Propos recueillis par Mélanie Drouère
Publié le 4 juin 2023
Les chorégraphes Liz Santoro et Pierre Godard travaillent ensemble depuis dix ans, œuvrant à la conception de dispositifs déviant les réflexes de notre attention, en l’attirant ailleurs. Pierre-Yves Macé collabore fréquemment avec des protagonistes des arts de la scène, sa musique mêlant enregistrement de sons concrets, archives et composition. Ensemble, ils insufflent dans The Game of Life un dénominateur commun et un coefficient multiplicateur à leurs talents respectifs, en les appliquant, au pied de la lettre, à la chimie humaine. Interaction de l’humain avec son environnement ? Principes de reproduction et de réaction des cellules ? Ecosystème cellulaire ? Ils nous livrent ici le processus qui tend le fil entre leur approche de l’alchimie avec l’environnement et la création d’une pièce dansée et musicale.
Liz Santoro, Pierre Godard, Pierre-Yves Macé, dans The Game of Life, vous transposez aux corps les principes de reproduction et de réaction des cellules. D’où vient cette idée ? Pourriez-vous revenir sur la genèse de cette nouvelle pièce ?
Pierre Godard : En réalité, l’origine de la pièce est un premier travail réalisé en 2019, Tempéraments, que nous avions conçu avec Maxime Echardour, le percussionniste de l’Instant Donné, dans le cadre des « Derniers dimanche du mois » à la Marbrerie de Montreuil. Nous avions proposé une forme de « concert de danse » dont le principe était d’échanger nos médiums respectifs : Liz avait transmis le mouvement d’une de nos pièces à Maxime, et Maxime avait transmis à Liz la pièce d’un compositeur autrichien contemporain, Peter Ablinger. Ce projet avait ouvert pour nous un espace d’écriture et de jeu passionnant, nous permettant de transposer des idées chorégraphiques à la musique, et des idées musicales à la danse. Nous avons eu envie de prolonger cette exploration avec une nouvelle pièce, et de reposer la question du rapport entre la musique et la danse sur scène. Dans un second temps, pour établir des principes structurels communs entre la danse et la musique – et puisque nous parlions beaucoup de cellules, non seulement combinatoires mais aussi biologiques -, nous en sommes arrivés à l’idée de nous inspirer de la manière dont l’information circule dans nos corps, sous forme de protéines en particulier, et cela nous a amené à utiliser le code génétique comme principe d’écriture commun pour la musique et pour la danse. En ce sens, les six interprètes – trois musiciennes et musiciens et trois danseurs et danseuses – forment une sorte d’écosystème cellulaire.
Cette idée a-t-elle été à l’origine de vos premières expérimentations ensemble ?
Pierre-Yves Macé : Elle a plutôt coagulé, pour ainsi dire, avec une autre image, qui a donné son nom à la pièce : celle de l’automate cellulaire du mathématicien John Conway connu sous le nom de Life, ou The Game of Life. Il s’y trame une double analogie entre la combinatoire des cellules et le cycle de reproduction et de mort des populations. Dans l’automate de Conway, il y a une matrice qui représente des cellules vivantes et des cellules mortes, et chaque cellule change d’état en fonction de l’état des cellules environnantes. Nous avons ainsi construit une pièce générative dans laquelle chaque interprète est influencé en temps réel par l’état et les décisions des interprètes qui l’entourent. Autrement dit, les décisions que chacune et chacun prennent ont un impact sur l’état des autres, qui, à leur tour, déterminent leur propre état : ce principe de réaction en chaîne fait que les six interprètes sont totalement interdépendants.
Est-ce en rapport avec le jeu de « simulation » de Conway ?
Liz Santoro : Oui, l’automate de Conway est, d’ailleurs, en réalité, plus une simulation qu’un jeu. Une fois initialisé et lancé, tout le processus se déroule de manière déterministe. C’est précisément là que l’analogie s’arrête avec ce que nous faisons. L’incertitude continue à habiter notre processus. Contrairement aux règles strictes et figées qui régissent le Game of Life de Conway, les nôtres sont ambiguës : elles appellent, voire suscitent de l’erreur pour les interprètes. Leur capacité à interpréter l’environnement est faillible, et c’est ce qui est beau ! Nous ne cherchons pas à mettre en scène un algorithme parfait mais, à l’inverse, un système dynamique, vivant, qui soit susceptible de commettre des erreurs ou de se retrouver dans des configurations qui buggent.
Cela signifie-t-il que, dans un second temps, vous avez fixé un canevas d’écriture de plateau, en laissant une part d’aléatoire, de possibles incidences de l’environnement sur chaque interprète, éventuellement différentes d’une représentation à une autre ?
Pierre Godard : Chaque représentation sera en effet profondément différente ! Ce qui ne change pas, ce sont les 64 unités chorégraphiques et musicales et que nous avons composées à partir du code génétique et de ses quatre bases, A, T, G, et C. Nous utilisons ce socle fondamental de la construction du vivant, la synthèse des protéines, comme un principe commun d’écriture pour la danse et la musique. Ces unités constituent une sorte de glaise de danse et de musique, que les interprètes façonnent pendant la représentation, d’une manière singulière, et comme nous le disions, en fonction des décisions des unes et des autres. Nous imaginons cette pièce comme un écosystème qui métabolise, telle une cellule, avec six interprètes-organelles en son sein. Nous essayons par conséquent de créer des boucles de feedback, par exemple en régulant le tempo de la musique et de la danse par le rythme cardiaque des danseurs : quand le rythme cardiaque des danseurs augmente, le tempo diminue, et vice versa. Nous voulons de cette manière offrir au public l’expérience d’un système vivant autonome qui oscille et s’autorégule, en perpétuelle transformation.
Liz et Pierre-Yves, comment avez-vous travaillé sur ce que Pierre appelle « la glaise de danse et de musique » ?
Liz Santoro : Nous sommes partis de la même intention de composition pour la musique et pour la danse. Nous nous appuyons sur les quatre bases de l’ADN : A-G-C-T, qui se groupent par trois, et que l’on appelle les codons, par exemple le codon AGC, ou CGA, etc. Il y a 64 codons possibles et chacun encode l’un des 20 acides aminés ; par la suite, ces acides s’enfilent un peu comme des perles et créent des protéines. Concernant la danse, ces quatre bases correspondent à une direction de mouvement dans l’espace. La base A est un mouvement dans le plan sagittal, qui avance ou recule. La base C trace un mouvement latéral, vers la droite ou la gauche. La base G est dans l’axe vertical ; ce peut être un plié ou un saut, par exemple. Outre ces trois dimensions, la quatrième base, T, nous permet de faire une rotation sur un axe fixe. Ces quatre bases sont donc quatre mouvements fondamentaux du corps humain. À partir de là, nous avons créé un mouvement pour chaque codon, en travaillant spécifiquement sur chaque famille. Au studio, nous étions comme des petits Pac-Man (rires), il a fallu ensuite mettre de la chair dessus. C’était un processus de travail amusant, parce qu’il est possible de se sentir restreint ou contraint au départ alors qu’en réalité, au fil du temps, le corps résout chaque problème.
Pierre-Yves Macé : J’ai créé la musique de la même manière, en attribuant à chacune des quatre bases une petite structure rythmique, reprise à l’unisson par les trois instruments (violon, flûte, percussion) : le A est un triolet, le C, ce sont deux croches, le T, une suite de double croche syncopée et le G, une noire. Je leur ai également associé des hauteurs récurrentes (non systématiques), afin d’établir quelque chose comme un arrière-plan harmonique : ainsi les 61 codons peuvent se combiner indéfiniment sans occasionner de dissonance trop manifeste. Je suis particulièrement sensible à ce que dit Liz quant à la « chair » qu’il a fallu ajouter à cette proto-matière. Dans mon cas, le travail sur les registres des instruments (grave – aigu), sur les qualités d’attaque et d’articulation (lié ou détaché) et sur le caractère plus ou moins bruité des timbres, m’a permis de diversifier au maximum l’expression musicale d’un acide aminé à l’autre. A cette écriture instrumentale s’ajoute un travail électronique dont la fonction est double : d’une part, donner aux interprètes des informations, des signaux qu’ils peuvent décoder (tempo, règles de transformation), et d’autre part, créer un liant, assurer une continuité sur la durée.
Liz Santoro : C’est fascinant comme manière de composer. Nous avons créé des partitions musicale et chorégraphique en parallèle mais avec les mêmes racines, les mêmes concepts, les mêmes démarrages. Par la suite, de la même manière que le corps du danseur résout la question qu’on lui pose, le musicien répond au sien. Comme les organelles d’une cellule, nous sommes interdépendants. Je repense à la « glaise », c’est aussi un langage pour se parler, pour réagir dans l’instant.
À partir de ce travail fondé sur les mêmes références, comment avez-vous conçu et écrit les entrelacs musique et danse ?
Pierre Godard : Cette base, cette glaise commune, est une matière poreuse à l’intérieur de laquelle la séparation entre les médiums s’estompe. Bien entendu, il y a des asymétries entre le mouvement et le son. Mais, comme chaque codon dont parlait Liz existe pour la danse et pour la musique, nous pouvons écrire des règles génératives qui valent à la fois pour les danseuses et danseurs et pour les musiciennes et musiciens. De ce point de vue-là, les six interprètes parlent la même langue. Nous utilisons entre autres certaines règles de surpopulation et d’isolement inspirées de Conway, par exemple celle selon laquelle je suis seul dans un « état » particulier (par exemple un codon), au contact d’autres, dans ce cas, je dois précisément en changer ; tandis que si nous sommes tous dans le même état, nous devons tous en changer. Il s’agit de faire en sorte que l’information circule entre toutes et tous les interprètes, et de construire une partition véritablement commune pour la musique et pour la danse.
Pierre-Yves Macé : Finalement, la pièce se structure vraiment comme un jeu, une partie à gagner. L’enjeu pour les interprètes est de réussir à épuiser tout le matériau, à traverser l’espace des 64 codons pour « sortir du labyrinthe ». Il est possible que, certains soirs, les interprètes y parviennent très facilement et que, d’autres soirs, ce soit plus difficile, ce qui donnera à voir et à entendre, avec plus ou moins de détours, des trajectoires très différentes.
Chorégraphie Pierre Godard et Liz Santoro. Musique Pierre-Yves Macé. Espace Mélanie Rattier. Lumière Pierre Godard et Mélanie Rattier. Costumes Marguerite Tenot et Liz Santoro. Design et recherche en interaction John Sullivan. Danseur·euses Mark Lorimer, Philippe Renard, Liz Santoro. Musicien·nes de L’Instant Donné Maxime Echardour, Saori Furukawa, Mayu Sato-Brémaud. Photo Le principe d’incertitude.
The Game of Life est présenté les 13 et 14 juin au Carreau du Temple, en partenariat avec l’Atelier de Paris CDCN, dans le cadre du festival June Events.
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