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Betty Tchomanga, Leçons de Ténèbres

Propos recueillis par Marie Pons

Publié le 19 mai 2023

Dans Leçons de ténèbres, quatre corps font résonner voix du passé et chants d’avenir. En circulant dans l’espace, ils convoquent les éléments, se font transmetteurs, oracles, travaillent à mettre au jour des récits enfouis. Betty Tchomanga ouvre ici une assemblée chorégraphique, où les revenants côtoient les vivants, face à face, yeux dans les yeux, pour mettre en partage une réflexion à propos de la violence des histoires qui nous fondent.

Lorsque la pièce débute, quatre figures fantomatiques sont en mouvement dans l’espace. Qui sont-elles ? 

Ce sont des revenants, que l’on découvre en effet dès la première leçon, intitulée Autopsie des fantômesÀ la suite de Mascarades, je souhaitais continuer à comprendre les rituels associés à la figure de Mami Wata, divinité puissante et ambiguë, associée au culte vaudou. Je suis partie au Bénin, où je me suis intéressée au culte Egun, très présent dans le pays, qui donne lieu à des danses de masques, effectuées en lien avec la célébration des ancêtres disparus. Les costumes m’ont tout de suite frappés, ce sont de grands drapés aux tissus très colorés, brillants et ornementés, qui couvrent entièrement le corps et le visage. D’ailleurs, on ne considère pas que ce sont des humains qui se trouvent en dessous mais des revenants. 

Quel a été ton accès à ces danses, ces revenants ? 

Lors d’un second voyage, j’ai assisté à une cérémonie Egungun à Ouidah, et cela m’a impressionnée. J’ai aussi découvert en rentrant le travail de l’artiste béninois Romuald Hazoumè, qui a fait une série de photographies de ces danses. Il raconte que le culte Egun vient de l’ethnie Yoruba, qui a été largement déportée pendant la traite, et que l’on peut considérer que les premiers revenants sont ces esclaves qui ont péri pendant la traversée, et qui reviennent sur leur terre. Ce culte s’est aussi développé au Bénin au moment du retour de certains esclaves, du Brésil notamment, et les tissus utilisés pour les costumes sont historiquement issus du commerce transatlantique. Une toute autre dimension que l’aspect esthétique est alors entrée en jeu et a résonné en moi. Dans une dimension plus personnelle, par mes origines camerounaises, on m’a transmis les croyances Bamiléké, où le rapport aux ancêtres est matérialisé, ritualisé. On garde les crânes des disparus, qui reposent dans une maison du village et on communique avec eux, en partageant des repas par exemple. Les revenants, ce sont donc les membres d’une famille qui sont décédés et qui reviennent pour régler des problèmes, qui ont une fonction d’oracle aussi parfois. La question des ancêtres, des revenants et de la mort est très présente dans la pièce. 

Ces figures dévoilent quatre corps très différents : femmes, homme, enfant, peaux noires, blanches, métisse. Pourquoi avoir composé ce groupe-ci ? 

Dès le départ j’ai imaginé un enfant dans cette pièce. Ce sont Balkis et Zoé, présentes en alternance. En commençant le travail avec elles, tout de suite est apparu un jeu très enfantin avec les costumes, celui de se cacher sous un drap pour jouer au fantôme. Le jeu a fait apparaître des images, et il m’intéressait dès lors de voir comment différentes dimensions pouvaient naître d’un rapport à un objet, selon la façon de s’en saisir, de l’habiter. L’enfant c’est le futur, mais dans Leçons de ténèbres la lecture de chaque élément, chaque séquence, varie en fonction de ce que l’on porte chacun.e dans nos corps et dans nos imaginaires. Pour ces mêmes raisons, il me semblait important de réunir des femmes, des hommes et des couleurs de peaux différentes. Avec ce projet, il est question de la mémoire, de ce que l’on porte, des histoires que l’on partage. Ce que je pose avec Leçons de ténèbres c’est que ces quatre protagonistes et le public présent ont en commun, collectivement, l’histoire coloniale. L’histoire de la traite, de la colonisation et de l’impérialisme touche quasiment l’ensemble de la planète. Cela ne concerne pas seulement les personnes afro-descendantes, alors quels liens existent pour chacun.e d’entre nous, et comment quatre points de vue peuvent ici s’exprimer, parler depuis leurs endroits ?

Plusieurs gestes de retournement sont visibles : un costume blanc dévoile un corps noir et inversement, la danse est articulée-désarticulée, presque comme si le squelette guidait le mouvement, comment as-tu travaillé cette qualité particulière ?

C’est drôle, parce qu’Egungun en fon-gbe veut dire « squelette ». Dans mes intentions de départ, j’avais envie de partir d’une posture, un peu comme dans Mascarades j’étais partie du saut. J’ai travaillé à partir d’un corps courbé, dont le visage aurait disparu. À partir de la courbure, l’opposé est apparu aussi, des corps renversés, la cage thoracique qui oscille entre arches vers le ciel et la terre. À un moment donné, on observe nos silhouettes se refléter dans l’eau, la tête en bas, c’est une image inspirée de la série Stranger Things où existe l’inquiétant Monde à l’envers. Aux côtés de ces gestes de retournement, il y a aussi une pulsation, toujours présente, qui se joue dans la poitrine, connectée à la respiration. Elle crée un lien musical et rythmique qui construit la danse, fait lien entre les corps et nourrit notre rapport à l’espace. 

On entend aussi vos voix, des chants, la langue est une matière chorégraphique en soi, comment l’as tu travaillée ?

J’en viens au titre, Leçons de ténèbres est un genre musical, au départ religieux, apparu au XVIIe en France et qui contient des chants récitatifs. C’est aussi le titre d’un film de Werner Herzog, qui dépeint la destruction par le feu de centaines de puits de pétrole pendant la guerre du Golfe, un désastre humain et écologique. Le mot leçon est fort, et renvoie pour moi à la forme du récit, qui est primordial dans cette pièce. Les récits que l’on déterre, que l’on a oublié, ceux qui sont difficilement exprimables par le langage commun. Je me rends compte qu’il y a un langage souterrain dans mon travail, qu’il existe une dimension insaisissable dans ce qui est dit, ce que l’on entend. Il faut accepter de s’y laisser perdre, pour accéder à une couche plus physique, sensorielle, mémorielle. Cela passe aussi par le fait que les corps, les voix mais aussi la musique, les objets, l’espace parlent alternativement à certains moments de la pièce.

La bande-son est tissée de paroles, de chants, de témoignages documentaires. Quelle question vous a conduit à rassembler ces éléments, avec Stéphane Monteiro ? 

Une hétérogénéité de voix s’y trouvent rassemblées en effet, de la même manière qu’il y a une hétérogénéité de corps en scène. J’aime observer comment des résonances se créent entre des éléments a priori éloignés. Par exemple, dans la sixième leçon on peut entendre un chant de Folly Azaman, qui évoque la manifestation de Mami Wata par le feu, auquel répond un chant breton qui raconte une dispute entre l’eau et le feu, chanté par Balkis. Soit deux sources puisées à des endroits différents qui se répondent, se rencontrent. Travailler l’association de sons, d’images est une façon de proposer aux spectateur.ices un déploiement d’imaginaires pluriels possibles, et laisser le sens en émerger. On entend un extrait du film Rize de David LaChapelle, ou Voodoo child de Jimi Hendrix, et c’est comme si chaque couche venait épaissir le tout, l’enrichir de plusieurs sens possibles.

Le public est assis tout autour, comme convié à faire partie d’une assemblée, inclus par un jeu de regards, parfois des invectives, comment avez-vous travaillé cette adresse tous les quatre ?

Le regard est un endroit important dans mon écriture. Je dirais qu’il y a plusieurs qualités, entre interpeller, provoquer, presque défier et en même temps c’est un jeu, qui permet une circulation. Nous sommes tou.te.s les quatre les maître.sse.s de cérémonie en quelque sorte, nous tenons les rênes de ce qu’il se passe, on joue avec la distance, sa limite, son maintien. La distance génère une forme de tension intéressante avec les spectateur.ices, permet une meilleure lisibilité de la situation et laisse de la place pour que des images puissent apparaître. Le fait que certaines chaises restent vides par exemple, on peut penser à des cages thoraciques ou à des colonnes vertébrales, penser au fait qu’elles sont en plastique, matériau considéré comme négatif à présent, penser à un jardin ou à un bord de mer… Très tôt en studio j’ai senti que ce ne serait pas une pièce frontale, qu’il y avait besoin d’une circularité, mais le cercle me semblait trop enfermant, trop associé à la question du rituel. La quadrifrontalité renvoie plutôt à un espace organisé et partagé collectivement, comme l’espace du battle dans la danse. Le carré est un mode de rencontre performatif fort, il peut rappeler aussi l’espace du ring. On se voit, on vous voit, on est ensemble. Cet espace est aussi lié à la métaphore du navire, d’être dans le même bateau. C’est l’une des choses qui m’a touchée dans l’écriture de Malcolm Ferdinand. Dans Une écologie décoloniale, il évoque les navires négriers et parle d’un navire monde, où l’on est tou.te.s embarqué.e.s, avec des questions à se poser : qui est-ce que l’on jette par dessus bord, est-ce que l’on remet de la circulation à certains endroits, comme entre la cale et le pont ? 

L’eau, le feu, la brume sont aussi présents, comment ces éléments sont apparus, ont trouvé une place dans la pièce ? 

Cette nuit, j’ai réalisé que la définition du vaudou que l’on m’a donnée au Bénin est celle d’un système de croyances basé sur les quatre éléments, l’eau, le feu, la terre et l’air, et d’une opposition entre lumière et obscurité. Soudain cela m’a frappé, Leçon de ténèbres reprend cette définition dans sa construction et les éléments qui la composent. Je laisse en grande part mon inconscient me parler lors d’une création, et souvent la compréhension arrive au fur et à mesure que la pièce vit. J’ajoute qu’à la genèse du travail, la pièce s’appelait Wildfire, qui est le nom d’un navire négrier, qui pourrait être traduit par Feu de forêt. J’avais très envie de travailler avec le feu, j’ai fait des recherches pour pouvoir l’utiliser dans l’espace du théâtre, j’ai travaillé avec des images de révoltes, de destruction, au moment des émeutes liées à la mort de George Floyd, des incendies en Australie. Les résonances étaient très fortes, et j’ai découvert à ce moment là le film de Werner Herzog, où le feu est associé au pétrole et à l’eau noircie. Le rapport entre le feu, l’eau, la destruction est parti de là.

À propos du titre, la pièce ne donne pas la leçon pour nous dire exactement ce qu’il faudrait dire, penser, faire par rapport à l’état du monde. 

C’est vrai qu’il ne m’intéresse pas du tout de faire la leçon, et c’est ce qui peut me gêner parfois dans certains discours en lien avec l’écologie, la leçon sur la bonne et la mauvaise conduite. Parce qu’il y a tellement d’inégalités, que selon le pays où l’on vit, sa classe sociale, sa couleur de peau, nous n’avons pas les mêmes moyens de faire face aux mêmes exigences. Dans ma manière d’appréhender le monde, je n’aime pas les vérités arrêtées, je trouve qu’il y a plus de force à mettre la pensée en mouvement. La complexité est trop souvent évacuée, piétinée. Pour trouver des solutions, il faudrait pouvoir davantage accepter de trouver des positionnements divers, situés. En cela, la diversité de nos présences, de nos pratiques et nos parcours dans Leçons de ténèbres nous place face à l’altérité, dans un processus qui complexifie la rencontre, et je pense qu’il y a là une vraie force.

Leçons de ténèbres, chorégraphie Betty Tchomanga. Avec Amparo Gonzalez Sola, Adélaïde Desseauve, Betty Tchomanga, Folly Romain et Balkis Mercier Berger en alternance avec Zoé Jaffry. Assistante à la création Emma Tricard. Lumière Eduardo Abdala. Espace Eduardo Abdala, Émilie Godreuil et Betty Tchomanga. Son Stéphane Monteiro. Composition musicale Mackenzy Bergile, Folly Azaman, Stéphane Monteiro et Betty Tchomanga. Costumes Betty Tchomanga en collaboration avec Marino Marchand. Régie générale et plateau Emilie Godreuil. Regard extérieur Dalila Khatir. Travail vocal Dalila Khatir et Viviane Marc. Technicien plateau Bruno Roudaut. Voix enregistrées Folly Romain et Fortuné Agossa. Production et diffusion Aoza – Marion Cachan et Roxane Torche. Audiodescription Valérie Castan. Ecriture du livret Olga Rozenblum. Photo © Pascale Cholette