Photo

Pier 7, Malika Djardi

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 6 septembre 2022

Pourquoi le théâtre pour la danse ? À qui appartient le théâtre aujourd’hui et comment en détourner son usage ? C’est à partir de ces réflexions que Malika Djardi s’est engagée dans le processus de sa nouvelle création Pier 7 (en référence à un quai bétonné de San Francisco, lieu emblématique pour la culture skate de la côte ouest américaine). À partir d’entretiens avec JB Gillet, pionnier du skateboard français outre-Atlantique, sur l’appropriation de l’espace public inhérente à la pratique du skate de rue, la chorégraphe transpose ces réflexions à l’espace qui conditionne et accueille sa pratique de la danse : le plateau de théâtre. Entre projet documentaire et performatif, elle envisage la scène comme un laboratoire transdisciplinaire où se croisent des pratiques hétéroclites afin d’imaginer de nouvelles fictions spectaculaires. Dans cet entretien, Malika Djardi partage les rouages de sa nouvelle recherche et revient sur le processus de création de Pier 7.

En 2018, lors de la tournée de ta précédente pièce 3, tu me disais vouloir réfléchir avec ta prochaine création aux notions d’espaces publics et privés. Peux-tu revenir sur cette intuition initiale ?

Aller au spectacle, c’est entrer dans un espace particulier qui agit entre ce qui se partage et s’adresse à tous et ce qui est au plus profond de nous, nos imaginaires collectifs et individuels. Ces espaces culturels, politiques portent un projet esthétique en interaction ou non avec nos sensibilités propres. Elles mêmes construites par ce va-et-vient entre «éducation» culturelle, expériences et intérêts personnels. Lorsqu’on fait le choix d’aller voir un spectacle, on connaît normalement ce contexte global. Et au-delà de ce préalable, il y a le lieu même qui organise la disposition des spectateurs, tous assis les uns à côté des autres dans la même direction. Pour moi, le spectacle vivant relie le public et le privé. Il y a une convention qui lie un public dans sa proximité mais surtout celle qui fait que l’on s’autorise à partager un moment avec des inconnus. Chacun ensuite fait résonner son expérience spectaculaire avec son état et son histoire personnelle. Chaque fois que je commence un nouveau projet, je me pose la question du rapport au public : pourquoi le théâtre pour la danse ? Pourquoi cet espace a-t-il été créé et quoi y proposer d’autre ? Le temps du spectacle est un mode d’attention proposé qui est plus ou moins complexe ou claire pour le public. Pour moi, il s’agit aussi de ne pas tomber dans la convention de la virtuosité, de la drôlerie, du divertissement à tout prix. Qu’est ce que le « public » est donc prêt à vivre au spectacle ? Qu’est ce que les professionnels du milieu pensent que le « public » est donc prêt à vivre au spectacle ? J’apporte au plateau les questions qui me touchent personnellement et ce projet était l’occasion d’interroger ces notions. Aujourd’hui, une grande partie des théâtres sont des lieux de commerce plus que des lieux de vie quotidienne. S’ils étaient davantage des lieux de vie, cela pourrait aussi changer le rapport que l’on a au spectacle aujourd’hui, je crois. La notion d’appropriation est donc importante dans ce voyage spatio-temporel entre dimensions privées et publiques. Les professionnels du spectacle se sont approprié une façon de faire du « spectacle » et plus généralement de la culture, une industrie. Le public doit aussi faire le trajet avec les artistes afin de redéfinir ce qu’est cet espace pour lui intimement (individuellement) et collectivement. À qui appartient le théâtre public alors aujourd’hui ?

Pier 7 prend racine dans ta relation avec un skateur professionnel, pionnier du skateboard français outre-Atlantique. Comment ses témoignages et son expertise ont-ils nourri tes réflexions sur les espaces publics et privés ? Peux-tu retracer la genèse de cette pièce ?

Une des premières notions que je souhaitais aborder avec JB est celle de l’appropriation de l’espace public inhérente à la pratique du skate de rue. Pratiquer le skate, c’est transformer la rue en terrain de jeu, transformer l’agencement urbain en potentiel modulaire et détourner l’usage des fonctions de ce qui constituent la ville, le paysage urbain. C’est un imaginaire que je trouve très puissant dans cette capacité à détourner les usages. Pour moi, les skateboardeurs et les artistes ont un style de vie qui se ressemblent sur de nombreux points : nous avons en commun un rapport différent au monde du travail tel que la plupart des gens l’expérimente (dans une certaine mesure pouvoir faire ses propres horaires, un rapport au don de soi, etc.), un désir conscient ou pas d’être en décalage avec les conventions sociales et être constamment dans une recherche de nouveaux territoires. L’histoire de JB Gillet est d’autant plus particulière et intéressante qu’il a fait partie des pionniers qui ont démocratisé cette pratique. À son époque, le skate n’était pas du tout à la mode, ni reconnu par la grand public ni soutenu par les institutions. Cela raconte une réflexion sur la notion de contre-culture mais aussi l’histoire d’un formatage : comment d’une contre-culture on est passé à une culture en quelque sorte «mainstream» du skate avec ses codes vestimentaires ou autre, ses spots, ses légendes… À l’inverse, ma pratique de la danse est née dans et avec les Institutions. C’est donc intéressant pour moi de faire le parallèle avec la danse contemporaine. Est-ce qu’en faisant de la danse, je cherchais un espace plus «sécuritaire», «cadré», «propre» ou «intime» en allant dans un studio de danse ? L’espace que l’on investit crée une pratique et un univers particulier. J’avais envie de détourner l’usage de cet espace comme les skateurs le font avec l’espace public.

Comment as-tu formalisé et transposé ces réflexions dans ta recherche chorégraphique ?

La pratique du skate m’a fait réfléchir à la notion de spectacle et de spectaculaire. JB me dit qu’il a toujours été gêné par les compétitions et l’idée de gagner, d’être le premier alors que pour d’autres skateurs il s’agit d’une vraie motivation. Le spectacle qu’il donne au quotidien lorsqu’il est sur une place est un spectacle par défaut, non-volontaire : organiser des actions définies, basées sur l’idée de reproductibilité de ces actions de manière virtuose, dans un espace temps donné comme dans une compétition par exemple. Finalement, un plateau de théâtre est un lieu dédié et défini comme un skatepark. Je me suis donc demandé comment détourner son usage ou celui de certains éléments qui le définisse ? Au départ, j’imaginais un duo avec JB mais je ne voulais surtout pas qu’il soit dans une mimique de la pratique du skate au plateau. Finalement, il ne reste que sa voix dans la pièce. 

Lors du processus de Pier 7, tu as engagée une « réflexion de l’in situ » en investissant des espaces urbains, des skateparks. Comment ces « actions in situ » ont-elles nourri ta pratique et tes usages du plateau ?

Je me suis d’abord confrontée à l’expérience de danser dans le skatepark La Bifurk à Grenoble lors de ma première résidence sur le projet avec Le Pacifique à Grenoble en 2018. J’avais accès au skatepark le matin avant son ouverture et j’ai pu expérimenter physiquement les modules. Une vidéo a été filmée et postée sur l’Instagram de JB puis un des plus gros médias de skate sur Instagram l’a republié. Etant donné que j’avais un casque et des protections, les gens pensaient que j’étais un enfant fou qui faisait n’importe quoi et les commentaires étaient hilarants. En soi, il s’agissait de me mettre la tête dans le cambouis. C’était sale, peu praticable et parfois dangereux. Être dans un lieu «non-dédié», au-delà des possibilités physiques que ce contexte autorise ou prescrit, m’a permis d’identifier encore davantage à quel point l’espace conditionne la réception et l’esthétique qui découle d’une proposition. Il y a donc eu plusieurs moment d’Extensions, dont le premier était aussi au skatepark La Bifurk à Grenoble pour le GR#4, un événement organisé mutuellement par le CCN et Le Pacifique de Grenoble. Il s’agissait pour moi de proposer un «non-spectacle» comme une fenêtre d’ouverture sur des tentatives de détourner un skatepark. On avait sonorisé sans trop d’aide technique le dessous du bowl pour amplifier le son des skates, j’avais pu être accompagné de plusieurs skateurs de la scène grenobloise avec qui on avait pensé des «modules» à tester devant le public sous formes de stratégies et j’ai pu reprendre une partie de mon petit solo en direct. J’ai ensuite pu tester avec JB de nouvelles performances à chaque fois dans des conditions assez sommaires. C’est très complexe de savoir comment ces différentes expériences ont pu nourrir ma pratique et la façon dont on l’utilise parce que la transposition n’est pas intéressante. C’est étrange de décontextualiser et de reprendre un matériel dont la force est le lieu même où elle puise son inventivité.

Peux-tu revenir sur le processus de travail avec ton équipe ? Tu as imaginé les partitions de Pier 7 sous la forme de «modules» : peux-tu m’en dire plus ? Quels ont été les différents axes de recherches et tes méthodes de travail avec cette équipe ?

Conjointement à ces expériences de recherche avec JB, j’ai commencé à expérimenter en studio avec des invités hétéroclites, des acrobates et d’autres danseurs. En plus de me poser la question de l’espace dans lequel on se trouve, j’avais envie de travailler avec des «corps» qui n’ont pas les mêmes historicités physiques et esthétiques. Mais en essayant d’articuler nos disciplines, je me suis bien rendue compte qu’il était difficile de sortir de nos différents formatages : celui de l’écriture pour le plateau, celui de ma propre technique de danse et celui de la technique d’autres praticiens. Mon principal axe de recherche a été celui de faire cohabiter un récit très précis sur l’espace public avec la création d’une fiction spectaculaire. Ce questionnement sur l’espace public a été un point de départ et une mise en parallèle avec l’espace du public au théâtre : ce qui relève des conventions et usages, ce qui régule des comportements, des trajets, des regards sur le monde, etc. Le travail a commencé à devenir plus concret lorsque la scénographie – un tapis de planches modulables – est arrivée en studio. J’ai imaginé ce grand puzzle qui se déploie et qui est mis en mouvement par toute l’équipe au plateau. Depuis le début du projet j’avais envie de développer une dramaturgie sous la forme de «modules». D’une part pour ne pas travailler sur une chorégraphie qui serait l’objet de multiples variations d’un phrasé et qui traiterait le seul espace du plateau, d’autre part pour me permettre de proposer ces «modules» dans d’autres contextes que celui d’un spectacle où ils sont mis en regard les uns avec les autres. Et pour chaque module, sa méthode de travail. Je me suis dirigé intuitivement vers des références esthétiques qui me plaisaient pour créer du mouvement, comme la chorégraphie de step (qui est est un clin d’œil direct au skate), ou des références musicales – notamment à l’Eurodance qui fait référence aux années 90. Ensuite, pour parer à la convention de devoir écrire sur et avec le plateau, j’ai très vite eu envie d’une grande proximité avec les spectateurs en permettant à certaines personnes d’être sur le plateau avec nous et en installant des plateformes dans le public.

La lumière et la musique occupent une place essentielle dans la dramaturgie de Pier 7. Comment as-tu abordé ces deux médiums ?

La danse est comme le skate : libre de beaucoup de contraintes. Mais lorsqu’il s’agit de « déplacer » le rôle du musicien ou du créateur lumière, c’est autre chose. Habituellement, il y a moins d’affect qui repose sur la présence d’un artiste son ou lumière au plateau car il se trouve généralement en régie derrière les gradins. J’avais envie qu’ils engagent physiquement leurs corps au plateau, qu’ils créent du son et de la lumière en sortant de leurs espaces et de leurs pratiques habituelles. J’ai ainsi invité Thomas Laigle (éclairagiste et concepteur sonore, ndlr) et Loup Gangloff (musicien, ndlr) à expérimenter avec nous en studio puis sur scène. J’imaginais le plateau comme un laboratoire où tout le monde s’entrecroise et bricole à vue. Pour la lumière, j’ai proposé à Thomas d’essayer de ne pas éclairer pour « éclairer » mais de construire des « objets lumineux » et d’agir physiquement sur des matériaux comme du papier réflecteur ou avec des mobiles motorisés. J’avais envie de travailler sur des ambiances, des réflexions de lumière plus que sur de la lumière directe, d’essayer de faire rebondir la lumière, etc. Pour la musique, j’ai proposé à Loup de déplacer sa pratique (il est batteur) et de jouer de sa posture de musicien, de sonoriser des éléments de la scénographie, d’imaginer son échauffement de mains comme une action chorégraphique et musicale, etc. J’ai imaginé la bande son de la pièce dans la continuité de cette idée de laboratoire heteroclite, avec des musiques analogiques, des morceaux plus mainstream ou encore des compositions interprétées en direct par Loup avec des instruments ou des fragments du décors.

Pier 7 articule les médiums et les disciplines. Comment as-tu imaginé ce foisonnement d’éléments à priori disparates ?

Je souhaitais avant tout réfléchir à la notion d’espace commun qui rassemble des individualités comme celui de la place publique. J’imaginais Pier 7 comme un microcosme en activité permanente avec la possibilité d’avoir plusieurs points de vue et actions simultanées et de natures différentes. Proposer ce dispositif oblige le spectateur à créer sa propre dramaturgie et à choisir vers quel endroit il veut porter son regard ou son attention. Dans l’espace public, on assiste à un spectacle par défaut, des passants, et de tout un environnement naturel et artificiel. L’espace du théâtre est éminemment artificiel mais j’avais envie de donner au public davantage d’options avec un foisonnement de pratiques et d’actions. Convoquer des pratiques avec des esthétiques différentes me permet d’avoir différents rapport de présence au plateau et d’imaginer un potentiel dialogue entre elles. Cette question de la formation, de la profession et ce à quoi le corps se destine est très intéressante pour moi ici, notamment par rapport à la perception de l’espace de jeu de chacun. En tant que danseur, on est habitué à gérer cet espace scénique, ce rapport du corps dans l’espace du plateau va être différent pour un musicien à qui l’on demande de déplacer son instrument ou un éclairagiste qui a plutôt l’habitude de rester derrière la régie. L’intérêt pour moi était de déposséder chaque «praticiens» de son espace souvent définis et de le déplacer en dehors de sa zone de confort.

Pier 7, vu aux Subsistances à Lyon et au Théâtre de la Cité internationale. Conception et chorégraphie Malika Djardi. Avec Loup Gangloff, Thomas Laigle, Baptiste Lenoir, Mélisande Tonnolo, Florian Maillet et Malika Djardi. Scénographie Malika Djardi avec Julien Quartier et Anton Feuillette. Costumes Marie Colin-Madan et Heley. Régie son et vidéo Jérôme Tuncer. Photo Aude Arago.