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Selma & Sofiane Ouissi, Le Moindre Geste

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 20 avril 2023

Depuis plus de vingt ans, Selma et Sofiane Ouissi imaginent des projets qui ont pour ambition de créer des espaces qui permettent la rencontre avec l’autre. À la frontière des arts vivants et du milieu de l’art, leur travail est toujours lié à des problématiques politiques et à des contextes de déplacements géographiques. Avec leur projet Le moindre geste, le binôme revendique le théâtre comme lieu de la rencontre, du partage, de la Cité. S’appuyant sur une série d’interviews filmées (avec des personnes qui ont pour point commun d’être ou d’avoir été en marge d’un système), le binôme propose de mettre en écoute et en corps ces récits de vie à travers un dispositif audiovisuel et participatif. Dans cet entretien, Selma et Sofiane Ouissi partagent les rouages de leur recherche artistique et reviennent sur les enjeux de leur projet au long cours Le moindre geste.

Selma, Sofiane, vous êtes frère et sœur. Pouvez-vous revenir sur vos affinités artistiques ? Quelles sont les grandes réflexions qui traversent aujourd’hui votre recherche artistique ? 

Nous n’avons jamais remis en question nos affinités et notre relation fraternelle dans notre travail. Notre parcours respectif s’entrecroise et se complémentent : nous sommes diplômés du Conservatoire de Musique et de Danse de Tunis, du Centre National de Danse à Tunis, et titulaire d’un diplôme d’État de danse en France. Nous avons été interprètes pour d’autres compagnies avant de commencer à imaginer des projets ensembles au début des années 2000. Notre relation et notre travail sont de fait intriqués et rien ne sert de vouloir les dissocier. Cette situation de départ a sans doute donné l’impulsion à notre recherche et notre intérêt pour créer des concepts ou des dispositifs qui nous permettent la rencontre. Notre travail est toujours lié à des problématiques politiques, sans doute encore à cause de notre histoire. La dimension de rencontre est très importante dans notre travail : chaque projet que nous entreprenons a pour ambition de créer des espaces qui permettent la rencontre avec l’autre. Nous partons toujours d’un micro geste ou d’une histoire intime, on s’attarde sur des récits de vie, en questionnant nos propres préjugés et si ça permet aussi de remettre en question le public c’est très bien. Rien n’est écrit à l’avance et nous arrivons toujours dans un espace qui va nous travailler par des dynamiques : chaque contexte possède ses problématiques spécifiques. Et c’est sans doute pour cette raison que notre travail a du mal à s’intriquer dans les logiques du système spécifique au spectacle vivant : ce type de processus nécessite d’autres économies, d’autres temporalités de travail, et ce n’est pas toujours compréhensible pour des théâtres ou des structures qui accueillent des spectacles en tournée.

Vous avez initié le projet Le moindre geste en 2015. Pouvez-vous revenir sur la genèse et les enjeux de ce projet ?

Comme tous nos projets, Le moindre geste est le fruit de plusieurs rencontres. Nous avons été invités en 2013 par Catherine de Zegher, à l’époque directrice du MSK (musée des beaux-arts) de Gand à la Moscow Biennale of Contemporary Art. Nous y avons présenté une vidéo dans laquelle nous performions un «alphabet» gestuel créé à partir du savoir-faire et des gestes des femmes potières de Sejnane, ville rurale au Nord-Ouest de la Tunisie. Il s’agit d’un projet qui résultait d’une recherche menée avec ces femmes durant trois ans. Nous y avons rencontré Béatrice Josse, commissaire au FRAC Lorraine, qui nous a proposé de poursuivre cette recherche en nous invitant à Metz. Nous avons donc été en résidence sur le territoire plusieurs mois et nous avons imaginé un projet dans la continuité de notre travail autour du geste. Nous avons fait énormément de rencontres en nous intéressant aux problématiques sociales et politiques du territoire où nous étions. Si chaque récit et parcours de vie reste unique, toutes les personnes que nous avons rencontrées ont pour point commun d’être ou d’avoir été en marge d’un système et/ou d’être ou d’avoir été dans un groupe n’appartenant pas à la culture dominante. Au fur et à mesure de ses rencontres et des histoires que nous écoutions, nous avons commencé à rédiger un protocole de rencontre et d’interview que nous avons ensuite appliqué à toutes les personnes que nous avons interviewé d’abord à Metz, puis à Marseille, Gand, Bruxelles…

Pourriez-vous partager le processus du moindre geste que vous appliquez dans chaque ville ou vous êtes invités ? 

La structure qui nous invite et un·e intervenant·e sur le territoire (qui a le profil d’une responsable de casting de films documentaire) mènent dans un premier temps une première sélection de participant·es. Le choix des participant·es est essentiel car il vient interroger les enjeux socio-politiques du territoire. Le but est de rendre visible des communautés et des corps invisibles ou en marge du discours dominant. Les participant·es se distinguent par leur culture, âge, sexe/genre, langue, situation familiale, sexualité, religion, situation sociale, condition physique et psychique, etc. Les participant·es ne doivent pas se connaître au préalable. Ensuite, nous croisons les propositions et nous faisons une présélection des personnes qui vont être interviewées, en général notre choix s’arrête sur environ douze participant·es. Nous ne rencontrons jamais en amont les personnes sélectionnées car pour nous c’est important de préserver cette première rencontre pour l’entretien filmé. Tout·es les participant·es se rencontrent lors d’une seconde phase du protocole, après avoir effectué les entretiens individuels. Lors de cette phase, nous menons des ateliers autour du geste avec un temps convivial et de partage autour d’un goûter ou d’un repas pour faire connaissance entre eux. Cette rencontre collective permet d’expliquer les enjeux de ce projet, le processus, le dispositif, de «traverser» les corps des participants mais sans dévoiler le contenu des interviews individuels. Ce n’est pas le sujet pour cette deuxième phase. Ce qui nous intéresse dans cette seconde phase est de prendre le temps de la rencontre et de créer des liens entre les participants. 

Comment se déroule ce protocole de rencontre ?

Les participant·es arrivent sans savoir les questions que nous allons leur poser. Ils·elles prennent place dans une grande boîte blanche où nous allons filmer l’interviewer. Le·la participant·e est filmé·e de plain-pied dans un cadre fixe. L’entretien se déroule à échelle réduite à l’intérieur de ce dispositif : le·la participant·e, la caméra, et l’un·e de nous deux. La personne qui mène l’interview et le·la participant·e interviewé·e sont debout et se regardent dans les yeux. Il s’agit, dans le cadre des entretiens individuels, de prendre le temps d’écouter le récit de chaque participant·e, de lui offrir le temps et l’espace pour répondre aux questions prévues par le protocole. Chaque entretien dure entre trois et cinq heures, avec parfois quelques pauses lorsque c’est nécessaire. La personne qui mène l’entretien fait preuve d’empathie envers le·la participant·e. Elle est à son écoute, ne l’interrompt pas et permet des temps de silence. Sans dévoiler le contenu exact de ce protocole de questions, nous abordons plusieurs thématiques : le récit de vie, l’autre, le rêve, le manque, le sentiment d’identité et de réalisation de soi. Les personnes qui ont partagé leur récit lors de ces entretiens individuels participent ensuite à plusieurs ateliers et où chacun·e peut échanger sur l’expérience vécue. Chaque atelier se termine toujours par un repas collectif. Ses moments sont essentiels et très précieux pour nous, nous continuions d’ailleurs d’avoir des nouvelles de certains d’entre elles·eux aujourd’hui.

Comment travaillez-vous à partir de ses entretiens ? Comment amorcez-vous le travail vers la scène à partir de ces archives ?

Nous commençons par réaliser une transcription de chaque enregistrement. Après la relecture de tous les entretiens, nous choisissons seulement quelques témoignages à partir desquels nous allons ensuite travailler. Nous essayons de voir si une dramaturgie est possible : il faut que ce récit puisse faire écho à des problématiques actuelles et puisse créer des espaces de réflexions qui seront partagés au public. Puis débute le processus de montage à partir de la transcription et de l’audio. Tout en restant respectueux de ce qui nous a été partagé, nous resserrons le récit – qui est parfois un peu déconstruit à l’oral – afin de créer une forme de linéarité et de cohérence. Nous faisons cet exercice à trois avec notre collaborateur et monteur vidéo du cinéma, Nicolas Sburlati. À partir de ce premier montage audio, nous travaillons l’image, ce qui permet de voir et de comprendre le rythme du corps, son souffle, ses postures, etc. Chaque enregistrement devient alors une partition visuelle qui va être partagée uniquement à des interprètes-performeurs locaux différents chaque soir de représentation. Ils·elles découvrent pour la première fois l’archive et reproduisent alors en miroir la personne qu’ils voient en vidéo, traversent ses postures, sa respiration, ses rires, ses pleurs… sans entendre le témoignage audio.

Comment se déroule cette nouvelle étape avec des interprètes locaux ? Pourriez-vous revenir sur le dispositif du moindre geste ?

Quelques heures avant que le spectacle commence, nous accueillons dix nouveaux interprètes dans le théâtre et nous leur présentons toute l’équipe, les techniciens, etc. Nous leur expliquons le dispositif et nous répétons avec eux les récits qu’ils performeront. C’est important pour nous que les citoyens qui performent soient des personnes qui habitent le territoire et que le public puisse se reconnaître dans les personnes présentes au plateau. Il y a trois espaces : l’espace du public qui est dans un gradin face à un écran avec des casques, un espace-studio blanc où se trouvent les dix interprètes-performeurs locaux et une équipe de tournage, et un troisième espace, souvent le bar du théâtre, où le public et les interprètes vont pouvoir ensuite se mélanger et partager ce qu’ils ont vu et entendu afin de mettre en lien l’image et le récit auxquels chaque partie n’a pas eu accès.

Que souhaitez-vous révéler à travers ce dispositif et cette superposition de langage et de corps ? Quel «espace chorégraphique» travaillez-vous à cet endroit ?

L’écoute. Nous trouvons qu’elle perd de plus en plus de sa valeur face au discours et à la parole. Donner une place majeure à l’écoute, celle qui permet d’être affectée. Au-delà, la reconsidérer au théâtre. La rencontre et l’humain. Comment faire en sorte que le théâtre, le lieu, puisse reprendre sa fonction première. «Monter» au théâtre les histoires de personnes qui se racontent et faire en sorte qu’elles soient représentées. Garder la langue de la mémoire «affective» pour chacun des récits. Inviter des citoyens à porter ces récits… (…) Certains récits racontent l’horreur et la crudité dont peuvent être capables l’être humain et la société. Ce sont des histoires humaines mais indirectement aussi l’histoire de notre temps. Certains récits peuvent déranger également car peuvent être jugés «non entendables» ou «non représentables». C’est un espace sans tabous et préjugés où nous nous attelons à ne pas se laisser emporter par la tentation esthétique. Justement parce que nous ne voulons pas, nous-même, «faire du discours». Nous n’avons rien de nouveau à dire que la parole des personnes que nous avons interviewé ; tout est dans la façon de le dire, d’écrire à l’intérieur de ce dispositif. Nous passons le relais au public qui devient témoin privilégié de la vérité. Tout cela revendique le théâtre comme lieu de la rencontre, du partage, de la Cité. Nous souhaitons faire du théâtre un espace démocratique où tout le monde peut être écouté, joué. Accueillir des corps citoyens et multiples de la ville (et non des professionnels) pour traverser ces corps singuliers.

Vous présentez au festival Sur les Bords une version du moindre geste qui n’a pas été préparé spécifiquement pour et avec des habitant·es du territoire.

En effet, le processus du moindre geste prend normalement plus d’un an et ce projet a du mal à être présenté dans sa forme contextuelle à cause de l’économie que nécessite de mettre en place ce dispositif de travail au cœur d’un territoire sur plusieurs mois. Il s’agit d’une réflexion que nous avons commencé à avoir avec les ballets C de la B (bientôt laGeste) qui s’occupent de la tournée de ce projet, pour faire l’expérience de la diffusion de ce dispositif. Pour le festival Sur les Bords, nous proposons des récits de personnes que nous avions rencontrées dans d’autres villes. Ce n’est pas la première fois que nous donnons à voir et à écouter des récits qui ne proviennent pas du territoire dans lequel est présenté ce spectacle. Toutefois, les histoires sont si singulières qu’elles dépassent largement le territoire où elles ont été récoltées. Nous avons aussi une série d’histoires qui nous permet de sélectionner celles qui nous paraissent pouvoir résonner le plus selon la ville où nous jouons. Il est important pour nous de jouer tous les soirs des récits différents. Ne pas refaire le même spectacle mais inviter le public, s’il le souhaite, à vivre une histoire différente avec des performeurs différents. Nous continuerons à déployer ce dispositif de manière différente (diffusion avec les histoires existantes, rencontre d’autres personnes sur d’autres territoires, exposition). C’est un projet au long cours.

Vu au festival des Rencontres chorégraphiques de Seine-Saint-Denis. Concept et mise en scène Selma et Sofiane Ouissi. En collaboration avec Nicolas Sburlati (vidéo). Performance participant·e·s locaux·ales. Photo Sofie De Backere.

Le Moindre Geste est présenté les 22 et 23 avril au T2G durant le week-end Sur les Bords au T2G.