Photo © Pauline Brun

Pauline Brun, Raide d’équerre

Propos recueillis par Mélanie Drouère

Publié le 17 octobre 2022

Pauline Brun développe depuis plusieurs années un travail pluridisciplinaire qui se distingue par des propositions mixant arts visuels, chorégraphie et performance. Portant une attention particulière au corps dans son rapport à l’espace et aux objets, revendiquant aisément des références aux figures majeures du burlesque, l’artiste campe des univers à la fois tendus, parfois inquiétants, et teintés d’autodérision. Sa nouvelle création Raide d’équerre radicalise encore l’expérimentation d’autres liens entre corps et situations que ceux de la causalité. Pauline Brun nous offre ici un éclairage sur son processus de création.

Pauline Brun, vous êtes à la fois chorégraphe, performeuse et plasticienne et explorez les interactions entre le corps et l’environnement ou les situations à l’aide des différents médiums que vous savez utiliser et combiner. Quels sont selon vous les grands moteurs, ressorts, enjeux ou lignes de force de votre travail ?

Si je voulais tirer un fil entre les propositions que j’ai pu bâtir jusqu’à présent, il s’agirait toujours du rapport au corps à l’espace, un espace que je fabrique, et à des contextes : celui du théâtre, ou du white cube, ou encore de l’extérieur – je viens d’ailleurs de faire l’expérience du plein air pour la création Jardins. Au sein de ces relations, ce sont les frictions, les porosités qui m’intéressent particulièrement : comment revisiter ces liens pour tenter d’ouvrir d’autres modalités relationnelles entre le corps et ces espaces ? Ces tentatives peuvent dès lors être autant de l’ordre des ruptures que du registre des mises en lien et, dans ces mises en relation, c’est la manière de faire, l’expérimentation, le « comment s’y prendre pour atteindre cet objectif ? », autrement dit, c’est le chemin pour l’atteindre qui m’intéresse, bien plus que d’y parvenir. Il y a une autre récurrence dans mon travail, c’est la pluralité des médiums avec lesquels je réalise ces expériences : il peut s’agir de propositions scéniques ou performatives, mais aussi je fais des vidéos, et je conçois les espaces dans lesquels je performe, ou bien je fais du dessin, tout dépend du moment et de mes recherches ; ce qui me plait dans cette formule, c’est de voir les mutations qu’opère le passage par des médiums différents. Qu’est-ce qui se joue dans le médium vidéo, par exemple ? Je considère en fait ces médiums comme des terrains de jeu, des contextes de travail. Et quand je parle d’espace, j’y enveloppe presque les objets.

À propos d’objets, quelle idée a présidé au choix de ceux qui vous accompagnent au plateau dans Raide d’équerre ?

Au même titre que pour l’espace, ce qui m’intéresse avant tout dans les objets, de manière générale, ce sont les modes de jeu que le corps peut décliner, entretenir et développer avec eux. Comment le corps peut-il jouer avec ces objets, au sens physique, mécanique, comme au sens ludique ? Ces objets peuvent être soit fabriqués, soit extraits de la vie de tous les jours et ce sont alors des éléments très simples, quotidiens, que j’utilise comme des signes, ou signifiants. Dans Raide d’équerre, en l’occurrence, il y a une chaise, laquelle signifie « position assise », un microphone, qui évoque la prise de parole, un vêtement qui veut dire « se vêtir ». Or, finalement, la chaise ne servira pas à s’asseoir, de même que le micro ne sera pas utilisé pour porter la voix, etc., mais ils continuent à en annoncer ou, du moins, à en signaler la possibilité. Je trouve intéressant ce contraste entre le potentiel, la fonction de l’objet et sa non-utilisation en ce sens, voire son détournement.

Il en va de même pour le décor : il semble que les éléments qui composent votre cadre scénique (rideau et tapis de sol) soient détournés de leurs usages initiaux ; dans quelle optique opérez-vous cette torsion ?

Je m’inspire souvent de mon propre champ référentiel pour créer les espaces dans lesquels j’écris mes mouvements. Les éléments fondamentaux sont ici en effet un damier au sol et un morceau de rideau, et c’est important car ils constituent pour ainsi dire l’amorce du projet, au sens où j’avais le désir de concevoir un espace mental, ou un espace parallèle un peu archétypal. Par conséquent, j’ai regardé de nouveau Alice au pays des merveilles, ou La chambre rouge de David Lynch dans Twin peaks, pour observer comment s’élaborent ces univers altérés dans lesquels nous plongeons sans sourciller, et nous nous laissons mener. Ici, ces éléments scéniques, le rideau et le damier, viennent poser – tout comme les accessoires dont nous parlions précédemment, d’ailleurs – un espace qui connote de la stabilité, en appuyant de la perspective, plantant une face, une verticalité, et un plateau sans bord défini. Or, en réalité, le damier est fait en papier, donc dès qu’il accueille du mouvement, il se déforme ; il est malléable, autant que le rideau est mobile : l’un comme l’autre porte donc des signes auxquels aucun des deux ne répondent : infini, mesure, stabilité, aplomb, fermeté, équilibre. En fait, l’ensemble est en mouvement permanent du fait de l’action du corps en son sein. 

Comment avez-vous travaillé votre corporéité et votre gestuelle, votre écriture de plateau dans ce projet, qui donne une place particulièrement importante à une étrangeté du tempo ?

La pièce commence dans une position un peu plantée, une sorte d’abandon, j’ai la tête contre le sol. Elle commence ainsi, puis se déroule dans l’espace, et revient à plusieurs reprises à cette position. La performance est à l’image d’une boucle, mais pas à l’identique, une boucle qui dérive, explorée autrement à chaque occurrence, quoique le parcours demeure sensiblement le même. Plus cette boucle se répète (trois fois en tout), au nombre de trois, plus l’espace change. Dans ce travail corporel, le rythme est effectivement prépondérant pour que l’écriture soit pertinente entre l’arrêt, la suspension, l’immobilité, l’accélération… En ce qui concerne le rythme, j’ai beaucoup appris du burlesque : la référence à Buster Keaton notamment est récurrente dans mes propositions. Ce qui me captive dans son travail, c’est cette écriture chorégraphique d’une mécanique qu’il a su trouver précisément pour la faire dérailler ! Et il est vrai que cette approche-là se précise avec Raide d’équerre, parce que je me suis attachée à « découper le corps en morceaux » pour animer des parties du corps à des rythmes différents. Dans la position plantée, seuls les pieds s’agitent ; à d’autres moments s’agencent des rapports entre parties inertes et parties en mouvement ; à d’autres encore, plusieurs membres sont en mouvement, mais à des rythmes divers. L’idée est ainsi de créer un réseau de pulsions interne désorganisé, une forme de dissociation, afin de donner à voir un corps un peu désincarné. 

Quelles orientations avez-vous impulsées aux créations son et lumière et à la dramaturgie pour appuyer ces effets et ce propos ? 

J’ai travaillé avec Diane Blondeau – assistée de Maïa Blondeau – à la création sonore, qui vient augmenter l’altérité de cette boucle à l’appui d’une chanson qui, elle aussi, est reprise plusieurs fois, mais sans répétition analogique. Nous l’avons enregistré dans plusieurs versions afin qu’à chaque fois qu’on l’entend, elle se déforme, le texte évolue ou se disloque, la partition musicale varie. Avec Florian Leduc, à la lumière, nous avons également pris appui sur la réitération d’une boucle altérée. Florian a ainsi créé un cercle de projecteurs au-dessus du plateau, pour faire en sorte que la lumière suive le corps dans tout son parcours, en même temps qu’elle change, dans ses nuances de blancs, se déconstruit… Il a créé de de l’enrayement et des variations. Valérie Castan, assistante, et Céline Cartillier, à la dramaturgie, ont travaillé exactement dans le même esprit et dans le même sens, aussi ses variations sont-elles plutôt de l’ordre de « l’infra » : de même que, dans la chanson, le fait qu’un mot ait été remplacé par un autre n’est pas immédiatement perceptible par le spectateur, pas plus qu’un changement de la lumière vers le rose, tout vient comme du dessous, sans qu’on le voie arriver, il en va de même pour les situations dramaturgiques. 

Que signifie le titre de votre pièce ?

Le titre est une pierre de touche considérable pour moi, dans l’association des deux mots : raide qui veut dire « qui ne se plie pas », et équerre qui évoque quelque chose qui est net et pose un angle droit ; un titre qui compose donc quelque chose qui flotte, qui titube, qui porte une sorte d’état second, ou d’altération ; un état qui, autrement dit, m’intéressait (rires). Ce titre me plaisait aussi parce qu’il porte en lui une certaine ironie, c’est à la fois un peu sombre et cocasse.

La chanson qui scande votre performance commence par ces mots : « finis, les artifices » : serait-ce là finalement une synthèse du propos de votre pièce ?

Oui, du moins c’est important, en ce sens que, dans les relations entre le corps et cet espace particulier, tout est à vue : il y a des objets que je ramène à moi avec une ficelle, dans cette position un peu plantée, pour laisser le regard croire en la magie d’un déplacement autonome des objets, alors que, dans le même temps, tout est offert, à vue, rien n’est hors champs, et l’on voit même jusqu’à la fabrique. Tout cela est à la fois un peu cru et fabrique de la fiction : on a très envie de croire que les objets se déplacent tout seuls, à un glissement magique, mais on peut aussi voir « les ficelles », et c’est ce rapport-là qui m’intéresse : être en train de montrer la fabrication de la fiction, les effets low-fi pour distordre l’espace et le corps, tout en laissant cette fiction agir. 

Raide d’équerre tend à déconstruire le système de causes à effets : est-ce à dire qu’il questionne la notion d’efficacité, au cœur de nos sociétés occidentales ? 

Prenons comme exemple cette première situation dans Raide d’équerre, qui ne bouge pas, dans cette position dans laquelle j’attire des objets sans que le spectateur ne me voit bouger, et voyant simplement des objets s’approcher de moi… Si je voulais être efficace, je m’y prendrais autrement pour saisir les objets (rires) ! Et quand la chaise arrive enfin, après un long parcours absolument inefficace, qu’en fais-je ? Je suis alors bien obligée de redéfinir un nouveau processus dans ces rapports corps / objets quand je suis arrivée à la finalité d’une action… Le principe de causalité n’est en soi pas absurde, mais il porte une logique que je veux essayer de dévier, avec cette question permanente : comment inventer une autre chaîne d’action-réaction, un autre système, dans lequel il y a un rapport ludique à l’expérience, mais aussi un regard, en effet, sur le corps normé, notamment par cette efficacité, que je veux détourner. J’observe où poser la pierre sur ce chemin de la causalité pour que ça déraille ou, a minima, que cette démarche permette de porter une attention particulière sur des éléments, des situations, des objets périphériques ou mineurs, et les ramener au centre.

Conception, performance et scénographie : Pauline Brun. Création sonore : Diane Blondeau. Création lumière : Florian Leduc. Assistante : Valérie Castan. Dramaturgie : Céline Cartillier. Assistante son : Maïa Blondeau. Photo © Pauline Brun.

Raide d’équerre est présenté le 19 octobre à L’arc – scène nationale Le Creusot, dans le cadre de La Grande Scène, plateforme nationale des Petites Scènes Ouvertes.