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Sofian Jouini, Natures

Propos recueillis par Belinda Mathieu

Publié le 14 mars 2023

Formé initialement au breakdance, Sofian Jouini aborde aujourd’hui la danse comme un terrain d’expérimentation et de recherche intime, à rebours de la technique et de la virtuosité qui caractérise les pratiques de la danse hip-hop. Guidé par un besoin d’embrasser de manière plus large son rapport au monde à travers de nouveaux paradigmes, son solo NATURES est une plongée dans les mémoires du corps, entre la conférence dansée et le laboratoire d’images. Dans cet entretien, Sofian Jouini revient sur les enjeux de sa démarche artistique et sur les grandes réflexions qui animent la création de NATURES.

Sofian, pourrais-tu revenir sur la genèse de NATURES ? 

La réflexion qui sous-tend cette pièce a émergé d’un besoin de redéfinir mon cadre de pratique corporelle et d’écriture au plateau, de sortir du contexte culturel exclusivement hip-hop dans lequel j’ai évolué pendant plusieurs années. J’ai découvert la relation à mon corps par le breakdance, mais mon corps, lui, n’avait pas demandé d’assignation esthétique, de formes, de postures et d’images. Il appelait plutôt à un rapport anatomique, sensitif, animal, cherchait un lien plus organique et intime aux articulations et aux muscles. Je ressentais le besoin d’embrasser de manière plus large mes aspirations, mes sensibilités, mes centres d’intérêt et mes rapports au corps, ce qui m’a conduit à étendre ce regard à de nouveaux horizons. Pendant longtemps, la forme a primé sur le fond. Avec NATURES, j’ai souhaité redéployer cette prise de conscience, d’aller à rebours du système que j’avais mis en place durant toutes ces années, en considérant ce travail de «fond» avant de commencer le processus d’écriture du mouvement.

Qu’est-ce qui a déterminé ce nouveau regard sur ton corps et ton environnement ?

En 2014, lorsque cette réflexion a commencé, j’ai fait un long séjour en Amérique centrale et j’avais été bluffé, lors d’une visite d’un site Maya, par l’effet d’acoustique qu’on pouvait expérimenter d’une architecture à l’autre. Je me suis rendu compte à quel point l’humain façonne son environnement et comment celui-ci agit sur ses modes de perception et sa manière d’être au monde. J’ai alors commencé à considérer et observer le centre ville de Nantes, où j’habite, à travers ce prisme. Observer les différentes manières de traverser la Place Royale à Nantes, quelles densités et compacités de flux génèrent quels états de corps. Je me posais dans un coin et passais mon temps à observer et faire des croquis, relevé des singularités ainsi que des traits communs. J’ai également passé un peu de temps à la Défense à Paris où j’ai pu remarquer une similarité frappante entre les costumes des hommes et femmes d’affaires avec les façades des buildings aux pieds desquels ils·elles prennent leurs pauses cigarettes. Nous incarnons notre quotidien, nos centres d’intérêts et nos actions quotidiennes nous façonnent. J’ai fini par prendre conscience que nos corps étaient colonisés par un ensemble de pratiques comme l’urbanisme, l’architecture, le design, le travail et de concepts moraux ou d’origine religieuse. En réaction, j’ai commencé à considérer notre manière de vivre et d’être comme passagère, anecdotique dans l’histoire des civilisations et du vivant : d’autres corps ont existé et d’autres corps existeront. C’était un signe qui m’a invité à changer l’échelle de ma perception du monde.

Comment ce changement de paradigme a-t-il affecté concrètement ta pratique artistique ? 

Comme je lisais beaucoup sur la mémoire cellulaire, j’ai commencé à délirer à partir de la théorie darwinienne : si nous sommes la forme évoluée d’une bactérie, d’une amibe, nous devons alors contenir la mémoire de ce vivant dont nous sommes issus ? Par des jeux de méditation, de transe, j’ai tenté de re-convoquer cette mémoire et de réinterpréter mon corps à l’aune de ces formes de vie. J’ai mis en place des protocoles, à tâtons, qui allaient de la méditation à des séances cardio menées sur du Qawwali (genre musical, populaire en Inde et au Pakistan, ndlr) qui me conduisent dans des états de conscience modifiée. Puis, lorsque je me retrouvais dans ces états physiques et mentaux, j’appliquais des grilles de composition chorégraphique, par exemple, me mouvoir sans aucun membre ou comme un octopode. Le plus difficile était de faire taire le récit simultané que nous faisons quasi constamment de nos actions, cesser de penser pour laisser la plus grande place possible à l’expérience qui précède la pensée et la verbalisation, le sensoriel, l’inconscient, cet endroit indéfini que, j’en suis persuadé, nous partageons avec les autres vivants. Habiter ces différentes formes me permettait de découvrir le temps et l’espace de manière différente. Ces expériences ont ouvert une myriade d’interrogations : pourquoi serait-on si sûr de la véracité de notre perception du monde ? Pourquoi ne serait-il pas comme le perçoivent les mouches ? Cette pratique ouvrait la possibilité d’un monde multiple, défini par le paramétrage sensoriel et anatomique de chaque être vivant. On cartographie notre monde, physiquement, mentalement avec des foulées qui font un mètre et tous les moyens de transport qu’on connaît. Alors traverser un terrain de foot comme un hérisson par exemple, permet de percevoir le monde de manière totalement différente.

Comment NATURES rend compte de cette bascule ?

J’ai commencé à me poser de nouvelles questions sur ma pratique à la trentaine, après plus de quinze ans de  de pratique du breakdance. À cette période, j’ai pris conscience que je m’étais limité pendant trop longtemps, je n’avais plus envie d’être défini par ma culture et j’ai eu besoin de m’affranchir. Lorsque j’ai commencé à explorer de nouvelles motricité inspirées des animaux et des insectes, mes facultés d’improvisation en break ont été décuplées, je me suis senti encore plus à l’aise, je prenais un plaisir incroyable. Quelque chose à totalement changé dans ma manière d’appréhender ce que je partage lorsque je suis en représentation. Alors qu’auparavant, je cherchais le contrôle, la bonne exécution, la force… Avec NATURES, j’ai senti que la justesse devait se situer à l’endroit d’une position de faiblesse, il fallait que je me dégage de mes bagages techniques, à l’extrême opposé de la virtuosité que je cherchais auparavant lorsque je dansais. Malgré ce virage à 180 degrés, la danse dans NATURES est bien sûr imprégnée de techniques de break : je fais par exemple appel à certains appuis au sol lorsque je rampe, ou à des stances de B-Boy, des postures qui font partie du patrimoine hip-hop des années 1980, etc.

Le titre NATURES suggère plusieurs significations. Comment l’interprètes-tu ?

Je me suis longtemps questionné sur la définition de ce mot. Au début de mon processus de création, je considérais ce mot à travers la dichotomie nature et culture. Je figurais mon corps comme appartenant à la nature et ce que j’en faisais de l’ordre de la culture, avant de tout considérer comme nature et d’évincer totalement la notion de culture. Mais la notion de nature désigne aussi ce qui nous entoure. À travers les protocoles artistiques que j’ai décrit précédemment, j’ai découvert que ce que je considérais comme nature n’était pas seulement extérieur à soi, mais aussi à l’intérieur, dans une forme de porosité. Quant au terme de culture, j’ai compris que ce n’était pas ce qui nous rendait exceptionnels en tant qu’humains. La culture est bien plus vaste que ce que je pouvais imaginer et existe dans d’autres espaces et chez d’autres espèces. Les pies ont des rites funéraires, les vaches dansent. Dans L’autobiographie d’un poulpe, Vinciane Despret parle par exemple des wombats, qui font des sculptures avec leurs excréments… Même si ce phénomène fascine depuis longtemps des scientifiques, personne n’en a encore saisi la teneur symbolique. Dans tous les cas, cette perspective ouvre la porte à des imaginaires infinis. 

Quelles sont les lectures qui ont nourri le processus de création de NATURES ?

Au fil de ma réflexion, qui a été d’abord été mené en autarcie, avec mes expérimentations et mes observations, j’ai été influencé par l’ouvrage, La mort de la nature de Carolyn Merchand, qui explique que la nature a été décryptée par des scientifiques hommes, ce qui a défini la manière dont la science a été aiguillée pour explorer et comprendre la nature, le matérialisme, l’extractivisme, le productivisme. Cette lecture m’a permis d’ancrer ma réflexion dans un contexte politique, sociétal et de transformer cette angoisse en réflexion habitable. Mes expérimentations autour de la perception ont aussi été guidées par The Eye of the skin, écrit par l’architecte finlandais Juhani Pallasmaa, qui traite de l’évolution de la vie sur terre à travers l’apparition des sens. Il y explique que le premier sens qui apparaît est le toucher et que les autres sens ne seraient que des spécialisations de celui-ci. Pourtant, le toucher est un sens plutôt sous-exploité dans nos sociétés et relégué au profit de la vue. Réinvestir d’autres sensorialités permet d’engager le corps d’une manière différente dans notre environnement, de s’ouvrir à de nouveaux espaces, d’appréhender ce qu’on a fait du monde et d’imaginer ce qu’il pourrait être.

Dans NATURES, tu convoques plusieurs figures symboliques. Est-ce que tu peux partager certaines de leurs significations ?

En effet, j’ai essayé de matérialiser ces réflexions en les personnifiant. Par exemple, lorsque je porte un globe sur le dos, je fais référence à Atlas, qui amène avec lui des questions relatives à l’anthropocentrisme, à la figure du démiurge à l’image de l’homme. Atlas ouvre aussi à la phénoménologie de la perception selon Merleau-Ponty par le biais anatomique, les cervicales qui portent notre crâne se nomment atlas et axis. Apparaît alors une fractale ou une mise en abîme de ce que le monde dans lequel nous vivons est porté par celui-là même qui porte le siège de notre perception du monde, le cerveau.  À un autre moment, j’enfile un costume de cochon gonflable en latex, il matérialise quant à lui un corps fantasmé délirant, j’y dénonce la prépondérance de l’image dans notre société, l’emprise du paraître dans la construction de soi. Et lorsqu’il se dégonfle, il devient flasque et montre comment cette même prépondérance de l’image du corps est une source d’angoisse. Il faut alors en sortir, s’en échapper pour renaître autre.

Comment as-tu conceptualisé l’espace de NATURES ?

Dans NATURES, le public est avec moi sur le plateau, assis sur des tabourets, des ballons de yoga et des bancs de méditation. Ce dispositif me permet de solliciter directement leur corps à travers leurs postures, bien plus actives que celles offertes par les sièges de théâtre qui sont parfois presque des exosquelettes, plutôt que des supports. Nous partageons un même espace et cette proximité – avec moi, entre elles et eux – offre l’opportunité de se plonger dans les détails organiques du corps mis en scène et d’intégrer concrètement ce regard dans la dramaturgie. À travers ce dispositif pluri-frontal, je souhaitais surtout démystifier l’endroit de la scène et opérer un décentrement de l’attention dans le spectacle même. 

Chorégraphie et interprétation Sofian Jouini. Dramaturgie Guillaume Bariou. Lumière Willy Cessa. Scénographie Amélie Créac’h. Production H-ikari production. Coproduction CCNN, Ville de Nantes, IF- La Villette en création. Photo © Timothée Lejolivet.

NATURES est présenté le 22 mars au festival Art Danse, Dancing CDCN