Photo © Marc Domage scaled

Lenio Kaklea, Sonates & Interludes

Propos recueillis par Belinda Mathieu

Publié le 25 octobre 2022

Au carrefour de l’écriture, du langage et de la fiction, Lenio Kaklea développe une recherche chorégraphique hybride inspiré – entre autres – des théories féministes. Habituée à danser dans des environnements sonores (Ryoji Ikeda et Éric Yvelin), elle entreprend en 2019 de chorégraphier Sonates et Interludes (1946-1948) de John Cage, grande figure de la musique expérimentale, avec le pianiste Orlando Bass. En 2021, elle poursuit cette recherche sur ce cycle de pièces pour piano préparé de Cage avec Orlando Bass et signe un duo éponyme pour une danseuse et un pianiste. Dans cet entretien, les deux artistes reviennent sur leur collaboration, la genèse et le processus de création de Sonates et Interludes.

Lenio, tu as rencontré la musique de John Cage à l’occasion d’une commande du Centre national de la danse en 2019, dans le cadre du Portrait Merce Cunningham organisé par le Festival d’Automne. Peux-tu revenir sur cette rencontre avec le travail de Cage ?

Lenio Kaklea :
Oui, tout a commencé par cette commande lors de La Fabrique John Cage en septembre 2019, lors d’une soirée partagée avec Jean-Christophe Paré, ex-étoile de l’Opéra de Paris, où nous étions tous les deux accompagnés du pianiste Orlando Bass. Je me souviens que dans un premier temps, j’ai été un peu déçue que la commande implique de travailler avec un pianiste homme : j’avais l’impression de retomber dans des stéréotypes de genre. Mais à notre première rencontre, j’ai été immédiatement saisie par la profondeur de son jeu, de sa compréhension, de sa manière de sentir cette œuvre. Nous avons analysé la partition ensemble et il m’a aidé à décrypter des compositions parfois très techniques. J’ai beaucoup aimé me concentrer sur le piano préparé, un instrument que Cage a exploré durant sa jeunesse, entre 1940 et 1949 (un piano préparé est un piano dont le son a été altéré en plaçant divers objets dans ses cordes, ndlr.). À cette période, les pièces pour pianos préparés qu’il compose sont des commandes de chorégraphes, notamment de Syvilla Fort et de Pearl Primus. Je suis partie à la recherche d’une pièce pour piano préparé qui ne soit pas liée à une chorégraphie. Et c’est là que j’ai découvert Sonates et Interludes, qui m’a tout de suite beaucoup séduite. Pour cette première étape au Centre National de la Danse, nous avons présenté une danse sur les  sonates I, III, V, XI, XII et XIII. Suite à cette expérience, j’ai souhaité continuer la collaboration avec Orlando et chorégraphier l’entièreté de l’œuvre musicale. Mais la création a eu lieu pendant les confinements et la crise sanitaire. Orlando a enregistré les sonates avec son smartphone, ce qui m’a permis de continuer ma recherche chorégraphique dans le studio avec son interprétation, mais sans sa présence physique. Nous nous sommes retrouvés une semaine avant les représentations, en novembre 2021, une fois que la chorégraphie et la mise en scène étaient plus ou moins définies. Ce dernier temps de création a été important pour finaliser les choix chorégraphiques et commencer à performer la pièce ensemble.

Comment as-tu abordé le travail autour de la partition de Cage ?

Lenio Kaklea :
Je me suis rendu compte qu’il y avait dans cette pièce une quête presque existentielle. Ce qui m’intéressait aussi, c’est que Cage, au moment de l’écriture de Sonates et Interludes, était en quête d’un langage, d’une écriture, et avait à peu près mon âge. J’ai senti, à la fois son affinité intime et sa bataille avec les compositeurs dont il est héritier, Satie, Debussy, Schönberg, qui est peut-être consciente ou inconsciente. Il compose cette pièce bien avant qu’il devienne un artiste confirmé. Cette idée me plaisait beaucoup. C’était aussi la première fois que je travaillais à partir d’une pièce musicale de cette période du XXème siècle. C’était aussi une manière de me confronter au modernisme occidental, dont je me sens héritière, et de poser un regard critique vis-à-vis de cette modernité. En abordant cette partition, je me suis aussi rendu compte que travailler sur une composition est un exercice très intime : passer deux ans accompagnés de ces partitions a fait naître une relation intime avec son écoute et à revelé énormément de projections psychiques.

Quels types de recherches as-tu mené pour nourrir cette création ?

Lenio Kaklea
 : J’ai beaucoup lu sur la vie de Cage, notamment à travers l’ouvrage Selected Letters, publiée par sa dernière collaboratrice, Laura Kuhn. On sait que les années 1940 sont un moment où il se pose des questions profondes sur sa sexualité, sur le type de vie qu’il a envie de mener et sur sa place dans le monde de la musique. Dans les années 1950, il y a un retour très puissant du conservatisme, dans un délire hétéronormatif, viriliste et paternaliste, à la sortie de la seconde guerre mondiale. Le monde occidental est en crise. Pour la chorégraphie, j’ai travaillé avec beaucoup de ressources, même s’il n’y a pas de citation directe. Je savais que je voulais travailler avec le jazz, et la manière dont le corps féminin a été exposé et utilisé comme objet de séduction dans le Broadway de l’époque, les représentations du corps féminin à Hollywood, etc.

Avec Sonates et Interludes, tu retrouves le pianiste Orlando Bass, avec qui tu avais travaillé en 2019. Pourrais-tu revenir sur cette nouvelle collaboration ?

Lenio Kaklea
: Nous avons choisi avec Orlando de placer le piano au fond du plateau, devant le mur. Le piano est central, mais comme le pianiste est tourné dos à nous, il se révèle dans sa dimension sombre : seulement ses mouvements de mains et de dos sont visibles du public. Au niveau de la gestion de l’espace, il permet à cet instrument d’avoir une présence architecturale, tout en laissant la danse prendre de la place. Notre configuration ne raconte pas la relation entre « le pianiste et la danseuse » : chacun a son indépendance vis-à-vis de la partition et nous créons un dialogue. Je sais qu’Orlando est là, j’entends ses choix, quant à lui, il me voit de façon très fragmentaire et m’entend aussi dans l’espace… Ce sont deux vies et deux partitions distinctes qui évoluent en parallèle, qui se croisent et s’éloignent et dont le moment du croisement est parfois surprenant. Mais je ne pense pas qu’il soit nécessaire de le raconter.

Orlando, peux-tu nous en dire plus sur ce choix de se positionner dos au public ?

Orlando Bass :
On imagine que le piano a toujours été placé parallèlement au bord de scène, de telle sorte que le pianiste soit de profil. Mais historiquement, ce n’est pas vrai. Le pianiste était souvent dos au public, ce qui lui permettait de diriger dans un ensemble et d’avoir un contact avec les autres musiciens. Le concept du concert, tel qu’on le voit aujourd’hui, n’avait pas beaucoup de sens, il y a deux siècles. Il y avait moins besoin de projection sonore, c’était des endroits clos, comme des églises, où il n’y avait pas besoin d’être silencieux. Cette nouvelle disposition apparaît au XIXe siècle avec Franz Liszt, qui a fait tourner le piano, pour les projections sonores, car c’est un des premiers à jouer dans des salles un peu plus grandes, mais on raconte aussi que c’était pour cacher une verrue sur le côté gauche du visage. Être de dos n’est pas une position désagréable : on est dans son propre et je pense que ce dispositif propose une invitation à y rentrer, plutôt que d’en faire une exposition ou de le propager sur le public. C’est aussi une manière d’aller à l’encontre de l’esthétisation des mains du pianiste, qui ont tendance à capter l’attention du public et qui relève parfois presque d’une fétichisation, qui me met mal à l’aise. Le piano préparé ne projette pas comme un instrument normal, dont l’idée est de remplir le plus de place sonore. Le piano préparé va à l’encontre de ça. Acoustiquement, comme dans les choix d’espace et chorégraphique, il s’agit plutôt d’un aller vers plutôt que de projeter.

Quelles sont les spécificités de la partition de Sonates et Interludes ?

Orlando Bass :
Je pense que la partition a volontairement une certaine simplicité, qui renvoie à la période classique de 1750 à 1800, lorsque le monde musical a rejeté un certain degré de complexité contrapuntique du baroque, pour chercher une forme d’évidence. Cette recherche de simplicité est présente dans cette partition complexe, pour donner une impression d’organicité, de naturel. En soit, la partition n’est pas très difficile à exécuter, mais ce n’est pas si évident de jouer et de comprendre, d’aller en profondeur… Car l’enjeu de cette pièce est d’explorer comment l’instrument est construit. Cage a mis en place une nomenclature très précise, qui indique comment disposer à peu près 80 objets entre les cordes du piano, qui sont des vis et des boulons, il y a des bouts de caoutchouc, du plastique, des gommes insérés entre les cordes. C’est un vrai travail de composition. Je peux aussi ajouter que jouer sur un piano préparé, c’est comme aborder un nouvel instrument : si la carcasse est la même, le toucher et le rapport à l’instrument sont assez différents.

Lenio, si le plateau s’organise autour du piano et de ton espace de danse, il s’ouvre aussi vers un écran sur scène, qui transmet des images de toi, en train de te filmer en direct. Peux-tu revenir sur l’utilisation de cette caméra sur scène ?

Lenio Kaklea :
Pour les 7eme et 8eme Sonates et le 2eme interlude, j’ai choisi de travailler avec une caméra que je manipule sur scène avec deux cordes. L’image de mon visage projeté en grand sur le plateau permet d’introduire de l’intimité sur scène, et de changer radicalement l’échelle de ce qu’on voit. Je propose à ce moment-là un jeu sur le corps préparé de la danseuse : mes mains manipulent la peau de mon visage pour créer de l’expressivité et le défigurer. Pendant le 2eme interlude, je tire par les deux cordes pour créer une sorte de travelling clairement bancale qui se termine avec la vue des jambes du pianiste et le dessous de l’instrument. Je m’intéresse à multiplier les manières de voir ou de jouer avec plusieurs représentations du corps. Le corps médiatisé ou le corps filmé fait vraiment partie de notre monde, aujourd’hui. La caméra rentre toujours par une fenêtre au sein de mon travail, même si je ne l’amène pas forcément volontairement. Je pense qu’elle finit toujours par arriver dans mes processus de recherche car elle fait partie de la manière dont le corps s’organise aujourd’hui, de la manière dont on se regarde nous-même et les autres. Dans Sonates et Interludes, je voulais amener sur scène la sensation d’une époque révolue, celle des années 1930 et 1940. C’est pour cette raison qu’une partie de la chorégraphie utilise des fragments de vocabulaires de la danse moderne, jazz et néoclassique, et que les plans de la caméra qui filme l’espace vide du plateau rappellent les contre-plongées spectaculaires de Fritz Lang et l’atmosphère palpitante de films d’horreurs de Robert Wiene. Influencé par des théories féministes qui se basent sur la construction de l’objet du désir, à travers la caméra toute puissante, je voulais également reproduire la sensation d’un corps d’actrice filmée et la violence que peut produire sur le corps ce type de regard.

Sonates et Interludes, vu Pavillon ADC à Genève. Mise en scène, chorégraphie et interprétation Lenio Kaklea. Piano Orlando Bass. Musique John Cage. Son Éric Yvelin. Lumière Jan Maertens. Image video Guillaume Robert. Dramaturgie et recherche Lou Forster. Assistant de création Dimitris Mitilinaios. Production – Administration abd / Chloé Schmidt. Photo © Marc Domage.