Photo © Pierre Planchenault scaled

Annabelle Chambon et Cédric Charron, Pop Corn Protocole

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 18 mars 2023

Interprètes émérites de la compagnie Troubleyn durant plus de vingt ans, Annabelle Chambon et Cédric Charron signent leurs propres projets depuis maintenant plusieurs années. Ensemble, le duo développe une œuvre engagée et militante, cherchant à révéler des zones de fragilité, des espaces de tension, des frictions entre le réel et la fiction. Avec leur nouvelle création Pop Corn Protocole, le binôme s’empare du maïs et du pop-corn pour questionner notre rapport à la consommation de masse à travers une performance burlesque et exubérante. Dans cet entretien, l’équipe artistique – Mari Lanera et Jean-Emmanuel Belot, Emilie Houdent, Annabelle Chambon et Cédric Charron – partagent les rouages de cette recherche et le processus de création de Pop Corn Protocole.

Annabelle, Cédric, vous signez des spectacles ensemble depuis plus de dix ans. Pourriez-vous revenir sur votre rencontre et partager les grandes réflexions qui circulent dans votre travail ?

Nous nous sommes rencontrés nus, recouverts de ketchup, de beurre, de farine ou encore de chocolat dans As long as the world needs a warrior soul de Jan Fabre. À partir de là, il n’y avait simplement plus rien à prétendre l’un par rapport à l’autre : nous étions déconstruits, nous étions transparents. Nous nous sommes fondus l’un dans l’autre. Aujourd’hui, dans notre travail, nous cherchons à révéler des zones de fragilité, des espaces de tension, des frictions entre le réel et la fiction. C’est avec la force évocatrice des actions des corps que nous tissons le maillage de notre travail chorégraphique. Nous n’hésitons pas à saturer les corps d’images pour mieux les absorber et les transgresser. Ce travail autour du corps et de la physicalité nous permet de renvoyer le spectateur·ice à sa propre chair comme lieu d’expérience. C’est dans cet échange et ce partage que réside la fonction du corps politique qui nous intéresse.

Votre nouvelle création Pop Corn Protocole a pour point de départ le maïs. Comment votre intérêt s’est-il focalisé sur cette super star de l’agriculture ?

Nous vivons à la campagne, entourés de terres agricoles, en région viticole où monoculture et intrants phytosanitaires sonnent comme un triste mot d’ordre. Nous sommes engagés localement pour inciter à produire et consommer différemment, pour réfléchir collectivement à d’autres modèles. La question agricole est au cœur de notre quotidien et il était pour nous évident d’actionner un levier artistique sur des préoccupations aussi impérieuses. Pendant le confinement, on a réalisé à quel point les écrans sont en passe de devenir notre seul point de contact avec le monde. Il nous est apparu que le mode de divertissement sur lequel sont déversées les pires horreurs était peut-être en germe dans le popcorn. Le popcorn, c’est une denrée alimentaire très peu transformée, pourtant à la jonction de deux industries de taille : l’agroalimentaire et le divertissement. Il est un marqueur de l’obscénité de notre rapport au vivant, le goût de l’anesthésie face au spectacle de la violence. Il incarne ce que nous ingurgitons et métabolisons du capitalisme, tant physiologiquement que symboliquement. Le popcorn, c’est le double augmenté du grain de maïs et quelle autre céréale possède autant de vertus, comme celle de s’adapter à tout type de sols, de climats et de tripler de volume au contact de la chaleur. Le popcorn, c’est la magie de la nature, la magie du capitalisme, la magie du spectacle.

Le maïs fait partie des quatre plantes OGM les plus cultivées au monde. Choisir de travailler sur le maïs ouvre de nombreuses portes : la monoculture, l’alimentation mondiale, le capitalisme, etc. Comment avez-vous initié le processus recherche de Pop Corn Protocole ?

Nous avons commencé par mener de nombreuses recherches à son sujet. Le maïs – céréale la plus produite au monde – est un des acteurs principaux de l’anthropocène. Sa production est centrale dans toutes les civilisations, et ses enjeux sont au cœur des stratégies politiques et diplomatiques mondiales. Son mode de reproduction (monoïque et allogame, capable de s’autoféconder et de féconder ses congénères) en fait le cobaye idéal pour toutes sortes de manipulations dans le but d’une optimisation permanente des rendements. Ses parasites et nuisibles, notamment la pyrale du maïs, sont devenus au fil des années des modèles d’adaptabilité et de résistance face à la monoculture et l’utilisation massive d’intrants chimiques. Les États-Unis surveillent les semences OGM de maïs comme si c’était des armes nucléaires, etc. Faire toute cette recherche, a permis de nous rendre compte à quel point la culture du maïs régit la planète : c’en est même effrayant. Très rapidement s’est imposée l’idée de donner à voir au plateau cette hégémonie du maïs.

Comment avez-vous traité ces informations et réflexions sur le plateau ?

La forme, au moyen de laquelle sont délivrées ces informations, emprunte aux poncifs de la pop culture, de la science-fiction, du grand guignol, de la figure de l’égérie révolutionnaire, comme autant de tentatives d’émancipation récupérées par le marché culturel. Tout est produit et tout est marché, le maïs comme le spectacle. Tout au long de la pièce nous utilisons ces ressorts pour ironiser notre aptitude à détourner le regard des pires travers. Est-ce que l’image aide à véhiculer et populariser une prise de conscience ou est-ce qu’au contraire elle la neutralise par un effet de saturation ? Tout en délivrant des informations sur le rôle du maïs dans la mondialisation et l’érosion de la biodiversité, nous posons la question du statut de ces informations, dans une atmosphère de désenchantement burlesque.

Sur scène, vous passez de la figure du joueur d’escrime à celle de zombie-maïs. Pourriez-vous revenir sur la dramaturgie de ces «personnages» ?

Nous voulions dans cette création, des chiffres, du conflit, de la manipulation du vivant, un appel à la résistance, le tout édulcoré par la pop. Nous avons choisi l’escrime comme motif de l’art du conflit. Le combat d’escrime figure deux forces qui s’affrontent avec l’usage des armes, les gestes de mort transperçant les corps, où la référence à la violence est contenue dans la beauté du sport, du rituel de respect de l’adversaire. L’escrime porte des valeurs de consensus malgré la mise en scène d’un combat. Le zombie est la figure de déshumanisation, nihiliste par excellence, condensant les télescopages culturels, les crises sociales et biologiques et transformant le tout en marchandise à succès. Le zombie originellement est le rejet de la société et il vit ces temps-ci son heure de gloire. Comme un virus, il s’est répandu à la fois dans la fiction et la réalité, depuis les salles de cinéma au mouvement des marches de zombies qui envahissent les rues. Il est à lui seul le monde gore et apocalyptique qu’on nous prédit. Il est pour nous le décérébré hybride qui extermine et manipule le vivant avec un appétit sans borne. Évidemment, nous nous sommes aussi beaucoup amusés avec le maïs et le popcorn comme accessoires plastiques. Le maïs passe de la couronne à l’étron, le popcorn tombe du ciel comme une bénédiction. Sa composition granulaire en fait un objet fluide qui peut s’apparenter à un liquide, on le fait jaillir comme l’hémoglobine dans les films gores. Quand il redevient friandise, il est, vous pouvez vous en douter, sujet à caution !

La danse traditionnelle du menuet a été le point de départ du travail chorégraphique de Pop Corn Protocole. Comment vous êtes-vous emparé de cette danse ?

Le menuet, issu de l’époque baroque, est la danse par excellence de la révérence, de la soumission à l’ordre établi, de la courbette. C’est une chorégraphie menée minutieusement à la baguette. Le traitement décalé que nous en faisons distille simultanément une posture irrévérencieuse et un effet miroir d’une entente à couteaux tirés. Harnachés du costume complet de l’escrimeur avec des sabots de paysan aux pieds, nous exécutons un menuet rythmé par le martèlement du bois des sabots frappé sur le sol. La répétition d’allers-retours crée les sillons d’une culture séculaire. Nous avons également décliné ce menuet en le déstructurant, avec des mouvements sur pointes de sabot, ou transposé dans une bourrée piétinant impitoyablement les épis de maïs, tournoyant épées aux poings ou encore se grisant dans une mascarade de mascottes. Nous faisons le grand écart du baroque au païen en nous jouant des temporalités. Comme le plant de maïs, nos corps se dégenrent, mutent, s’hybrident, et comme la pyrale nous ravageons, nous copulons, nous suffoquons, nous exterminons.

La musique occupe toujours une place importante dans votre travail. Pour Pop Corn Protocole, vous avez collaboré avec Mari Lanera et Jean-Emmanuel Belot. Comment la musique est-elle venue étendre votre recherche ?

Nous aimons la musique en live parce qu’elle traverse les corps et accentue le vivant. Le parti pris organique de la pièce a amené Mari et Jean-Emmanuel à créer leur propre écosystème musical prolongé par le système des épées que nous actionnons durant la pièce afin de développer une autre couche sonore, une strate évocatrice jouant entre matérialisation du son et ses univers virtuels. Comme pour la danse, la marche pour la cérémonie des turcs de Lully a été notre point de départ et un leitmotiv remixé dans des univers pop rock qui sont venu souligner les jeux de détournement. Ici la pop est ce monstre musical qui ingère tout ce qu’il trouve, du baroque à l’italo-disco porno chic, la musique rétro-futuriste, l’electronica post-punk, etc. Ensuite se sont greffées des intuitions et des paroles pour composer les chansons. La voix de Mari est devenue l’incarnation de la protestation, le chant de notre sentinelle de la nature aka la pyrale du maïs.

Pop Corn Protocole, vu à la La Manufacture CDCN. Conception Annabelle Chambon, Cédric Charron, Jean-Emmanuel Belot, Mari Lanera, Émilie Houdent. Avec Annabelle Chambon, Cédric Charron, Jean-Emmanuel Belot, Mari Lanera. Mise en scène et chorégraphie Annabelle Chambon, Cédric Charron. Création son Jean-Emmanuel Belot, Mari Laenera. Création lumière et régie générale Sandie Charron-Pillone, Jean-Yves Pillone. Regard artistique Émilie Houdent. Stagiaire Alexandrine Philippe. Remerciements Max Bruckert, Albane d’Argence. Photo © Pierre Planchenault.

Pop Corn Protocole est présenté le 30 mars au Festival Artdanthé puis les 14 et 15 juin au SUBS à Lyon