Photo ©Anne Laure Lechat

Yasmine Hugonnet « Agir avec autant d’intensité dans l’engagement que dans l’abandon »

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 9 octobre 2017

Après une formation au Conservatoire National Supérieur en Danse Contemporaine de Paris et un master en chorégraphie aux Pays-Bas, Yasmine Hugonnet collabore notamment avec les chorégraphes Jean-Marc Heim, Luc Petton, Jo Stromgren et Rosalind Crisp. Elle créé ses propres projets dès l’an 2000, d’abord au sein du collectif Synalephe puis de manière personnelle. Elle crée sa compagnie aujourd’hui basée à Lausanne où elle entreprend une recherche autour des rapports entre forme, image et sensation et en approfondissant son travail sur le mouvement de l’attention, et l’idée de la posture comme réservoir. Actuellement en tournée européenne et internationale avec ses deux soli Le Récital des Postures et Se Sentir Vivant, la chorégraphe et danseuse a accepté de répondre à nos questions.

Vous avez créé Le Récital des Postures il y a plus de trois ans, pouvez vous revenir sur les enjeux de cette création ?

Cette création est très importante car elle a émergé à la suite de plusieurs années de recherche. Je résumerais les enjeux du travail par la phrase suivante : agir avec autant d’intensité dans l’engagement que dans l’abandon, dans le même corps et dans le même temps. L’abandon n’est pas seulement un relâché corporel, c’est une disponibilité à l’oubli, à la rêverie, au lâcher prise, à la volupté du glissement vers le sommeil ; l’engagement appelle la volonté, l’intention d’aller vers, le soulèvement. Il s’agit de placer son attention avec autant d’intensité dans ce qui est très volontaire que dans tout ce qui n’est pas habité de volonté. J’ai alors cessé de considérer ce qui bouge selon sa visibilité. C’est ainsi que l’immobilité d’une posture visible, qui n’est d’ailleurs que relative, correspond à la durée du cheminement d’un autre geste qu’il soit physique ou un mouvement de l’attention.

Avec Le Récital des Postures, vous troublez notre perception du corps en effectuant une lente déconstruction de son image. Comment s’est organisée l’écriture chorégraphique de la pièce ? De manière empirique ? Ou aviez-vous déjà collecté quelques « postures » avant de rentrer en studio ?

Non je n’avais pas directement collecté des postures, j’étais en recherche avec les paramètres nommés précédemment auxquels j’ajouterais deux autres principes : ne jamais tout changer en même temps. C’est-à-dire maintenir quelque chose de la posture à l’œuvre tout en altérant un de ses aspects. Cela permet de placer l’attention sur ce qui se négocie dans le changement, d’opérer une forme de résistance entre le moment présent et le devenir. Ensuite, ne jamais revenir en arrière : chaque geste devait provoquer une bascule irréversible.

Pouvez-vous revenir sur ce processus de création ?

Je travaille par « plongeon » : je performe une pratique spécifique pour une longue durée. Je collecte ensuite les lieux ou il s’est passé quelque chose de particulier dans ma perception. Ensuite je regarde la vidéo de ce plongeon et je collecte également les lieux ou il se passe quelque chose de spécifique cette fois du point de vue du regardant, spectateur/chorégraphe. Les endroits qui activent/perturbent autant le performer que le spectateur sont ceux qui intègrent ma collection. Les collecter signifie les relever, les garder sous la main en quelque sorte sans encore chercher à définir ce qu’ils sont ou quand ils vont agir. Puis je recommence encore à performer ces plongeons, certains éléments de la collection réapparaissent et s’imposent, et d’autres ne trouvent pas leur place et disparaissent. Pour le Récital il y avait ainsi plusieurs « bains » dans lequel je plongeais, chaque bain ayant une pratique spécifique. Assez tardivement dans un processus je commence à voir comment les collections parlent ensemble. Et très tardivement je tisse une écriture.

La nudité et le silence étaient-ils présents dés le départ ? Quels étaient les enjeux de dégrossir ici le « spectaculaire » ?

Non, ni l’un ni l’autre n’étaient présents dès le départ. J’étais partie de l’idée de ne pas amener par le costume ou la scénographie d’autres imaginaires que le corps lui-même. Je voulais voir le corps en détails, j’ai d’abord cherché à couvrir le sexe, je n’avais jamais travaillé nue auparavant. J’ai longtemps travaillé avec un tissus-ceinture comme celle des Sumos, c’est ce qui me paraissait le plus ouvert pour ne pas sexuer le corps. Mais là encore, ce cache-sexe amenait l’attention sur ce qui est caché. Alors j’ai tenté la nudité. Et elle m’a plu particulièrement pour un point : c’est avec un corps nu que je peux le plus facilement voyager dans le temps, dans l’histoire de l’humanité et de ses représentations. Tout vêtement vient le situer dans le temps. Le silence n’était pas un choix dès le début. Nous travaillions ensemble avec Michael Nick, qui est aujourd’hui encore un de mes plus proches collaborateurs. Il avait composé de la musique pour certaines parties du spectacle, cette musique a fait partie intégrante du processus et était présente jusqu’à la générale. Mais quelque chose ne fonctionnait pas encore. Nous avons alors tenté de jouer la pièce en silence et là elle s’est déployée.

La ventriloquie est encore exceptionnelle dans le milieu de la danse. Comment avez-vous débuté cette pratique ? Comment s’est-elle développée dans Le Récital des Postures ?

Elle est venue par hasard, au détour d’un jeu. A partir de cet axe de travail que je nommais au début : agir avec autant d’intensité dans l’engagement que dans l’abandon, j’essayais de nombreuses situations. J’ai tenté d’être totalement immobile en me demandant ce qu’il me restait de possible, comment donner à percevoir l’intense activité qui peut avoir lieu à l’intérieur. Au même moment, ma fille commençait tout juste à parler et je l’ai imitée : lalalililololo dadad dou wiwi……mais sans bouger un cil ! C’est comme créer une nouvelle bouche en retrait qui se meut dans les  profondeurs du corps. Doucement avec le temps, j’ai parlé de mieux en mieux. C’est aussi la première fois que j’ai pu parler sur scène, à partir de ce corps ramassé, resserré sur un point du temps, refusant de changer ! La ventriloquie, que je nomme actuellement Parole immobile, me donne la sensation d’être à ce niveau primaire de l’acte de communiquer : une pensée au dedans doit traverser mon corps pour aller toucher le dehors. Pour cela chaque son se fraye un chemin en dansant à travers le corps. Et en même temps cette voix semble détachée du corps qui l’a produit.

Après La Traversée des LanguesLe Rituel des Fausses Fleurs et Le Récital des Postures, vous signez un nouveau solo : Se Sentir Vivant. Au regard de ces différentes pièces, quels ont été les nécessités et les enjeux de la figure du solo ?

En 2009 je parlais déjà de certains aspects de mon travail actuel mais je n’avais pas encore les outils pour le transmettre, et personne ne comprenait ce que je tentais d’articuler. Alors je me suis attelée à découvrir clairement ce qui était en jeu, comment le toucher, le creuser, le transmettre et j’ai travaillé seule de 2009 à 2015. Le luxe du travail en solo c’est le temps que l’on peut y consacrer ! Par ailleurs j’aime particulièrement regarder un individu seul et son rapport au monde, c’est extrêmement attractif pour moi. J’ai plus d’attrait pour ce lien entre l’être, l’espace-temps, et le langage que pour le dialogue direct entre des individus.

Quels ont été les différents axes de recherches et vos méthodes de travail avec ce nouveau travail ?

Se Sentir Vivant est en effet une autre étape pour plusieurs aspects : au niveau de la danse jusque là, ma tentative pour que chaque geste opère une bascule se propageait aussi dans l’espace réel. Chaque geste modifiait le corps mais aussi entrait dans un nouveau lieu de l’espace. Pour Se Sentir Vivant il n’y a presque plus de déplacement dans l’espace visible. C’est une autre dimension, un certain resserrement autour de ma volonté de sentir/saisir ce qui est en train de changer. J’ai approfondi mon travail de dissociation et également de transfert de valeurs entre différentes parties du corps. J’ai exploré le visage et disséqué de nouveaux lieux, comme par exemple l’acte du sanglot, qui réclame d’investir à la fois le corps, le visage et la voix. Je crois que je suis plus proche du spectateur, je suis plus en connexion avec ce qui nous lie, avec l’espace-temps qui unifie la scène et la salle.

Avec Se Sentir Vivant, vous continuez également de développer votre rapport au texte et à la ventriloquie. En tant que danseuse et chorégraphe, comment avez vous travaillé avec ces deux pratiques ? Comment dialoguent-ils avec le medium danse ?

Toutes mes pratiques articulent le visible et l’invisible, l’immobilité et le mouvement, la dissociation et le lien. Je les envisage de la même manière. La parole ventriloque est une forme de danse, le son masse, danse à l’intérieur du corps jusqu’au dehors. La voix change alors que le corps ne change pas, une partie résiste l’autre se transforme et on arrive dans un nouvelle situation. Il s’agit de créer des espaces de résistance et de négociation sur le changement qui me permet d’écarteler le temps pour mieux exposer les contenus agissant. Avec Se Sentir Vivant c’est la première fois que j’utilise un texte existant. J’avais auparavant utilisé des suites de mots, ou écrit mes propres textes qui surgissait de la pratique performative, alors dans ce nouveau spectacle les enjeux se déplacent et m’éloignent de cet acte primitif que la ventriloquie a matérialisé pour moi : faire danser une pensée pour qu’elle se matérialise dans l’espace.

En effet, vous avez ici travaillé à partir d’extraits de La Divine Comédie de Dante. Comment votre choix s’est-il arrêté sur cette oeuvre littéraire ?

Pendant l’été 2016, je travaillais sur Se Sentir Vivant, et je commençais à accéder à un flux performatif qui rebondissait entre gestes, posture, et voix. La parole y prenait de plus en plus de place. Ce qui me préoccupait avec Se Sentir Vivant c’était la perte, la peur, la douleur, la dissociation, le lien au réel… J’ai vu la Divine Comédie dans ma bibliothèque et je me suis dit que c’était sûrement le moment de la lire. Lorsque que j’ai commencé le Chant Premier de La Divine Comédie, j’ai littéralement buté dessus. Je pouvais totalement m’approprier les mots d’ouverture de Dante, ils correspondaient aux sentiments très personnels qui étaient alors en jeu dans la création : se sentir perdu, l’indifférenciation de la veille ou du sommeil, ne pas savoir comment on est arrivé à un endroit, sentir son corps en un lieu et son âme ailleurs… Alors j’ai continué à approfondir ce premier chant et il constitue aujourd’hui une grande partie du spectacle en trois langues, italien, français, anglais.

Photo © Anne Laure Lechat