Propos recueillis par Wilson Le Personnic
Publié le 9 mai 2022
Depuis plusieurs années, Prue Lang mène une recherche exigeante autour de la nature sensorielle du corps, de ses résonances kinesthésiques et de l’intelligence physique comme moteur de création. Avec CASTILLO, elle signe un « portrait chorégraphique » de la danseuse australienne Jana Castillo, atteinte de dystonie, dont elle célèbre la singularité et la virtuosité. À travers un solo en trois volets, dansé tour à tour en pointes, en chaussettes et en baskets, le spectacle explore différentes écritures du mouvement, enrichies par un travail sur la taxonomie du toucher, les textures et la matière thérapeutique Theraputty. Une œuvre sensorielle et inclusive, où la différence devient langage et le corps un terrain d’exploration infinie.
Prue, tu développes ton travail depuis plusieurs années. Comment définirais-tu ta recherche artistique aujourd’hui ?
Ma pratique s’ancre profondément dans la nature sensorielle du corps, dans ses spécificités cellulaires, énergétiques, texturales, et s’alimente de multiples disciplines corporelles. J’ai été formée à des techniques variées comme le Release, l’Alexander, le travail de Susan Klein, les arts martiaux, le Tai chi, le Butoh, le Budo, le Hip-hop, le Ballet, et j’ai plus de 28 ans d’expérience en improvisation chorégraphique. Ma recherche s’inspire également du vivant, pieuvres, plantes, phénomènes biologiques, du biomimétisme, de la philosophie, du féminisme. J’ai mené un travail approfondi autour de la taxonomie du toucher, que j’ai récemment prolongé grâce au matériau Theraputty, une pâte thérapeutique à résistance variable utilisée pour la rééducation des doigts et des avant-bras, qui ouvre de nouvelles perceptions proprioceptives. Dans chacun de mes projets, je m’efforce de créer un espace d’interaction fertile entre un cadre conceptuel ou dramaturgique, et une investigation physique et chorégraphique. J’aime naviguer entre les dimensions macro et micro, zoomer puis dézoomer, jouer avec les opposés : ajouter ou soustraire, ralentir ou accélérer, faire silence ou plonger dans la musique, penser de façon conceptuelle ou ressentir kinesthésiquement. C’est ainsi que se révèle, peu à peu, le flux d’un projet, sa structure organique. En ce moment, je suis particulièrement fascinée par la notion d’« intelligence physique », comme on peut l’observer chez la pieuvre ou les plantes. Cela m’a amenée à développer une écoute kinesthésique élargie, capable de résonner avec des êtres et des systèmes situés hors du corps humain. Je suis convaincue que les danseurs sont à l’avant-garde de ces connexions sensibles et profondes, car ils explorent ces idées avec une attention accrue aux détails, avec un sens aigu du ressenti et de l’incarnation. Nos corps sont des membranes poreuses. Ils peuvent expérimenter le monde, sensoriellement, politiquement, intuitivement, énergétiquement, et je crois que c’est en cela que la danse est une forme d’art à la fois progressiste, radicale et précieuse aujourd’hui.
De quelle manière explores-tu concrètement cette notion d’« intelligence physique » dans ton travail, notamment à travers l’usage du Theraputty comme outil sensoriel et chorégraphique ?
Le Theraputty est devenu un véritable outil de recherche chorégraphique, car il éveille de nouvelles sensibilités proprioceptives et ouvre des chemins inattendus vers le mouvement. Par exemple, en manipulant cette matière, on peut établir des connexions inédites entre les omoplates et le liquide synovial, ce fluide visqueux des articulations qui lubrifie les mouvements. J’ai aussi développé une pratique guidée inspirée du système nerveux de la pieuvre. Avec ses neuf cerveaux, elle peut diriger indépendamment chacun de ses tentacules. J’ai transposé ce principe à l’humain en imaginant cinq cerveaux : un pour la colonne vertébrale, et un pour chaque membre. Cela permet une réorganisation corporelle plus intelligente et plus fine. Ces deux axes, travail avec le Theraputty et intelligence pieuvre, permettent d’atteindre un état physique affiné, attentif, à partir duquel je construis l’écriture chorégraphique. J’y explore un éventail riche de textures : fluide, granuleux, fragmenté, élastique, gonflé/dégonflé, en tension progressive ou relâchée.
Peux-tu nous raconter la genèse de CASTILLO ?
Je voulais explorer la forme du « portrait chorégraphique », en créant un solo sans texte, ni narration verbale, uniquement fondé sur la pensée du corps dansant. Un solo comme un hommage à l’individualité, à la spécificité, à la multiplicité incarnée de l’interprète, mais aussi une opportunité pour moi d’aller plus loin dans l’exploration d’un langage chorégraphique partagé. Je tenais à travailler avec un danseur ou une danseuse avec qui j’avais déjà collaboré, afin de m’appuyer sur un socle commun et d’affiner nos intérêts croisés. Et je voulais donner au spectateur un accès à ce qui se joue « autour » du solo : la recherche, le processus, la fabrication du geste, d’où l’idée de filmer certaines étapes et de les intégrer à la pièce.
Je ne conçois pas la vidéo comme une illustration ou une superposition, mais comme un cadre actif, un dialogue sensoriel et conceptuel avec la performance live.
Qu’est-ce qui t’a donné envie de créer cette pièce pour Jana Castillo en particulier ?
J’avais collaboré avec Jana pour une précédente pièce PROJECT F et j’ai été bouleversée par son intelligence physique singulière, sa rigueur absolue dans la pratique, et sa capacité à produire des performances d’une grande intensité. Sa rigueur, justement, est liée à sa dystonie, qu’elle doit constamment ajuster dans chaque nouveau cadre chorégraphique. La dystonie est un trouble moteur provoquant des contractions musculaires prolongées et involontaires, souvent invisibles sur scène mais très présentes en répétition. Cela fait de Jana une voix essentielle pour défendre des pratiques inclusives. Ce solo est conçu pour s’adapter entièrement à ses besoins, et intègre sa neurodiversité comme force créative. Nous avons incorporé ses « glitches » et mouvements dystoniques au langage même de la pièce. Ce qui m’intéresse aussi, c’est sa polyvalence rare : elle maîtrise le ballet, le contemporain, le hip-hop, le breakdance. CASTILLO est à l’image de cette hybridité, de cette musicalité étendue. C’est un solo-carte où tous les genres se rencontrent.
Comment votre exploration du toucher et du Theraputty s’est-elle formalisée dans CASTILLO ?
Jana et moi sommes toutes deux hypersensibles aux textures. Cela a nourri un dialogue riche autour du toucher, et nous avons mis en place un vocabulaire commun pour identifier les qualités de mouvement en lien avec des matières. Par exemple, nous avons exploré la sensation de la fourrure d’alpaga, en observant les réponses corporelles qu’elle suscite, puis en traduisant cette mémoire sensorielle dans l’espace et sur différentes zones du corps. Cette pratique permet d’approcher la texture de manière kinesthésique, presque « de l’intérieur ». Nous avons aussi choisi d’intégrer les mouvements involontaires liés à sa dystonie dans le matériel chorégraphique, pour que le solo reste fidèle à son vécu corporel. Et lors du confinement à Melbourne, qui a duré plus de 260 jours, le Theraputty a été un outil vital. Nos répétitions sur Zoom commençaient toujours par des exercices tactiles avec cette pâte, avant de transférer cette conscience exacerbée dans l’ensemble du corps.
CASTILLO se compose de trois soli dansés avec des chaussures différentes. Peux-tu présenter chaque solo ?
Jana est une danseuse d’une rare transversalité : elle excelle en ballet, en danse contemporaine, en break, en hip-hop. C’était la première fois que je travaillais avec une interprète aussi polyvalente. Le solo en pointes est extrêmement exigeant, surtout pour quelqu’un qui n’en porte pas tous les jours. Nous avons construit une écriture où la technique classique se brouille parfois, glisse vers les arts martiaux, s’écroule et se reconstruit au sol. Nous assumons le bruit du chausson, sa dureté, c’est un solo très musical. Le deuxième solo, dansé en chaussettes sur un tapis d’alpaga, explore une fluidité animale, liée à des images de la nature australienne. Il est plus aérien, plus organique, presque flottant. Le troisième, en baskets, explore l’adhérence, la rebond, la vitesse. On y joue avec la gravité, le hip-hop, les attitudes urbaines, les glitches, le chewing-gum, le groove, l’élan. C’est très pop, très physique, avec une précision extrême. Les trois soli sont physiquement très différents, et leur enchaînement constitue un défi majeur. Jana est aussi cascadeuse et massothérapeute, sa conscience corporelle est donc exceptionnelle. CASTILLO reflète sa curiosité, sa discipline et sa joie profonde d’être en mouvement.
Chaque solo dans CASTILLO est introduit par un film. Que cherchent-ils à éveiller dans l’imaginaire du spectateur ?
Le premier film est un hommage à l’artisanat des chaussons de pointes, souvent fabriqués à la main par un artisan attitré, en lien direct avec la danseuse. Ce film invite le spectateur à percevoir la densité du travail et la charge symbolique contenue dans ces objets. Le deuxième film est une sorte de « banque sensorielle », qui évoque différentes textures : écorces, poils, laine, insectes, nuages…. Il élargit notre spectre perceptif avant le solo en chaussettes, en activant des réponses kinesthésiques profondes. Le troisième film se concentre sur les mains, le Theraputty et des androïdes programmés. J’aime le contraste entre cette pâte rose, presque organique, et la mécanique fluide des robots. Cela crée une zone d’ambiguïté où l’on projette nos sensations sur l’autre, un effet de miroir sensoriel intriguant. La matière du Theraputty évoque les fascias, ces membranes qui enveloppent et relient tout le corps, et où résident nos mémoires corporelles et émotionnelles. Mettre cela en tension avec l’image d’androïdes permet d’interroger, sans mots, notre rapport au vivant, au ressenti, au geste programmé ou instinctif.
Photo Anne Moffat.
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