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Yaïr Barelli, Sur l’interprétation – titre de l’instant

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 5 mai 2023

Sur scène, qu’est-ce qui est réel et qu’est-ce qui est fictionnel ? À quel moment commence le spectacle ? Qu’est-ce qui est possible dans cet espace et nulle part ailleurs ? Projet extensible pensé pour les théâtres et les espaces non dédiés, Sur l’interprétation – titre de l’instant interroge la situation de la représentation et les motivations qui amènent un·e interprète à monter sur scène. Entre mise en scène et spontanéité, Yaïr Barelli explore l’interstice trouble entre les instructions verbales d’un·e chorégraphe et l’exécution d’un·e interprète. Exacerbant le contexte de la situation théâtrale, l’artiste rend compte de sa porosité et comment la présence de chacun·e peut influencer le cours d’un spectacle. Dans cet entretien, Yaïr Barelli partage les rouages de sa recherche.

Dans votre précédente pièce Ce ConTexte, vous tentiez de «percer quelque chose dans l’influence hypnotique du théâtre, de ce lieu où l’artificiel, la fiction, la séparation entre le regard et l’action, dominent». Sur l’interprétation – titre de l’instant semble poursuivre cette même idée.

Sur l’interprétation – titre de l’instant est effectivement un prolongement du solo Ce ConTexte dans le sens où il s’agit d’un travail qui interroge la situation de la représentation et les motivations qui nous amènent à monter sur scène. Ces deux pièces prennent en compte la situation présente dans la salle et se nourrissent d’elle. Mais Sur l’interprétation – titre de l’instant est aussi tout l’envers de ce précédent solo. Dans Ce ConTexte je maîtrise tout, je suis l’auteur et l’interprète, j’ai une trame de laquelle je peux dériver et revenir comme il me semble bon sur l’instant. Dans Sur l’interprétation – titre de l’instant, je suis à la régie. Je ne maîtrise pas l’interprétation. Je mets en place une situation qui est censée sortir de mon contrôle. C’est une pièce qui dévoile le processus inhérent au travail dans le spectacle vivant, pendant lequel un auteur communique verbalement des intentions aux interprètes. Ils·elles se mettent alors en action, puis commence un «ping-pong» de répétitions jusqu’à l’aboutissement. Sur l’interprétation – titre de l’instant révèle ce premier stade de ping-pong et cherche à dévoiler le processus d’interprétation des consignes verbales : la digestion des mots, leur compréhension et leur traduction en actions. Je pense que la frustration que j’éprouve en tant qu’auteur, quand je ne parviens pas à transmettre quelque chose à un interprète car il·elle opère autrement ou comprend une autre chose, se trouve au centre de la pièce. Il s’agit d’accepter la dérive, la multitude d’interprétations, la beauté de la subjectivité de chacun·e et de mettre de côté le désir d’un «perfectionnement». À la place d’une union entre l’intention de l’auteur et l’exécution des interprètes, on cherche, à l’inverse, à rendre visible le décalage entre les deux, les malentendus.

Pourriez-vous revenir sur la genèse et l’histoire de ce projet ?

Je développe la partition enregistrée de Sur l’interprétation – titre de l’instant depuis 2010. La genèse du projet est née d’une invitation pour laquelle je n’étais pas disponible. En parallèle, je faisais des recherches sur des «œuvres instructions» d’artistes fluxus et j’ai eu l’idée d’envoyer une partition enregistrée avec des instructions pour le public. Cette programmation n’a finalement jamais eu lieu mais elle a marqué pour moi le début de cette réflexion. Puis, en 2013, je réalise deux projets «participatives», qui s’appuient sur le public avec un noyau de spectateur·ices rencontré·es en amont pour un court atelier pendant lequel j’explique l’enjeu et le déroulé de la performance. J’ai commencé ces versions participatives «amateur·ices» par manque de budget. Puis finalement une production arrive à se monter et je réalise en 2017 la première version avec une équipe professionnelle, avec des répétitions, etc. Cette première a eu lieu au festival Artdanthé à Vanves avec 4 interprètes : Massimo Fusco, Olivier Balzarini, Jagna Ciuchta et Lina Schlageter. Depuis, plusieurs autres occasions pour montrer Sur l’interprétation – titre de l’instant sont arrivées : à la Cité des Arts dans le cadre de l’événement Nous ne sommes pas le nombre que nous croyons être, avec une dizaine d’étudiant·es de différentes écoles de Beaux-Arts, à Bétonsalon dans le cadre de ma première exposition personnelle pour les quinze ans de ce centre d’art : Ça commence, la lumière change, une belle musique arrive, au Latitudes Contemporaines à Lille au Musée Picasso lors de la nuit blanche 2019, dans une MJC de Dijon et au Subs à Lyon. Ainsi la pièce a ainsi évolué comme une plateforme sur laquelle on s’exerce autour de la question phare de la pièce : qu’est ce qui est possible ici et nulle part ailleurs ?

Comment avez-vous initié le travail de recherche avec les interprètes ?

Les «œuvres instructions» d’artistes Fluxus, les écrits de Wittgenstein, d’Umberto Eco et d’autres sur le rapport entre sens et usage du langage, m’ont beaucoup inspiré, ainsi que tout ce qui concerne le rapport entre partition et interprétation. Par l’interprétation physique, nous donnons un sens et dévoilons notre compréhension des mots. Au-delà de ces références théoriques, je me suis appuyé sur ma propre expérience en danse, comme interprète, en particulier pour Marlène Monteiro Freitas. Marlène nous a toujours demandé des choses impossibles et j’ai eu beaucoup de plaisir et d’intérêt à tenter de relever les défis qu’elle nous proposait. Quelque part, elle m’a aidé à approfondir ce que j’aime faire sur scène : partager l’effort de l’interprétation. Plus la tâche demandée est impossible, plus c’est intéressant et amusant pour moi. Souvent, avant les répétitions, je demande aux interprètes une chose qu’ils aimeraient et une chose qu’ils n’aimeraient pas faire sur scène. Leurs réponses deviennent une base de travail : on essaie de creuser pourquoi, pour essayer de le faire quand-même… Les deux sont difficiles et souvent se mêlent. On découvre que ce qu’on croyait ne pas aimer peut être agréable et que ce qu’on désirait faire peut devenir un vrai cauchemar. Le potentiel de la pièce se trouve à cette intersection. Elle permet d’élargir la palette de ce qu’on considère «possible» en demandant d’interpréter et de rendre vivable, voire même agréable ce qu’on considère «ne pas aimer». L’enveloppe protectrice du spectacle permet cette expérience. Sur scène, tout est à la fois réel et fictionnel. Ça devient une sorte de «massage psychique » de nos résistances et nos propres préjugés. J’invite les interprètes à utiliser la scène comme un lieu où l’on peut prendre une distance avec l’image de soi, en livrant une image de nous-même qui ne nous convient pas ou ne nous est pas confortable. Ça touche un point fragile : pourquoi montons-nous sur scène ? D’où vient ce désir, passion, envie ? Toutes les réponses sont bonnes, mais je trouve qu’elles sont toutes très embarrassantes et difficiles à avouer. Dans Sur l’interprétation – titre de l’instant, on joue avec ça. Pas pour donner une réponse, mais en s’appuyant sur ces questions comme une impulsion qui génère une matière à explorer sur scène.

Vous explorez sur scène l’idée que «tout est à la fois réel et fictionnel». Qu’est-ce qui vous intéresse dans cette zone instable, entre mise en scène et spontanéité ?

Dans Sur l’interprétation – titre de l’instant, il est «interdit» d’improviser. Rien n’est spontané mais il y a une spontanéité qu’on prépare en amont. Par exemple, avec Massimo Fusco pendant les répétitions à Vanves, nous avons beaucoup travaillé le rapport qu’il entretient avec son père. Il avait préparé un texte et une danse qui évoquait cette relation. Puis, pendant le spectacle, nous avons tous été étonnés lorsqu’il a abandonné «le planning», demandé à la régie une musique spécifique et invité son père présent dans le public à danser avec lui. C’était remarquable. Et je suis certain que toutes les répétitions ont finalement servi à cette décision imprévue. Massimo savait qu’il était encouragé à faire ce qu’on avait travaillé ou autre chose… La structure de la pièce amène les interprètes et le public à sentir un fil fragile qui se tisse entre eux au moment présent et c’est pour moi essentiel dans un spectacle. Cet état d’alerte, aux aguets, émerge de cet interstice entre mise en scène et spontanéité, qui ne sont pas contradictoires mais au contraire, entrelacés et mêlés l’un à l’autre.

Quelle place avez-vous laissée aux interprètes lors du processus de création ?

Comme mentionné, les interprètes ont d’abord choisi librement une chose qu’ils·elles souhaitaient faire et une chose qu’ils·elles ne souhaitaient pas faire. Puis nous avons travaillé ensemble à partir de leurs réponses. Mon rôle était de les pousser à une interprétation engagée de ce qu’ils·elles ont choisi. Si c’est juste l’action, ça n’a pas d’intérêt, il faut injecter une intention magique derrière les actions. Pour Jagna Ciuchta par exemple, qui est une artiste plasticienne qui n’était jamais montée sur scène, c’était clairement un seuil à franchir. Elle a fait plusieurs danses mais il y avait derrière toutes un but personnel et profond : essayer «d’ignorer le public» ou de danser comme s’il n’était pas là. Cette qualité qu’elle a amenée sur scène est unique. Elle exige une combinaison entre manque d’expérience d’un côté et forte motivation de l’autre. Un·e danseur·euse professionnel·le expérimenté·e aurait eu beaucoup de mal à trouver cet état. Il faut trouver des astuces pour s’engager totalement dans l’action et donc trouver des actions ayant une signification personnelle profonde pour chaque interprète.

Quelles latitudes laissez-vous aux interprètes au cours de la représentation ?

Nous avons une partition stricte définie en amont, mais aussi un joker qui est que la situation présente est toujours plus importante que le plan. Ce qu’on veut montrer est l’effort instantané. Ce serait dommage de se priver d’une occasion qui se présente dans l’esprit d’un interprète pour rester «fidèle» à un scénario, comme l’implique le titre de la pièce : Sur l’interprétation – titre de l’instant. Cet instant est une fenêtre à la dérive, une dérive légitime et nécessaire, qui me semble essentielle dans les arts vivants. Mon rôle est d’accompagner et de jongler avec les interprètes depuis la régie. Mon moyen d’action est la bande son de la pièce constituée de musiques et d’instructions verbales. Je connais les «cartes» des interprètes, je sais ce sur quoi ils·elles ont travaillé lors des répétitions. Ainsi, je peux rebondir soit en diffusant ce qu’on appelle des «vagues» qui sont des instructions verbales préenregistrées, soit en diffusant des musiques ou bandes son choisies par rapport au contexte. La partition que je livre depuis la régie fonctionne comme des « vagues » sur lesquelles les interprètes sont libres de surfer.

Lors de sa présentation à Bétonsalon en 2018, vous avez imaginé un nouveau format, un nouveau dispositif, avec de nouveaux interprètes. Quels étaient les enjeux de cette nouvelle version ?

Nous avons réalisé deux projets à Bétonsalon : un spectacle pour le vernissage et une exposition avec la présence permanente d’un·e interprète durant deux mois. C’était une invitation courageuse de la part de Bétonsalon, qui m’a proposé de transposer le spectacle en exposition pour fêter leurs quinze ans d’existence. Pour le vernissage les enjeux étaient « ordinaires ». C’était un spectacle d’une durée de quatre heures avec une circulation libre du public. Le contenu était évidemment orienté et adapté comme toujours par rapport au contexte, ici le rapport entre spectacle et espace muséal, l’ambiance d’un vernissage, la célébration d’un anniversaire, etc. Puis, pour l’exposition, j’ai imaginé un autre dispositif avec un nouveau protocole, cette fois-ci avec un·e seul·e interprète en permanence dans le lieu. Nous avons installé une console son (touchpad) qui, par l’activation volontaire du visiteur, générait des instructions verbales issues de la pièce, à interpréter par l’interprète ou les visiteurs. L’alternance entre plusieurs interprètes et les soixante-quatre instructions préenregistrées ont permis de générer de très nombreuses situations de visites et interactions, chaque jour différentes. Les interprètes étaient libres de changer leur manière d’interpréter les consignes.

Performer en continu dans un lieu d’exposition a-t-il provoqué de nouvelles situations ?

Étant donné que le centre d’art n’est pas fréquenté par des visiteurs en permanence – il arrive même parfois qu’il soit vide, nous avons dû nous adapter pour performer sans être regardé·es. Un exercice inhabituel pour nous qui sommes habitué·es à performer devant un public. Nous avons intégré cette situation en essayant de travailler pour un public imaginaire, comme si c’était un espace d’entraînement. Puis, dès qu’un·e visiteur·euse entre dans l’espace, on peut constater et témoigner de l’influence de sa présence sur notre activité. Les visiteur·euses sentent également qu’ils·elles font partie de la performance et qu’ils·elles l’influencent.

Cette version «hors plateau» semble proposer de nouveaux concepts, de nouveaux protocoles aux interprètes… Comment mute la pièce selon les lieux de représentation ?

En effet, les circonstances ont fait qu’à chaque programmation, je me suis retrouvé avec un nombre différent d’interprètes, avec ou sans expérience de la pièce, parfois un mélange (intentionnel ou pas) entre professionnel·les et amateur·ices, pour des espaces scéniques et non scéniques. La pièce qui était déjà souple dans son essence l’est devenue encore plus pour s’adapter aux différentes invitations. Aujourd’hui, Sur l’interprétation – titre de l’instant existe en deux versions : une version «théâtre» avec une entrée public, un début, un spectacle et une fin, sur une durée d’un peu plus d’une heure et avec un scénario précis. Et une version «longue» qui se joue hors théâtre, dans des espaces muséaux ou autre, avec un nombre changeant d’interprètes, une circulation libre du public et sur une durée de trois à quatre heures, avec un scénario plus souple. 

Dans un précédent entretien réalisé en 2017 après la création de Ce ConTexte, vous me disiez « essayer de travailler en questionnant les limites de la danse ». Aujourd’hui, avez-vous trouvé ces limites ?

«Essayer de travailler en questionnant les limites de la danse», est une tentative d’affirmer que ces limites sont flexibles et floues, même si existantes et importantes. Il s’agit justement de se demander : quand est-ce qu’une action est considérée comme une danse ? Et quand elle ne l’est pas ? Pourquoi ? C’est une méthode de travail, non pas une tentative de clarification ou de définition claire. Au contraire, plus on arrive à flouter les limites, plus on se questionne…

Sur l’interprétation – titre de l’instant, conception Yaïr Barelli. Lumière Yannick Fouassier. Son Cristián Sotomayor et Jonathan Reig. Photo © Mathilde Assier.

Sur l’interprétation – titre de l’instant est présenté le 13 mai au MAC VAL – Musée d’Art Contemporain du Val-de-Marne à Vitry puis le 2 juillet au parc Audin à Bagnolet, dans le cadre des Rencontres Chorégraphiques Internationales de Seine Saint Denis, en collaboration avec le Samovar.