Photo Dieter Hartwig

Jule Flierl, Störlaut

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 23 janvier 2023

Jule Flierl développe depuis plusieurs années une recherche pluridisciplinaire qui s’articule sur les points de convergences entre la voix et le corps, notamment à travers des méthodes de chant somatique. Inspirée par les « danses sonores » de la performeuse allemande des années 30 Valeska Gert, elle imagine avec Störlaut (littéralement « sons qui dérangent ») un solo burlesque et saisissant. À partir d’un travail de recherche dans les archives de Valeska Gert, la danseuse et chorégraphe propose une forme de reconstruction infidèle et distordue de l’œuvre de l’artiste et renoue ici avec certaines outrances du cabaret berlinois. Dans cet entretien, Jule Flierl revient sur les rouages de sa recherche et le processus de Störlaut.

Vous travaillez le médium danse dans une approche historique. Comment ce travail théorique de filiation s’engage-t-il dans votre pratique chorégraphique ? 

Chaque pratique de la danse a des racines historiques et est issue de techniques anciennes et complexes. Apprendre à danser, quelle que soit la technique, vise toujours à incarner certaines formes, principes et attitudes du corps, qui viennent du passé. Au départ, j’ai été influencée par le butô, avant de me confronter à des pratiques très diverses, comme la technique Cunningham à la SEAD à Salzburg. Rencontrer ces pratiques physiques historiques de l’intérieur, en en faisant l’expérience par le corps et pas seulement à partir de vidéos, m’a permis de développer des relations spécifiques avec chacune d’entre elles, à la fois de façon critique et fertile. J’aime beaucoup étudier la naissance des processus conventionnels de formation des corps, comme dans le ballet classique ou la danse expressionniste, et j’arrive à préserver une approche joviale et naïve de ses formes, en me concentrant plutôt sur les différents registres de performativité que sur la justesse d’exécution. C’est une sorte de jeu de rôle, rebattant les cartes des conventions de façon expérimentale. Je n’ai pas besoin de faire véritablement corps avec la forme, mais je peux, par exemple, observer comment mon corps réagit à cette forme, à cette pratique.

Comment envisagez-vous ce travail historique ? Comment permet-il d’enrichir une pratique contemporaine ? 

Il y a quelque chose de fascinant et d’étrange dans le fait de se raccrocher à des danses historiques : on ne peut pas simplement les juger selon notre goût personnel. La matière chorégraphique n’est pas uniquement là, présente dans la performance ici et maintenant, mais elle a également effectué un saut dans le temps, elle s’est laissée étendre et subvertir par son passage. J’envisage ma relation avec l’histoire de la danse comme une façon écologique de danser. J’essaie de prendre part à un cycle et pas seulement de combler un appétit de nouveauté et de réinvention. Travailler aussi bien avec l’histoire passée qu’avec celle à venir est quelque chose qui, pour moi, est beaucoup plus durable, artistiquement et théoriquement. Ce qui me m’anime vraiment, c’est ce pouvoir de réécrire l’histoire et de se soucier des danses, des événements ou des personnes qui ont été laissées à l’écart des historiographies. Mon travail sur les danses sonores de Valeska Gert cherche à mettre en exergue un aspect particulier de son œuvre qui pour moi est très important et politique : la voix du·de la danseur·euse.

Qu’est-ce qui a attiré votre attention dans le travail de Valeska Gert ?

Je souhaitais faire des recherches sur l’histoire de la voix dans la danse de scène occidentale. Valeska Gert prétendait être la première danseuse à avoir utilisé sa voix sur la scène occidentale et elle a inventé le terme TonTanz (ToneDance) qu’elle définit dans plusieurs de ses écrits de la fin des années 1920 et du début des années 1930. J’ai réalisé que son travail avait une forte résonance dans le futur mouvement punk allemand, dont elle recevait des lettres de fans à la fin de sa vie. Les artistes Nina Hagen, die tödliche Doris et Frieder Butzmann, par exemple, lui ont dédié des œuvres dans les années 1980. Ce qui a attiré également mon attention, c’est la critique féroce que Gert fait de toutes les vanités contemporaines et son dialogue audacieux avec tout ce qui se passe dans le monde qui l’entoure. Valeska Gert était une penseuse féroce dont le travail – à grande valeur politique au regard de son époque – à impacté de nombreux artistes jusqu’à aujourd’hui.

En quoi son travail était-il, selon vous, chargé d’une valeur politique ?

Je me suis intéressée au moment de bascule de la danse muette vers la danse vocale. Valeska Gert a effectué ce glissement à la fin des années 1920, au moment de l’essor du cinéma parlant. Alors qu’avant elle les danseur·euse·s devaient sembler légers et sublimes, elle a alourdi le corps dansant, lui a rendu sa matérialité et sa réalité grâce à l’usage de la voix. Elle a mis en scène un corps outrageusement sensuel, oral, sauvage, qui ne correspondait pas non plus à la norme du comportement féminin accepté. Dans Störlaut, Valeska Gert est profondément présente, avec ses danses sonores mais aussi en prenant en charge un véritable discours. Il y avait beaucoup de débats autour de sa personne, elle critiquait par exemple beaucoup les fondements anciens des danses de ses collègues de l’époque, notamment Isadora Duncan et Mary Wigman. Elle exigeait que les danseur·euse·s dansent leur temps. Que penserait-elle alors du fait d’être devenue elle-même une référence historique ?!

Comment avez-vous initié votre travail de recherche ?

En faisant des recherches dans des archives, j’ai trouvé des textes, des films muets et quelques bobines sonores de ses ToneDances. J’ai fait le choix de ne pas les reconstituer mais de les interpréter à nouveau. En la lisant, il est apparu clairement qu’elle détestait tout ce qui lui rappelait les musées poussiéreux et qu’elle détesterait être présentée comme une figure historique. J’ai pris cette aversion très au sérieux et j’ai souhaité rendre son travail contemporain. J’ai donc travaillé en considérant les méthodes et les esthétiques issues du potentiel de son travail autour des ToneDances qui aurait pu se poursuivre si sa vie artistique n’avait pas été interrompue par sa fuite de l’Allemagne nazie.

Concrètement, comment le travail s’est-il déroulé, au cœur de ses matériaux ?

La première phase de travail s’est principalement déroulée dans les archives de Valeska Gert, la recherche s’est faite en collaboration avec la philosophe Luise Meier. Nous avons travaillé autant sur l’artistique que sur le contexte historique. Nous avons d’ailleurs, suite à ce travail, édité une publication qui se propose d’étudier la charge politique des voix féminines pendant la République de Weimar. La deuxième partie du travail sur Störlaut s’est fondée sur des reconstitutions des sources que nous avions. Pour certaines pièces comme Diseuse (1922), nous n’avons trouvé que les notations de deux phrases chorégraphiques, pour Hysteria nous disposions seulement d’une bobine audio. Ces deux premières phases du travail m’ont permis d’affiner mon attitude face à Valeska Gert. Le défi était pour moi de trouver un moyen d’incarner ses danses dans un corps contemporain. J’ai alors mis en place des méthodes pour dissocier la voix du corps dansant.

Pourriez-vous partager certaines de ces méthodes ?

Valeska Gert a opéré un changement conceptuel important en élargissant la notion de danse : elle s’est demandé pourquoi la voix ne pouvait-elle pas également danser, elle s’est servi de sons naturalistes et en a fait de la danse. Encore aujourd’hui, utiliser la voix non comme un outil théâtral à travers un texte ou une chanson, mais comme un élément chorégraphique, est selon moi très stimulant. Ceci permet de pouvoir considérer la voix comme une partie du corps qui étend sa présence à toute la pièce, comme un système pour rendre audibles des processus internes, mais aussi d’envisager un jeu perceptif entre ce qu’on voit et ce qu’on entend. J’ai travaillé avec mon corps en utilisant des méthodes de montage cinématographique. J’ai conçu les partitions dansée/visuelle et chantée/sonore de façon séparée, pour les combiner seulement dans un deuxième temps. C’était assez difficile du point de vue de la coordination, mais c’était aussi très satisfaisant. Cette dissociation crée une forme complexe, un peu monstrueuse, un corps hybride difficile à saisir.

Nous pouvons constater depuis plusieurs années une véritable effervescence autour du patrimoine de la danse occidentale et de ces grandes figures. De nombreux jeunes chorégraphes investissent et s’approprient cet héritage. Comment voyez-vous ces rapprochements ?

Je pense que la chose la plus importante est d’entrer en relation avec les maîtres non seulement par l’affirmation mais aussi par la critique, d’avoir un dialogue égal qui n’est pas basé sur l’obéissance. Nous devons nous approprier cet héritage, pour le digérer, en faire l’expérience en l’incarnant, pas seulement en regardant des vidéos ou en lisant des livres d’histoires. Il est nécessaire de se sentir libre d’être en désaccord avec nos héros, de pouvoir nous approprier respectueusement leurs dogmes mais aussi de pouvoir déshonorer les maîtres de l’histoire de la danse. Les ignorer n’aurait aucun sens, il est impossible d’éviter ou d’échapper à l’histoire de la danse. Nous sommes de toute manière partie prenante de l’histoire de la danse. Dans ce cas, comment pouvons-nous participer activement à son écriture, la réparer, corriger les précédentes lectures qui en ont été faites et avec lesquelles nous pourrions être en désaccord ?  Plus je m’engage avec les danses du passé, plus je questionne comment l’histoire est écrite. Ce qui m’anime vraiment, c’est de revaloriser des danses, des événements ou des personnes qui ont été laissées à l’écart des historiographies. Pourquoi connaissons-nous certaines figures et pas d’autres ? Je trouve que c’est très encourageant, très riche, de ne pas travailler seulement en relation avec le passé, mais aussi de se sentir suffisamment libre pour se permettre de composer le futur.

Störlaut, concept, chorégraphie, performeuse Jule Flierl. Dramaturge Luise Meier. Scénographie Pauline Brun. Lumières Emese Csornai. Sound design Sam Hertz et Nicola Ratti. Costume Lea Kieffer. Production Alexandra Wellensiek. Photo Dieter Hartwig.

Störlaut est présenté le 26 janvier à la Maison de la Culture d’Amiens dans le cadre du Festival Feminist Futures Archives.