Propos recueillis par Wilson Le Personnic
Publié le 9 mars 2023
Pol Pi développe depuis plusieurs années une recherche chorégraphique autour du corps et de sa mémoire, guidé par des questionnements autour du langage, du son, de l’intime et de l’histoire collective. Avec sa nouvelle création In your head, il invite quatre musiciennes du Solistenensemble Kaleidoskop à reconsidérer leur rapport à leur instrument et explore comment la danse peut investir leurs corps et donner à voir la musique. Dans cet entretien, Pol Pi revient sur la genèse de In your head et sur le processus de création avec les musiciennes de l’Ensemble Kaleidoskop de Berlin.
In your head résulte de ta rencontre avec l’Ensemble Kaleidoskop de Berlin. Pourrais-tu revenir sur cette rencontre et comment ce projet s’est initié ?
Ce projet est né d’un désir que je fomente depuis très longtemps : travailler avec des musicien·nes, pour aller toucher des choses que j’ai moi-même traversé en tant que musicien, notamment la richesse des intentions, très précise et infime, dans la musique classique en particulier, où chaque note à une intention, un caractère, surtout lorsqu’il s’agit d’instruments à corde frictionnées. Je souhaitais investir la danse avec cette même obsession pour le détail, en termes d’intention, de qualité d’énergie, de rythme, d’interprétation, etc. C’est un ami qui habite à Berlin qui m’a parlé du Solistenensemble Kaleidoskop, une formation qui se consacre à l’expérimentation de la musique instrumentale et qui collabore régulièrement avec des chorégraphes ou des metteur·euses en scène. J’ai rencontré Boram Lie, la directrice artistique de l’Ensemble Kaleidoskop, qui intéressé par ce projet, m’a proposé de venir à Berlin afin de donner deux ateliers aux membres du collectif et à des musicien·nes invité·es. Pendant deux semaines j’ai pu expérimenter avec deux groupes pour voir si le courant passait entre nous et si mes intuitions étaient bonnes. J’ai eu envie de revenir à mes origines et de travailler avec des principes de théâtre physique, et de butō. J’ai aussi commencé à faire quelques tentatives avec et sans les instruments. Etant donné que je savais déjà que je souhaitais travailler à partir du Quatuor à cordes no 8 en ut mineur (opus 110) de Chostakovitch, le choix de la distribution devait prendre en compte quatre instruments spécifiques : deux violons, un alto et un violoncelle. En discutant avec Boram et l’équipe, j’ai constitué une distribution avec quatre musiciennes en suivant mes intuitions, notamment l’envie de travailler avec des personnes de différentes physicalité et nationalités.
Comment ton intérêt s’est-il focalisé sur ce quatuor de Chostakovitch ? Quels potentiels as-tu pressenti dans cette musique en particulier ?
Avant d’arriver à la danse, j’ai été musicien professionnel durant plus de dix ans. C’est durant mes années d’étudiant en alto à l’Université de Campinas au Brésil que j’ai joué le Quatuor à cordes no 8 en ut mineur (opus 110) de Chostakovitch dont j’ai gardé un souvenir physique très fort. Il est musicalement très intense, son thème revient à chaque fois comme si c’était une boucle infernale et il a la particularité de ne pas avoir de pause entre les mouvements comme la plupart des morceaux de musique de chambre. On sait que Chostakovitch était à l’époque à Dresde pour écrire la musique d’un film et qu’il a été très impacté en voyant cette ville encore détruite par les bombardements de la Seconde Guerre mondiale. Cette musique est d’ailleurs dédiée à la mémoire des victimes du fascisme et de la guerre mais on ne sait pas si c’est lui ou l’éditeur qui a écrit cette dédicace. En étudiant la partition, et grâce à une correspondance que le compositeur a entretenu avec un ami, on peut se rendre compte que c’est une forme d’autoportrait de Chostakovitch, avec beaucoup de citations de ces précédentes pièces. Beaucoup de chercheur·euses voient cette œuvre comme un journal intime qui témoigne de ses dilemmes et déchirements face aux injonctions du Parti communiste qui lui imposait des conditions pour qu’il continue sa carrière artistique. Bref, toute cette mythologie m’intéressait beaucoup et j’ai supposé que si cette musique m’avait tant bouleversé, elle pouvait potentiellement affecter d’autres musicien·nes…
Comment as-tu initié le travail de recherche avec cette équipe de musiciennes ?
J’ai commencé par travailler en amont des répétitions avec les étudiant·es du Cndc d’Angers, avec qui j’ai décortiqué chorégraphiquement cette musique, avec un abécédaire, où chaque notre était associé à un mouvement, des gestes, des mots, des verbes. Quand je suis arrivé en studio avec les musiciennes, j’ai essayé d’appliquer ce même processus, voir si c’était possible de faire émerger des mouvements concrets à partir de la partition, mais j’ai tout de suite compris que ce n’était pas le chemin que nous allions emprunter ensemble. Il nous fallait inventer et développer nos propres méthodes de travail. Lors des premières répétitions, je leur ai proposé par exemple d’improviser à partir d’un enregistrement de la musique juste pour voir ce qui pouvait se passer, soit à partir de la musique en général, ou soit en suivant leur instrument. J’ai vite évacué cette idée car je me suis rendu compte que ça marchait beaucoup mieux en silence : elles pouvaient se relier à leur propres partitions dans leur tête. Ça m’a permis de voir leurs mouvements et leurs imaginaires. Je leur ai aussi proposé successivement de jouer la partition avec l’instrument, puis de jouer la partition avec l’instrument en main mais sans produire de son, puis de jouer la partition avec l’instrument mais en retirant leur archet, puis de jouer la partition sans l’instrument ou avec ce que l’on a appelé « l’air instrument ». C’était très intéressant car j’ai pu constater qu’en silence, elles devaient développer d’autres formes de présences pour s’accorder et communiquer entre elles durant l’exécution de la partition. Et c’est par cette physicalité que j’ai engagé l’écriture de la danse…
Comment ton expertise de musicien a-t-elle participé à tes échanges avec elles ?
Mon passé de musicien a permis de créer un endroit de discussions et d’échanges extrêmement rapide et confortable. Je savais de quoi je parlais et je comprenais toutes les crises et les difficultés liées aux instruments car j’étais moi même passé par là. En tant que musicien, la relation avec ton instrument est très forte, il est collé à toi, tu l’aimes et tu le détestes. Pendant le processus, nous avons beaucoup échangé autour de cette relation, de la place du corps dans cette relation avec l’instrument. Savoir jouer du violon et de l’alto m’a également permis d’apprendre par cœur la partition et de l’avoir dans ma tête – in my head – lorsque je les regardais en train de jouer en silence, je pouvais littéralement entendre la musique dans ma tête. Cette compétence m’a énormément aidé pour travailler sur les détails, les micros intentions et les micros suspensions entre les notes. Car c’est important de préciser que lorsqu’elles dansent, il ne s’agit pas juste de comment elles ressentent la musique physiquement, elles sont en train d’exécuter la partition de Chostakovitch telle quelle.
Peux-tu revenir sur le processus chorégraphique ?
J’ai longtemps cherché comment agrandir leur danse dans l’espace mais ça n’a pas marché. J’ai toujours travaillé à partir des émotions, des intentions, jamais à partir d’une image formelle. J’ai donc focalisé mon attention sur cette danse intérieure, cette émotion et cette richesse d’impulsions qui vient du dedans et qui ne peut se donner à voir que dans les détails. C’est cette écriture minimale qui m’a semblé le plus juste ici, c’était à cet endroit où elles étaient le plus fortes, où elles pouvaient donner à voir une danse minimaliste intime et très spécifique. Une danse qui ne pourrait être créée que par des musiciennes.
La mémoire, l’intime, la parole, sont des motifs récurrents dans ton travail. Comment as-tu accompagné les musiciennes dans cette recherche et comment a-t-elle pris forme dans In your head ?
Lorsque j’ai engagé le processus avec elles, je souhaitais travailler à partir du thème du fascisme et de la guerre, en écho à la pièce de Chostakovitch. J’ai essayé d’engager cette réflexion avec les musiciennes, de les faire parler sur leurs mémoires familiales en lien avec la guerre, mais ce n’était pas leur désir de parler de ces sujets. Les discussions autour de leur rapport aux instruments étaient beaucoup plus fortes et vecteurs d’imaginaires. Nous avons réalisé des ateliers de parole, de mise en écriture, puis nous avons réalisé des entretiens avec le dramaturge Gilles Amalvi à partir desquels nous avons choisi les témoignages qu’elles partagent dans la pièce. Elles y parlent de leurs premiers souvenirs avec leurs instruments, de leurs combats personnels en tant que musicienne professionnelle, de leurs conflits avec leurs instruments ou avec la pratique musicale…
Conception et direction artistique Pol Pi. Avec Anna Faber (violon), Mia Bodet (violon), Yodfat Miron (alto), Sophie Notte (violoncelle) et Isabelle Klemt (violoncelle). Dramaturgie Gilles Amalvi. Création lumières et objets lumineux Rima Ben Brahim. Création costumes La Bourette, assistée de Lucie Lizen. Régie son Baptiste Chatel. Regard extérieur Boram Lie. Photo © Valentina Benigni.
In your head est présenté le 16 mars au Festival Conversation, Cndc – Angers
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