Photo Je voyais ça plus grand @ Florent Hamon HD

Simon Tanguy & Thomas Chopin, Je voyais ça plus grand

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 22 mai 2023

Guidés par un goût certain pour l’humour et l’autodérision, Thomas Chopin et Simon Tanguy développent une écriture qui puise dans les codes du théâtre, de la danse, du cirque, de la comédie musicale, du clown, du stand-up et du burlesque. Avec Je voyais ça plus grand, le duo explore la figure du saltimbanque en puisant dans leurs propres histoires pour imaginer le portrait d’un artiste en crise. Dans ce seul en scène, les deux chorégraphes évoquent aussi bien l’excitation et la joie de monter sur scène que la fatigue, les doutes et la précarité inhérente de leur métier. Dans cet entretien, Thomas Chopin et Simon Tanguy partagent les rouages de leur recherche et le processus de création de Je voyais ça plus grand.  

Thomas, Simon, vous collaborez ensemble depuis quelques années. Pourriez-vous revenir sur l’histoire de votre binôme artistique, vos affinités, et le désir de développer un travail ensemble ?

Thomas Chopin : Nous nous sommes rencontrés au Samovar, l’école de clown et de théâtre physique à Bagnolet en 2005. J’étais intervenant et Simon était élève dans une promotion de clown. Simon et moi avons le même profil avec presque dix ans de différence.

Simon Tanguy : Thomas y enseignait ponctuellement le théâtre physique : sur des principes corporels, des actions, sur le poids, la vitesse. À cette période, il était interprète pour Karine Pontiès et Nasser Martin-Gousset. Ces cours m’ont intéressé tout de suite, notamment par l’approche plus contemporaine que ce que l’on faisait à l’école. C’est lui qui m’a poussé à passer l’audition pour le conservatoire national d’Amsterdam en danse et, par conséquent, quitter le milieu du clown ! Lorsque je suis rentré en France après mon diplôme, Thomas m’a proposé d’être interprète pour sa nouvelle création… Puis finalement, j’ai dansé dans toutes ces pièces depuis !

Thomas Chopin : De son côté, Simon m’a invité en tant que chorégraphe et dramaturge pour sa pièce Fin et Suite en 2019 puis à co-signer la mise en scène et la chorégraphie de Crépuscule Frisson en 2023. Je peux dire aujourd’hui que depuis la fin à ma carrière d’interprète, après plus de vingt ans passés sur scène, Simon est devenu une sorte d’alter ego. Nous avançons par mimétisme, chacun emprunte à l’autre. Ensemble nous sommes très créatifs et on ne se lasse pas. Donc on continue.

Simon Tanguy & Thomas Chopin : Notre écriture explore différents genres et registres : le cirque, la comédie musicale, le clown, la danse, le théâtre, l’humour, le stand-up, le burlesque, le grotesque, etc. Chaque genre et registre à son propre vocabulaire, son mode de jeu, de présence, d’adresse, etc. Notre recherche artistique consiste à réussir à combiner et à entremêler ces différents genres de manière organique sans que la pièce devienne une succession de vignettes.

Je voyais ça plus grand propose une radiographie de votre relation au travail, en tant qu’artiste de spectacle. Pourriez-vous retracer l’histoire et la genèse de ce projet ?

Simon Tanguy : La genèse de ce projet remonte à plus de quatre ans… Lorsque j’ai commencé à conceptualiser cette pièce, une des premières images que j’avais à l’esprit était celle de l’homme-orchestre. Cette première figure m’intéressait car elle transpose l’idée de multi-tâche et symbolise le quotidien du travailleur, du free-lance, de l’artiste. Au tout début, j’avais envie de condenser dans un seul solo toutes les pratiques que je n’avais jamais eu l’occasion de réaliser sur scène : de la batterie, de la guitare, de la trompette, du cirque, du jonglage, des acrobaties, de la barre fixe, etc. J’ai commencé par prendre des cours de guitare, de batterie, d’acrobatie, regarder des tutoriels de jonglage sur internet, demander à un constructeur un agrès de cirque… Puis quand Thomas est arrivé en répétition, il a été un peu surpris par cette profusion d’objets et de pistes de recherche… Sans rentrer dans les détails, Thomas a été patient et m’a permis de comprendre que j’étais juste comédien, danseur, trompettiste, et que je n’allais pas pouvoir maîtriser toutes ces techniques. Et à moins de faire un spectacle sur quelqu’un qui rate, il fallait mieux abandonner… En discutant, il a compris que le processus traduisait une peur de vieillir, une peur de ne plus pouvoir faire toutes ces activités que je rêvais de faire. Cette première partie du processus a permis de digérer mon âge et le temps qui passe…

Thomas Chopin : Le désir de travailler sur le saltimbanque et le travailleur est apparu assez rapidement. Je me suis souvenu de l’ouvrage Portrait de l’artiste en saltimbanque du critique d’art Jean Starobinski. Il s’agit d’un livre sur la passion des intellectuels et des artistes du XIXème pour le monde des saltimbanques. Y sont compilés des textes, des images, des tableaux représentants des clowns, circassiens, acrobates, etc., hors de la scène, en loge, en pause, à l’entraînement, souvent avec une expression de fatigue. 

Comment ce livre a-t-il été déterminant dans la conception de Je voyais ça plus grand ?

Simon Tanguy : Portrait de l’artiste en saltimbanque a été pour moi la pierre angulaire de notre recherche. Le livre dévoile l’envers du décor et des paillettes. je me suis retrouvé entre ces pages et dans ses personnages fatigués. Finalement, le métier d’artiste est très éphémère dans sa dimension existentielle. Ce sont des personnes dont le rôle social est de créer du beau, du touchant, du sensible sur un court moment, puis les spectateurs rentrent chez eux. Une représentation théâtrale n’est que la partie visible de l’iceberg de la création artistique. Le milieu du spectacle est idéalisé car il s’agit d’un « métier passion », pourtant notre quotidien est loin d’être radieux. On passe parfois plus de temps devant l’ordinateur qu’en studio, à essuyer les refus et à envoyer des mails dans le vide. C’est aussi un milieu avec beaucoup de concurrence, adepte du jeunisme. Les artistes ont souvent peur de ne plus exister au regard de l’autre, des programmateurs, des pairs. La peur de l’échec est perpétuelle.

Thomas Chopin : Cette fatigue inhérente à notre métier est devenu le sujet qui a guidé notre recherche : la fatigue de l’entrepreneur·euse du spectacle qui doit maintenir à flot sa compagnie, du saltimbanque qui doit amuser la galerie et de l’homme·femme qui doit réussir sa vie. Le sociologue Menger avait d’ailleurs repris le titre de Starobinski pour son essai Portrait de l’artiste en travailleur une étude sur les intermittents du spectacle plongés dans les affres du libéralisme. À chaque époque, l’artiste est précaire. Même en France, malgré l’assurance chômage, être artiste reste une situation professionnelle fragile. Au début, Simon avait une ambition démesurée : un professeur d’acrobatie venait tous les matins pour l’entraîner. Il espérait faire au moins une acrobatie dans la pièce… Il voulait absolument jouer de la musique, de la batterie, il voulait chanter etc. Il voyait grand. Ce que j’apprécie chez Simon, c’est qu’il passe à l’action et qu’il n’hésite pas à monter sur le plateau, prêt à tout expérimenter. C’est un super acteur-danseur-improvisateur. Il est aussi orgueilleux, ses années de formation en clown n’ont pas été simple mais il persiste à vouloir faire rire. C’est ce que nous racontons dans le spectacle.

Pourriez-vous partager quelques références qui ont nourri l’imaginaire de Je voyais ça plus grand ?

Thomas Chopin : Nous avons commencé par collecter des images et des films des clowns, burlesques, excentriques, danseurs. En particulier les danses de cabaret et du music-hall des années 1920 exécutés par des clowns ou des acrobates. Les mêmes que nous retrouvons au cinéma à cette époque. Les clowns ont développé un langage gestuel et chorégraphique très particulier hérité de la commedia dell’Arte. Les interdictions successives de l’usage de la parole pendant toute l’histoire moderne et les premières décennies du cinéma qui était techniquement muet ont obligé tous les saltimbanques à être très inventifs. Puis certains travaux d’artistes contemporains comme Paul McCarthy et Bruce Nauman ont été des sources d’inspiration. L’ouvrage L’idiotie de Jean-Yves Jouannais, nous a aussi accompagnés durant le processus de recherche.

Simon Tanguy : Plusieurs figures ont traversé le processus de création : l’homme orchestre, le clochard céleste, les errants et les prophètes, etc. Tous les danseurs excentriques du début XXème Siècle : les danseurs de cabaret, avec des danses flexibles, étranges, surprenantes, avec leurs pas, leurs dégaines, leurs expressions faciales… Ensuite, j’ai regardé beaucoup de stand-up avec des comédiens qui jouent sur la figure du loser, comme Woody Allen, Andy Kaufman, etc.

Pourriez-vous revenir sur le processus de création de Je voyais ça plus grand ?

Thomas Chopin : Au tout début, Simon était sur le plateau et moi dans la salle, avec un micro. Nous avons beaucoup improvisé, lui avec son corps et moi avec la parole. Nous avons passé beaucoup de temps à improviser avec le compositeur Jérémy Rouault ou le créateur lumières Ronan Bernard. Nous avons ainsi créé de nombreuses situations rocambolesques avec des objets et des personnages absurdes. De ces résidences en pleine pandémie est né un cabaret surréaliste qui n’a finalement jamais vu le jour… Cette première version était peut-être trop chaotique… Nous avons finalement écrit une nouvelle version en retirant les passages inspirés du cabaret et en se focalisant sur le stand-up. 

Simon Tanguy : Ça a été difficile pour moi de me séparer de ces scènes que j’aimais beaucoup. Nous sommes rentrés en studio avec pour objectif de développer les numéros de stand-up que nous avions déjà créés. On passait des journées à se moquer de ma vie, de mes ambitions, de mes rêves, de mes frustrations… Même si c’était toujours avec beaucoup de bienveillance, ça n’a pas été toujours évident de rester enthousiaste en réveillant toutes les galères qui me sont arrivées… Thomas est un bon collaborateur et a le rire facile, il a donc toujours rendu ces moments agréables. Notre idée était de créer une confession touchante d’un artiste normal, une forme d’anti-héros auquel le public peut s’identifier. Puis nous avons ajouté de petits numéros de danse, de contorsion, de trompette… Ce processus était très stimulant et nous avons eu envie de continuer à travailler ces matériaux, de parler de notre métier à travers le prisme de la comédie. Notre prochaine création Crépuscule Frisson s’inspire de cette expérience et met en scène avec beaucoup d’auto-dérision une équipe d’artistes dans une loge avant un spectacle pour qui la cohabitation est compliquée… La loge représente un sas de concentration et la une cellule de crise en état d’urgence.

Je voyais ça plus grand, chorégraphie et mise en scène Simon Tanguy et Thomas Chopin. Interprétation Simon Tanguy. Lumières et régie générale Ronan Bernard. Musique et régie son Jérémy Rouault. Costume et accessoires Stefani Gicquiaud. Photo Florent Hamon.

Je voyais ça plus grand est présenté le 25 mai dans le cadre des Rencontres chorégraphiques internationales de Seine-Saint-Denis (séance scolaire)