoire, collecter les récits et ouvrir l’imaginaire.

Vous avez collaboré avec Jérémie Morizeau (créateur sonore) et Yohann Olivier (créateur lumières). Pourriez-vous partager la dramaturgie de ces deux médiums ? Comment s’articulent-ils avec l’écriture de la danse ?

Avec le compositeur Jérémie Morizeau, nous construisons notre démarche autour de peaux et de nuages sonores. Plus que des compositions, il s’agit de construire un parcours sonore fait de sensations, et de faire émerger des éclats. Infinité est construit tel un cycle qui se répète, et le morceau magnifique des Platters, Smoke gets in your eyes (1962) est utilisé comme un fil rouge. Par ailleurs, le public le sait peu, mais je développe en parallèle de mon écriture chorégraphique une écriture de poèmes. La poésie est essentielle pour moi. Si l’on se réfère au répertoire de la compagnie, cela a pu donner par exemple des pièces comme Là. en 2002 en duo avec François Castang aux Hivernales d’Avignon. J’ai choisi dans Infinité de laisser entendre un de mes poèmes, comme un fantôme qui épouse les corps. C’est une première collaboration avec le scénographe et créateur lumière Yohann Olivier, et l’idée était d’inverser l’expérience du spectateur. Mais à ce sujet, je préfère laisser un peu de mystère pour le public. Avec ces deux créateurs, nous cheminons en immersion avec les danseurs durant les répétitions. Le travail de création technique est ainsi projeté dans une grande vibration de l’instant. Plus qu’un luxe, c’était une nécessité pour cette création.

Infinité s’inscrit à la croisée de la scène et de l’in situ. Comment avez-vous abordé l’espace lors du processus de création ?

C’est l’un des défis d’Infinité. Créer une île quel que soit le lieu de la représentation. Que ce soit dans un théâtre, dans une chapelle ou en extérieur. L’espace imaginé, la relation des interprètes à l’espace et au public, la création sonore, la lumière participent à voir et vivre le lieu autrement. Après trente années à les dissocier, réunir mes deux processus d’écriture artistique, pour la scène et pour les lieux non dédiés, est un grand stimuli. Une grande liberté également. J’ai le sentiment dans cette expérience d’un affranchissement de mes propres codes. C’est vertigineux, et en même temps n’est-ce pas le sens de la création ?

Infinité, conception et chorégraphie Yvann Alexandre. Interprètes en duo Alexis Hedouin, Louis Nam Le Van Ho, Denis Terrasse, Evan Loison. Création lumières Yohann Olivier. Création musicale Jérémie Morizeau. Direction de production adjointe Angélique Bougeard. Chargée de production Andréa Gomez. Photo © Mathilde Guiho.

Du 10 au 20 juillet au Festival d’Avignon, Les Hivernales – CDCN d’Avignon