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Rocio Berenguer, Thebadweeds

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 3 mai 2023

Au croisement des champs de la danse, de la science, des arts numériques et de la vidéo, le travail de la chorégraphe Rocio Berenguer interroge notre futur à l’aune de l’anthropocène, à la recherche de nouvelles utopies politiques et écologiques. En réponse aux sentiments de solastalgie et d’éco-anxiété, sa nouvelle création Thebadweeds met en scène un groupe de mauvaises herbes qui dansent et chantent de la pop tout en parlant d’herbicides, d’écocide, d’énergie fusion, de photosynthèse et d’amour solaire. Dans cet entretien, Rocio Berenguer partage les rouages de sa recherche artistique et revient sur le processus de création de Thebadweeds.

Vous présentez vos derniers projets comme des fictions prospectives qui explorent la possibilité d’un «autre demain». Quelles sont les grandes réflexions qui traversent votre travail artistique aujourd’hui ?

Mes créations sont principalement des spectacles et des performances, mais aussi des installations interactives avec des chatbot (logiciel qui interagit dans une conversation naturelle entre des êtres humains, ndlr) ou des intelligences artificielles. À travers ma recherche, j’explore des fictions prospectives qui interrogent et tentent de déconstruire les différents systèmes de hiérarchie et de domination qui entravent l’émancipation des êtres. Chaque nouvelle création aborde d’une nouvelle manière la problématique des sciences et du futur de l’humanité. Tout comme la science, l’art explore des hypothèses de réalité. Je lis des articles scientifiques comme je lis des poèmes, pour moi tout est porteur d’un récit. Chaque invention, chaque technologie est porteuse d’une histoire. Mais quelles sont nos histoires ? Quelles histoires voulons-nous écrire sur nos corps ? Quelles visions avons-nous de l’avenir ? Mon travail se développe autour de ces réflexions depuis dix ans maintenant. Les premières années, j’ai abordé cette thématique à travers des récits dystopiques, en cherchant à alerter sur certaines impasses et dangers. Puis à partir de 2018, j’ai commencé à proposer de nouvelles fictions « utopiques ». Ces derniers projets explorent de nouvelles utopies politiques et écologiques, questionnent les hiérarchies du vivant, notamment à travers le prisme de la taxonomie (branche des sciences naturelles qui a pour objet l’étude de la diversité du monde vivant, ndlr) et la classification arbitraires des êtres selon un système anthropocentrique. 

Votre travail se développe et s’articule à travers plusieurs disciplines. Comment envisagez-vous cette transdisciplinarité dans votre recherche ?

Je souhaite défendre un art indiscipliné, qui s’inscrit dans une époque, dans un contexte, dans le développement d’une recherche en mouvement, sur le même principe que la pensée nomade développée par la philosophe Rosi Braidotti. J’aime penser mon travail en dialogue avec d’autres artistes, des scientifiques, etc. Cette ouverture à d’autres disciplines et médiums (textes, danse, vidéos, art numérique, etc) produit la plupart du temps des projets hybrides… En témoigne ma nouvelle création Thebadweeds, qui se déploie sous la forme d’un concert/spectacle mais aussi d’un documentaire, d’un album de musique et d’un fanzine…

Thebadweeds est une création chorégraphique qui met en scène un groupe de musique trans-espèce mi-humain mi-végétal. Pourriez-vous retracer la genèse de cette pièce ?

En 2017, lors d’un voyage à Montréal, j’ai flashé sur des combinaisons de camouflage dans une boutique militaire en soldes sans trop savoir ce que j’allais bien pouvoir en faire. C’est un costume très particulier, qui  transforme entièrement la silhouette humaine en une forme végétale, et qui me procure à chaque fois que je l’enfile une forme de liberté et de lâcher prise. J’ai beaucoup joué avec, puis finalement une forme de personnage a fini par émerger et par faire irruption dans la performance Coexistence en 2019 puis dans le spectacle G5 en 2020. Dans ce dernier spectacle, le personnage faisait la promotion d’un album. J’ai eu envie d’aller au bout de cette idée, qui était au départ une blague, comme une forme de défi : créer un groupe de musique avec de vraies chansons ! J’ai donc commencé à imaginer Thebadweeds, un groupe de mauvaises herbes qui dansent et chantent de la pop tout en parlant d’herbicides, d’écocide, d’énergie fusion, de photosynthèse et d’amour solaire…  

Comment votre intérêt s’est-il focalisé sur les mauvaises herbes ?

J’aime l’imaginaire et les symboliques qu’elles peuvent représenter : la vie dans la marge, en dehors du jardin, le fait que leur développement est immaîtrisable. Elles poussent de l’oubli, des fissures, des endroits les plus inhospitaliers, sauvages et anarchiques, vivant avec nous, parmi nous, leur existence est un geste de résilience, une preuve vivante de résistance. Elles incarnent l’écologie et le futur. Elles représentent pour moi un nouvel élan à notre imagination. Elles me rendent enthousiaste. C’est à travers cette fascination que j’ai conceptualisé Thebadweeds : comme un conte éco-sexy, en réponse aux sentiments de solastalgie et d’éco-anxiété. J’avais envie de travailler autour du thème de l’urgence climatique mais à travers un imaginaire basé sur le désir et le plaisir, à rebours de la peur et la culpabilité. 

Comment avez-vous imaginé le langage chorégraphique de ces «mauvaises herbes» ?

Au début, je me suis mise à la place d’une mauvaise herbe pour me demander quelle serait la meilleure manière d’engager une conversation avec une communauté humaine. Il fallait trouver des figures identifiables par toutes et tous, qui font partie de notre mémoire collective. J’en suis venu alors à m’intéresser aux vidéoclips et aux chorégraphies pop et hip-hop. J’ai donc commencé par regarder énormément de clips, à emprunter des attitudes et des gestes à partir desquels j’ai élaboré les premiers matériaux seule en studio. Puis les interprètes Haini Wang, Julien Moreau et Marcus Dossavi-Gourdot se sont réappropriés cette matière à travers leurs pratiques de la danse hip-hop. C’était très amusant de jouer sur le décalage entre ces mouvements «originaux» tirés des vidéoclips et ceux réalisés avec les combinaisons de camouflage. J’aime cette idée de subvertir ces gestes mainstream et efficaces à travers l’imaginaire associé aux mauvaises herbes et au végétal, en convoquant par exemple le processus de photosynthèse avec les structures lumineuses du théâtre…

Votre travail a pris racine dans un substrat théorique. Pourriez-vous partager certains des ouvrages qui ont été essentiels lors de votre recherche ?

Pour moi, la recherche chorégraphique se fait aussi à travers la lecture, parmi les ouvrages qui ont nourri la pensée de Thebadweeds il y a : Eloge de la plante de Francis Hallé, Dysphoria Mundi de Paul B. Preciado, Utopia no es una isla de Layla Martinez, Indignation total de Laurent de Sutter, Stay with the trouble de Donna Haraway,  Petit Traité du Jardinier Punk de Eric Lenoir, Manifeste du tiers Paysage de Gilles Clément, Mille Plateaux de Gilles Deleuze et Félix Guattari, Éloge des mauvaises herbes du Collectif Jade Lindgaard, Manifeste accélérationniste d’Alex Williams et Nick Srnicek, L’infiltrat: Estratègies d’intrusió, anonimat i resistència de Lluís Calvo, Being No One: The Self-Model Theory of Subjectivity de Thomas Metzinger,  Meta-futuros, Perspectivas especulativas para el mundo que viene d’Armen Avanessian. J’ai été aussi inspiré par les articles de Michael Marder, la conférence Synthesizers de Timothy Morton, les débats avec le chercheur Edward Farmer de l’Université de Lausanne et les longues discussions avec mon collègue anthropologue Marc Higgin. Ces références constituent le terreau sur lequel j’ai fait pousser ces mauvaises herbes. 

Pourriez-vous revenir sur le processus de la création musicale de Thebadweeds ?

J’ai commencé par écrire les paroles des chansons en m’inspirant de toutes ces lectures. Chaque chanson est un bulbe, un noyau de condensation et d’articulation avec les autres. Le processus d’écriture a été rhizomatique : il n’y a pas de commencement ni de fin, pas de centre, pas de hiérarchie ou de généalogie, pas de linéarité temporelle ou narrative, tout communique par les passerelles intriquées et inconscientes du langage, d’une chanson à une autre, d’un texte à un autre. La rencontre des compositeurs Baptiste Malgoire (électro acoustique) et KillAson (hip hop, afro beat, urbain), a permis de formaliser musicalement l’univers de chaque chanson. Nous avons commencé par produire plusieurs morceaux en studio avec KillAson. Ce fut un processus extrêmement intense et stimulant. Puis avec Baptiste, nous avons peaufiné les chansons et j’ai enregistré les paroles… Chaque morceau cristallise un concept, un strat de l’univers rhizomatique de Thebadweeds.

Écriture, mise en scène, chorégraphie Rocio Berenguer. Avec la participation des Danseurs Interprètes – Haini Wang, Julien Moreau, Marcus Dossavi-Gourdot, Amandine Balet, Rina Murakami. Regard Extérieur et dramaturgie Marja Christians. Composition musicale Baptiste Malgoire, Killason, Rocio Berenguer. Création lumière Thomas Laigle. Régisseur Son Emil Baghino. Création Vidéo Nayan Ducruet. Avec la participation des élèves de l’école élémentaire du Condorcet, Poitiers. Costume Aline Pérot alias Femme D’intérieur. Avec sur scène Amandine Balet, Marcus Dossavi Gourdot et Haini Wang. Photo Nayan Ducruet.

Thebadweeds est présenté du 4 au 6 mai à l’Espace Cardin.