Propos recueillis par Wilson Le Personnic
Publié le 5 juin 2023
Envisageant la boîte noire comme un lieu de création où le sensible, l’invisible et l’indicible ont toute leur place, Pierre Piton développe une pratique intuitive et sensorielle, à la recherche d’un corps étendu, au-delà de son enveloppe, en symbiose avec son environnement. Inspiré des propriétés du lichen (organisme composite qui résulte d’une symbiose permanente), le chorégraphe imagine avec sa première création Open/Closed une expérience multi-sensorielle dans un espace vibratoire traversé par des images, des lumières, des sons et des odeurs. Dans cet environnement partagé, iel explore la porosité des corps, où chaque pas vers l’autre est propice à l’expansion, où chaque main tendue devient une proposition de connexion. Dans cet entretien, Pierre Piton partage les rouages de sa recherche et revient sur le processus de création de son solo Open/Closed.
Pierre, tu as co-fondé la compagnie La PP en 2018 avec Romane Peytavin avec qui tu as déjà coréalisé plusieurs projets. Comment décrirais-tu votre recherche chorégraphique ?
J’ai rencontré Romane Peytavin lors de mes études à La Manufacture Lausanne en 2014. Nous faisions partie de la toute première volée du Bachelor en contemporary dance dirigée par Thomas Hauert. Romane et moi sommes de vrais geeks de la recherche corporelle. Nous aimons imaginer des projets majoritairement improvisés régis par des partitions chorégraphiques strictes dans lesquels nous pouvons injecter notre humour. Nous travaillons à partir d’improvisations partitionnées, c’est-à-dire que tous les mouvements sont possibles au sein du spectacle, par exemple replacer son t-shirt, refaire ses lacets, réagir à une erreur, etc., tout en gardant un cadre d’action restreint. Ainsi, si le public vient voir le spectacle deux soirs de suite, celui-ci restera fortement similaire alors que chaque geste est improvisé. Cette manière de danser reflète notre envie de rester dans un état de recherche mais également de pouvoir nous connecter à la salle et au public concrètement. Un autre point important de notre collaboration, est de pouvoir mettre en place des projets à la fois pointus au niveau du mouvement et accessibles grâce à leur énergie. La compagnie est née de notre amitié et je pense que cela se reflète beaucoup dans nos créations. De plus, nous sommes tous·tes les deux des interprètes pour d’autres chorégraphes et dès les prémices de La PP, il était important de maintenir cette activité en parallèle. Cette méthode de travail nous permet de proposer un spectacle uniquement quand nous en sentons l’envie, de créer durablement et d’éviter la sur-production. Enfin La PP (dont le nom provient de nos noms de famille Peytavin/Piton) est pour nous une opportunité de créer et d’avancer ensemble. En tant que compagnie émergente, ce cadre nous donne un peu plus confiance dans nos choix. Nous pouvons nous répartir la montagne administrative qui arrive avec chaque date et se challenger l’un·e l’autre. Depuis le début de ma carrière, je privilégie cette manière de travailler car elle me permet de sortir de ma zone de confort et d’aller plus loin dans la recherche.
Peux-tu revenir sur les différentes réflexions qui circulent aujourd’hui dans ta propre recherche pratique artistique ?
J’habite à Zürich depuis 2019 et ma rencontre avec la scène germanophone a bouleversé ma manière de concevoir un spectacle. Je suis membre du collectif The Field et chaque année nous invitons une chorégraphe à travailler avec nous et nous créons également nos propres projets. Le collectif se pose la question de comment interagir de manière créative à l’intérieur d’une hiérarchie horizontale et cherche à challenger le rapport entre institutions et compagnies. Dans ce cadre, nous avons créé des projets avec Meg Stuart, Isabel Lewis et Simone Aughterlony. Ces rencontres ont été décisives dans mon approche actuelle de la danse. Je suis toujours passionnée par la recherche corporelle et l’improvisation qui sont les moteurs de mon travail mais je cherche désormais à créer des performances résolument sensorielles pour les spectateur·rices. Ma pratique inclut diverses formes d’expression afin de construire des lieux utopiques dans lesquels le public peut voir, toucher, goûter et sentir le spectacle. La composition de ces espaces est guidée par l’envie de considérer la salle comme un endroit où le sensible, l’invisible et l’indicible ont toute leur place. Je souhaite imaginer la boîte noire comme un lieu de création de vulnérabilité où les corps contemporains racontent des histoires poreuses et intuitives. Ces thématiques sont évidemment reliées à une volonté de créer des lieux queer qui peuvent désorienter nos manières habituelles de percevoir notre environnement.
Open/Closed est ton premier solo. Peux-tu retracer la genèse et l’histoire de cette création ?
Les prémices de cette création viennent d’une sensation corporelle d’entre-deux, d’inconfort et de trouble face à mon identité de genre et le climat politique actuel. Je me sens trouble et troublée. Il était urgent pour moi d’extérioriser ses émotions afin de les relier à des courants de pensée qui s’étendent au-delà de ma personne. J’ai passé beaucoup de temps en 2020 en studio afin de comprendre ce que cette émotion pouvait raconter. La majorité des projets que j’ai développés commencent par une phase de recherche intuitive d’extériorisation des sensations qui vont nourrir le spectacle. Avant même d’écrire le dossier, je me concentre sur l’affinement de ces sensations. Dans le cas d’Open/Closed, après plusieurs semaines de travail, les thématiques de la symbiose, la porosité et la métamorphose se sont distinguées. À partir de là, j’ai constitué une équipe avec laquelle partager ces thématiques et capable d’emmener le projet dans des territoires inconnus.
Comment as-tu partagé et ouvert cette recherche intuitive et empirique à tes collaborateur·trices ?
Les échanges avec les collaborateur·trices ont instinctivement façonné ce projet au fur et à mesure des résidences. J’ai alors commencé à me poser la question de la déconstruction de l’individualité. Comment rendre nos corps plus diffus et se laisser être activement transformés par son environnement ? À la lecture de Métamorphoses de Emanuele Coccia, j’ai pu me rêver en créature chimérique dans un flux métamorphique. Je souhaitais étendre mon corps au-delà de son enveloppe et décentraliser mon individualité pour laisser apparaître le multiple. Bien évidemment, l’idée d’une pratique collaborative radicale se réfère aux personnes qui ont participé au projet. Tout au long du processus, j’ai cherché à empower (donner plus de pouvoir à, ndlr) les personnes avec qui j’ai travaillé afin de leur donner une place créative importante. Il est nécessaire pour moi que les collaborateur·trice puissent challenger le projet mais également se sentir à l’aise de faire des propositions artistiques en lien avec leurs envies. Je me pose beaucoup de questions vis-à-vis des rapports de pouvoir entre artistes et institutions. Avec Open/Closed, j’ai voulu faire un premier pas vers une déconstruction des schémas de pouvoir et de responsabilité. Qui au sein du processus souhaite prendre quel type de responsabilité ? Quels sont les rôles artistiquement définis ? Quel est le rapport entre notre groupe et l’institution ? Toutes ces questions ont traversé le processus et j’ai hâte de continuer à développer cette pratique collaborative, dite radicale, car elle est radicalement tendre, puissante et engagée.
Peux-tu essayer de partager les grandes réflexions qui traversent cette création ?
Open/Closed se nourrit d’une envie de visualiser le corps dans un état poreux en constante transformation. Je cherche à rendre visible les liens qui relient les «choses» inanimées, les êtres et l’espace. Lors de chaque performance, j’expose une recherche bio-mimétique qui s’inspire du lichen. Le lichen est, pour moi, une représentation de la fluidité et de la porosité que je souhaitais explorer dans cette recherche. Il est ce que l’on appelle un holobionte, un organisme résultant de l’assemblage d’espèces. Les principes de fluidité et de porosité étant souvent associés à la vulnérabilité, la tendresse voire la fragilité, nous avons voulu les rendre puissants et agressifs. Open/Closed, d’où le titre, est une pièce que j’image en constante négociation entre porosité et agression, qui navigue dans un jeu sensoriel entre des sensations cellulaires et macroscopiques. Cette idée vient du livre La force de la non-violence de Judith Butler où elle développe le concept de «pacifisme-agressif» que je trouve passionnant. J’aime m’imaginer vulnérable et puissante à la fois. J’aime faire de cet idéal une réalité.
Comment as-tu transposé les propriétés du lichen à ta recherche ?
Les lichens sont des organismes composites résultant de la symbiose entre minimum deux partenaires biologiques différents : une algue et un champignon. Le lichen existe dans une relation d’interdépendance. L’expression physique du lichen repose donc avant tout sur sa capacité à adopter une vie plurielle. D’une certaine manière, les lichens ressemblent autant à des micro-communautés ou écosystèmes qu’à des individus. Le lichen est une allégorie vibrante du spectacle. Dans Open/Closed, j’essaie de trouver l’imaginaire de ses propriétés, de construire un corps en changement constant dont la peau s’affine à mesure que le spectacle avance. Les lichens sont également plus ou moins sensibles à la présence d’azote dans l’air et sont utilisés comme indicateurs des impacts de la pollution atmosphérique sur l’environnement. D’une espèce à l’autre, leur aspect varie radicalement. Les lichens sont alors souvent confondus avec un type de mousse ou de plante et deviennent une chimère visuelle. Ces organismes représentent une entité fluide convergeant vers l’inattendu. Le but n’était pas de représenter le lichen sur scène mais d’appliquer cet imaginaire à ma recherche corporelle. J’ai imaginé une improvisation que j’appelle growing plant qui consiste à m’étendre au-delà de mon enveloppe physique. La perception du corps change, celui-ci se tord, touche les murs et le public en même temps, presse au sol et explore l’espace de manière inattendue. J’essaie de plier l’espace, de faire converger le sol vers les murs et de tracer des vecteurs. De plus, pendant cette improvisation, j’ai les yeux fermés afin de décentrer mon attention de ce que je vois à ce que je sens et me placer dans un endroit vulnérable. Cela me permet également de responsabiliser le public qui est sur scène pendant la performance. Les spectateur·rices décident donc de si iels veulent se faire toucher ou non. Je ne fais que grandir dans l’espace, ce qui crée un petit ballet entre les personnes qui bougent et les autres qui restent immobiles…
Peux-tu partager le processus chorégraphique de Open/Closed ?
Lors de la création d’un spectacle, je me fixe souvent comme objectif de pouvoir créer une recherche corporelle à l’intérieur de laquelle tous les mouvements sont possibles. Afin d’être le plus spécifique possible dans l’élaboration de cette recherche corporelle, j’applique différentes partitions que j’accumule en strates. Dans le cadre de cette recherche en particulier, j’avais envie d’aborder une improvisation pleine de contraste, à la fois douce et intense qui dépeint une émotion de trouble. Le spectacle commence alors que j’ai les yeux fermés, le corps en train de fusionner avec les murs, je déambule dans le public sur scène et je tente de créer un corps chimérique qui se diffuse dans l’espace : chaque pas est propice à l’expansion, chaque main tendue devient une proposition de connexion. Sur le même principe qu’un végétal, le corps s’étend dans la salle en suivant la lumière, les sons, la chaleur des corps. La performance évolue selon les réactions des spectateur·rices à ma présence et chaque représentation est une expérience différente.
La lumière et l’environnement sonore occupent une place essentielle de la dramaturgie d’Open/Closed. Peux-tu partager la dramaturgie de ces deux médiums ? Comment s’articulent-ils avec l’écriture de la danse ?
La lumière a été créée par Marek Lamprecht. Lors de la performance, l’ambiance lumineuse permet de rendre palpable l’invisible. Les mûrs et les corps commencent à vibrer, les notions de verticalité et d’horizontalité s’effacent. Tout l’espace est en perpétuelle métamorphose de manière parfois presque imperceptible. Grâce à des projecteurs vidéos, des formes organiques se détachent du sol. L’espace se met à tourner alors même que le public reste immobile. En ce qui concerne la musique, celle-ci a été imaginée par Simone Aubert. La performance sonore a pour origine un sample de voix que Simone enregistre. Ce sample circule dans l’espace grâce à une spatialisation en quadrifrontale. En lien avec la recherche corporelle, la musique s’étoffe afin de devenir plus agressive. Cette voix reconnaissable au début prend tour à tour le rôle de cris révolutionnaires, tremblement fragile et chant d’oiseau. Tout comme la partition corporelle, la composition musicale adopte le thème de la métamorphose pour évoquer un champ sonore utopique. La création de Simone nous déplace et fait apparaître des images qui nous font voir au-delà de la salle de spectacle. Sa création scande la nécessité du sensoriel et construit des vertiges à mesure que le son tourne et tremble au-dessus de nos têtes.
Comment as-tu conceptualisé le dispositif de Open/Closed ? Peux-tu revenir sur la dramaturgie de cet espace ?
Le dispositif scénique d’Open/Closed répond à l’envie de créer une performance multi-sensorielle qui puisse nous faire appréhender nos corps, d’autres corps et l’espace de manière poreuse. Lors de la création du spectacle, je me suis efforcé de réveiller les sens des spectateur·rices. Je commence par explorer l’espace les yeux fermés, à toucher et rentrer en contact avec des spectateur·rices, suivant un tracé de vecteurs et lignes invisibles dans l’espace. La vision est quant à elle troublée par les lumières organiques de Marek Lamprecht qui se dédoublent et se superposent. Ce que l’on croit voir a soit déjà disparu ou change constamment de forme. Les sons créent un sentiment de vertige et de mirage auditif lorsqu’ils voyagent dans l’espace. Enfin, une odeur de terre mouillée apparaît durant le spectacle, en référence aux fondations du bâtiment et à la terre qui se cache sous le sol du théâtre. C’était pour moi intéressant de faire appel à l’odorat car c’est un sens qui est rarement mis en jeu durant un spectacle alors qu’il permet de réveiller facilement des imaginaires et des forces invisibles.
Chorégraphie et interprétation Pierre Piton. Création musicale et interprétation Simone Aubert. Création lumière Marek Lamprecht. Production et administration Maxine Devaud / oh la la – performing arts production. Costumes Marie Bajenova. Recherche corporelle et dramaturgie Romane Peytavin. Regard extérieur Lucia Gugerli. Soutien à la production dramaturgique Tanzhaus Jessica Huber. Photo © Gregory Batardon.
Open/Closed est présenté le 10 juin au festival June Events
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