Propos recueillis par Milena Forest
Publié le 31 mai 2022
Chorégraphe, plasticienne et performeuse, Pauline Brun innerve son travail du contexte dans lequel il s’inscrit. Avec sa nouvelle création Jardins, elle sort de la boîte noire et du white cube, créant une pièce pour trois danseur.seuse.s et un groupe d’amateur.rice.s en espace public. Elle y explore les usages que nous faisons des jardins publics, les détourne, ouvre par le non-sens et l’absurde de nouveaux imaginaires fictionnels. Dans Jardins, une communauté de femmes et d’hommes étrangement chevelus envahit un un sous-bois, une prairie ou un jardin à la française, pour y déployer une série d’actions singulières. À partir de nos gestes les plus quotidiens, Pauline Brun tisse une partition qui interroge le réel par le prisme du burlesque. Dans cet entretien, elle revient sur les rouages de sa demarche et sur les enjeux de cette création pour l’espace public.
Comment est né le projet Jardins ?
Jardins est une pièce chorégraphique pour des groupes d’amateur.rice.s en espace extérieur. Je l’ai écrite pendant le confinement. J’étais en train de travailler autour de mon solo Raide d’équerre et j’avais uniquement accès à un jardin pour répéter. J’essayais des choses et je filmais, en lien notamment avec la fragmentation du corps, la dissociation des mouvements. Je me suis aperçue que c’était impossible de faire abstraction du contexte : le terrain, l’herbe, les plantes, le son des oiseaux… l’ensemble de ces données m’ont amenée à questionner le lien entre ces états de corps et ce lieu précisément, puis à chercher la rupture. J’ai commencé à travailler un corps partagé entre la passivité et l’agitation. L’envie de travailler avec un groupe est aussi arrivée à ce moment-là, l’envie d’être nombreux pour s’accaparer un espace public, le transformer en lieu de fiction. C’est à partir de cela que j’ai commencé à écrire Jardins. Les jardins publics m’intéressent car ils constituent la seule zone de flottement dans la ville. Pour la création de Jardins, je me suis penchée sur ce que ces lieux comportent comme usages : faire du jogging, s’allonger, pique-niquer… Ensuite, j’extrais ces usages et je travaille le décalage, par exemple par l’isolation d’une partie du corps en dissociation avec l’activité du reste du corps, par la modification de la temporalité ou par la répétition, et ce jusqu’à l’absurde. L’activité perd alors son sens initial, elle devient vaine et c’est là que je commence à chercher quels sens nouveaux elle peut fabriquer, puis comment sauter d’un sens à l’autre. C’est là que je commence à dévier et à saisir les images qui surgissent. A tirer, à étirer un signe pour faire apparaître des images, des situations. Et dès lors qu’une situation se pose, bifurquer vers une autre. Je cherche à multiplier les fictions et la manière dont elles s’installent. Je regarde alors comment l’activité se transforme, fabrique d’autres situations, d’autres relations, d’autres imaginaires.
Comment as-tu travaillé ?
Je travaille avec Adaline Anobile et Jean-Baptiste Veyret-Logerias. Nous avons commencé par trois jours de répétition dans un studio au CNDC La Place de la Danse à Toulouse, avant d’aller mettre en pratique à l’extérieur les matériaux que nous avons développés. Ce déplacement tout à coup ne posait absolument plus les mêmes questions. Nous avons cherché à comprendre comment chacune des matières préparées peut s’inscrire dans le jardin, trouver les niveaux de performativité justes dans l’espace public où tout autour de nous est actif, en mouvement. Qu’est ce que chacune des matières nécessite ? Quel type d’espace ? De rythme ? De temporalité ? Comment chacune des matières déplacées déploie des imaginaires, devient plusieurs choses ? Nous avons au cours de cette résidence cherché à préciser nos partitions, à comprendre pour chacune les contraintes nécessaires pour qu’elles agissent et ainsi, pouvoir les transmettre et les déplacer d’un jardin vers un autre. Nous allons traverser ces partitions en juin lors d’un workshop d’une semaine avec un groupe, en vue de la création de la pièce à Combourg, dans le cadre du Festival Extension Sauvage. Aussi, pour préparer cette première rencontre, nous avons réalisé une petite série de tutos vidéos pour les participant.e.s. Ce sont des amorces de partitions qui ouvrent le décalage, une façon de faire dévier, que nous complexifierons avec elle.eux par la suite. Et c’est une manière pour nous d’annoncer un petit peu ce qui va se passer, de transmettre une humeur, un univers.
Dans ton travail, tu as beaucoup exploré les spécificités de la boîte noire et du white cube. Qu’est ce que ça change de créer pour l’espace extérieur ?
C’est vraiment nouveau pour moi de travailler dans l’espace public. La question du contexte est en effet extrêmement importante dans mon travail, que ce soit celui de la boîte noire ou du white cube. Chacun de ces espaces implique des codes qui font intrinsèquement partie de l’écriture et avec lesquels je joue. Les formes créées dépendent autant du contexte dans lequel je les fabrique que du lieu où elles s’inscrivent. Il s’agit d’observer leurs spécificités et différences pour façonner des décalages et bascules qui varient d’un contexte à l’autre. Dans les espaces publics, ce sont d’autres codes qui agissent, alors qu’est ce qui fait sens à cet endroit-là? Comment le lieu implique une écriture vraiment spécifique? Par exemple, pour les représentations au Festival Extension sauvage, nous avons choisi un sous-bois qui s’appelle le Bois du lac tranquille. Nous y avons expérimenté un matériau qui part de Chhhpouc (vidéo réalisée par Pauline Brun en 2020) et qui comporte au départ beaucoup de petits gestes répétitifs et incessants. Dans cette vidéo, le corps est dans une activité constante, une sur-activité. En déplaçant cette partition dans le sous-bois où toutes les feuilles et toutes les herbes bougent, il s’agit de trouver la rythmicité juste… c’est en étant presque statiques qu’on venait finalement faire contrepoint dans cet espace, que l’on créait une tension. D’un jardin à un autre, ces curseurs ne seront jamais identiques. C’est un enjeu pour nous d’identifier les nuances dans chacun des lieux que nous allons occuper.
Dans ton travail, tu as un rapport très fort aux objets et à la matérialité. Comment ces préoccupations se traduisent-elles dans Jardins ?
La question de l’in situ est fondamentale. Dans Jardins, c’est le corps qui devient véritablement un corps-matériau. Il ne s’agit pas de fabriquer la scénographie ou les objets pour construire des relations comme sur un plateau car dans l’espace public, tout est déjà là. La question est de savoir comment nous venons inscrire nos matières en lien avec ces espaces et ce que cela crée comme relations. Je considère ces espaces dans toute leur matérialité. Le sens émerge de la relation entre les corps et l’espace, du décalage, du contrepoint. On ne peut pas venir plaquer quelque chose. Mais dans Jardins il y aura tout de même des objets ! Un défilé d’objets même… mais je garde la surprise. Et puis il y a des perruques sur les visages. Cela fait un moment que j’explore le masque dans mon travail. Quand le visage n’est pas visible, le corps devient surface de projection. C’est un corps sans psychologie, ramené à sa physicalité. C’est une manière de créer un corps commun et paradoxalement, cette uniformisation révèle d’autant plus les singularités de chacun.e. À Versailles, lors d’un workshop avec les étudiant.e.s de l’école du paysage, j’ai pu observer à quel point chacun.e s’y prend avec ses possibilités, ses données physiques propres et son imaginaire pour interpréter une même partition. Dans cette sorte d’étrange communauté chevelue, les singularités apparaissent et c’est justement ce que je cherche à rendre visible.
À partir des matériaux expérimentés avec Jardins, tu comptes retourner vers la boîte noire avec une création intitulée Tapis. Comment va s’opérer le glissement de Jardins vers Tapis ?
Cette expérience entre le studio et l’extérieur m’a montré à quel point certains matériaux qui fonctionnent à l’intérieur ne tiennent pas à l’extérieur. Mais à l’inverse, il est évident que des matériaux extraits de certains usages des jardins publics pourraient être transposés sur un plateau et gagner une couche de décalage supplémentaire. Ce déplacement agit comme une traduction. Ce qui s’écrit, se réalise et se résout dans les jardins demande d’autres étapes, outils et inventions dans la boîte noire. La traduction provoque des variations et déviations multiples. Il y a des impossibles, des manques et donc des écarts, des ajustements, des parallèles. Dans ces bascules, de nouvelles questions surgissent et alimentent les propositions. Il s’agira d’un trio. Le titre Tapis, vient de la notion d’hétérotopie développée par Foucault. Il explique que les motifs des tapis étaient initialement inspirés par les jardins et que le tapis est en quelque sorte des jardins pour intérieurs. J’aime bien me dire : on rentre Jardins à l’intérieur et d’un coup ça devient Tapis ! J’aime aussi ce que cela porte en termes de scénographie. Et puis l’idée de se tapir, de se confondre… Et si on était tous les trois habillés en tapis ?!
Pourrais-tu nous parler de la dimension burlesque, qui innerve tout ton travail ?
Effectivement, la question du burlesque est là depuis longtemps. Lorsque j’étais aux Beaux-Arts à Paris, mon mémoire de dernière année portait sur le déséquilibre chez Buster Keaton. Le burlesque, c’est la question de savoir comment le corps se met en relation avec le monde et comment ces relations sont re-visitées. Ce qui me plaît dans ce rapport, c’est le rythme, l’inadéquation, le ratage, l’inefficacité. Comment des choses qui paraissent secondaires deviennent le sujet principal, ce qu’elles emportent avec elles, comment elles ouvrent d’autres situations. Je regardais beaucoup les procédés : la répétition, l’effet boule de neige… tout ce qui permet de construire ces tensions. En fait, Keaton n’a pas de visage, pas de psychologie. Il s’agit d’un corps et c’est un corps qui est équivalent au tout. C’ est un matériau comme un autre. Quand j’étais aux Beaux-Arts et que je me mettais en jeu dans mes vidéos, tout cela produisait beaucoup de sens pour moi. Je regardais aussi le travail de Bruce Nauman ou de Robert Morris. Ce qui m’intéressait déjà, c’était le geste, le rapport aux matériaux et aux espaces. D’un coup, je pouvais inventer un corps impossible qui pouvait faire tout ce qu’il voulait dans l’espace. Le burlesque pour moi c’est un appui, le prisme par lequel je questionne ma relation au monde. Il permet de revenir à la banalité, d’interroger comment on s’assoit sur une chaise. Ce qui m’importe, ce n’est pas de construire quelque chose qui fasse sens mais plutôt de glisser d’un sens à un autre. Cet état de recherche devient finalement le sujet de mes pièces. Dans cette banalité, je cherche à fabriquer d’autres logiques, d’autres manières d’appréhender l’espace et les objets. Je trouve une espèce de logique de départ qui part d’une relation de mon corps à l’espace. A partir de cela, je mets en place un système de cause à effet qui a une logique propre à ce monde là, qui se fabrique devant nous.
Conception, chorégraphie Pauline Brun. Collaborateur·ices artistiques Adaline Anobile et Jean-Baptiste Veyret Logerias. Performance Adaline Anobile, Pauline Brun, Jean-Baptiste Veyret-Logerias et les groupes. Photo © Solenn Barbosa-Dias.
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