Photo Klaus Gigga

Paula Rosolen, 16BIT

Propos recueillis par Marie Pons

Publié le 26 juillet 2023

Avec sa compagnie Haptic Hide, la chorégraphe Paula Rosolen propose deux créations qui sondent les archives du mouvement techno, fleurissant au tout début des années 1980 à travers une étendue mondiale. A partir d’une plongée dans les matériaux sonores, gestuels et esthétiques de l’époque, sa création 16BIT décortique les codes et les mouvements qui ont animé ce tournant dans l’histoire de la musique et de la danse. Dans cet entretien, Paula Rosolen retrace l’histoire de ce projet et son processus de création.

Pouvez-vous nous raconter quel a été le point de départ du projet 16 BIT ? 

Pendant la pandémie, alors que tous les clubs et tous les lieux culturels fermaient leurs portes, j’étais chez moi à observer la situation, à réfléchir au caractère précieux de la liberté dont nous disposons. La liberté de s’impliquer, de partager l’espace avec d’autres. Je me suis souvenu d’une vidéo vue il y a quelque temps, un clip de Sven Väth, sur la chanson Where are you? Ce DJ allemand était très populaire dans les années 1980 et 1990, il voyageait dans le monde entier et était parmi ces figures de nouveaux DJs connus et starifiés. Dans ce clip, on peut voir un jeune homme danser sur la musique, et sa danse est très libératrice, singulière, et elle est devenue le point de départ de cette nouvelle création. Le titre 16 BIT est arrivé comme une référence à la technologie utilisée à l’époque, en informatique l’architecture 16bits a rendue la production musicale accessible, générant un mouvement de démocratisation. J’ai donc commencé à explorer la musique et les danses pratiquées entre 1985 et 1995 environ, à travers l’évolution du mouvement techno. 16 BIT ne concerne pas tant la culture rave ou les clubs populaires d’aujourd’hui, mais plutôt la façon dont la techno fait partie de notre histoire.

Quel rapport entreteniez-vous avec la culture techno auparavant ?

Je commence souvent un projet en examinant un élément populaire de la culture, afin de plonger dans les différentes couches d’informations qu’il contient. Par exemple, Aerobics! a ballet in three acts passe au crible la pratique et le monde de l’aérobic. À ma grande surprise, la pièce a beaucoup tournée, elle a remporté le premier prix de Danse élargie en 2014 et a fait le tour du monde, car je pense que tout le monde pouvait s’identifier au sujet travaillé d’une façon ou d’une autre, comme si l’on partageait un référentiel commun. Comme le sujet n’est pas en vogue, qu’il appartient déjà au passé, d’une certaine manière il ne vieillit jamais parce qu’il est déjà vieux ! Le même processus s’est produit avec 16 BIT, dans le sens où nous avons généralement un lien personnel avec la culture techno, qu’il soit vague ou précis. Les personnes nées dans les années 1980 et 1990 peuvent s’y retrouver, j’ai moi-même grandi à la fin des années 1980 et la musique a eu une importance pendant mon enfance, même si je suis née dans le sud de l’Argentine et que tout arrivait un peu plus tard là-bas. Lorsque j’ai commencé à me plonger dans les archives et à étudier l’évolution de la techno au fil du temps, j’ai immédiatement saisi la dimension transnationale du phénomène. La ville de Detroit fait partie des endroits très importants lorsqu’on se penche sur le sujet par exemple, mais les gens là-bas y écoutaient Kraftwerk, un groupe allemand originaire de Düsseldorf. Il est donc difficile de déterminer une source originale, c’est un mouvement.

Comment avez-vous conduit ces recherches, navigué et fait des choix parmi cette histoire, en passant d’une archive à l’autre ? 

J’ai regardé des vidéos d’époque, j’ai aussi interrogé des DJs. J’ai pu réaliser une interview par mail avec Sven Väth, mais aussi avec Jack de Marseille et Electric Indigo, une femme DJ des années 1990. J’ai également échangé avec des journalistes musicaux britanniques qui connaissent très bien le sujet. J’ai demandé à chacun d’entre eux ce qu’ils se rappelaient de cette époque, de préciser l’ambiance de l’espace, le type de sons, afin de recueillir leurs souvenirs spécifiques de cette période. J’ai ensuite fouillé dans les archives, les sons, les vidéos sur Internet. Dans les vidéos, la plupart des personnes qui dansent sont des ravers, mais aussi des danseur·euses entraîné·es, professionnel·les. C’était donc intéressant pour elles et eux de revoir le matériel de l’époque, avec un peu de distance. La façon de danser que j’ai observée dans ce clip de Sven Väth était vraiment inspirante et fraîche, et aussi difficile à codifier, parce que le mouvement y est spontané. Je l’ai pris comme un leitmotiv, et la danse et la musique évoluent tout au long de 16BIT.

Vous avez précisé qu’il existait de nombreuses couches dans la culture techno, dans la musique mais aussi dans les danses. Comment avez-vous travaillé avec cette variété de matériaux ensuite avec les danseur·euses en studio ?

Nous avons commencé par travailler à partir des archives, en rassemblant un ensemble de pas, de qualités spécifiques pour le haut du corps, le bas du corps, des façons de se déplacer, le tout nourri par le visionnage d’images, l’écoute de la narration apportée par les DJs. J’avais besoin d’apporter de nombreuses sources d’inspiration pour travailler avec les interprètes. Puis nous avons commencé à apprendre quelques pas, nous avons développé plusieurs pratiques, la première était d’essayer d’incarner les mouvements vus dans la vidéo de Sven Väth. La tâche était ardue car il est difficile de fixer une matière si particulière, ce n’est pas une question de technique mais de qualité de mouvement. De la scène new beat belge à la scène house, il y avait une multitude de façons particulières de danser. Ensuite, nous avons dissocié les pas pour les agencer autrement, pour faire des duos, des variations de groupe, commencer à avoir plusieurs unités de matériel et cristalliser ce qui pourrait devenir une séquence. Nous allions et venions de la bidimentionnalité de l’écran à notre espace partagé. Nous avons beaucoup travaillé avec des plans, des repères, en plus du matériel d’archives. Les archives en elles-mêmes ont donc été modifiées et retravaillées, la seule qui soit restée étant la danse issue du clip de Sven Väth, interprétée par l’un des danseurs en solo. L’objectif était de constituer un vocabulaire de mouvement partagé par les danseur.ses, propre à cette création. Chaque pièce est pour moi l’occasion de développer une nouvelle approche du mouvement, de renouveler le travail sur l’espace aussi, afin d’atteindre l’énergie particulière qu’elle exige.

Les costumes ont une importance dans l’imagerie qui se déploie dans 16BIT, avec deux couleurs dominantes, le rouge et le bleu, et des matières qui évoquent le monde du sport, on peut avoir l’impression d’avoir affaire à deux équipes différentes sur scène. Comment avez-vous travaillé cet aspect-là ? 

Certains mouvements ont été inspirés par les costumes, qui ont de grandes épaulettes, très présentes dans les vêtements des années 1980 jusqu’au début des années 1990. Nous avons fait des prototypes avec des tenues de football américain, pour expérimenter les mouvements en ayant de larges épaules. Pour les couleurs, plutôt que de signifier qu’il y aurait deux équipes il s’est agi de travailler avec la palette de couleurs de ces mêmes années : doré, rouge et bleu. Lorsque vous regardez n’importe quel produit informatique ou électronique des années 80, le design graphique, l’emballage est principalement dans ces couleurs, on les trouve partout, jusque dans les vêtements. Lorsque la scène techno a commencé au tout début des années 1980, les gens s’habillaient avec des chemises à grands cols, ces énormes épaulettes, il y avait un côté un peu baroque. Vers la fin des années 80, le style est devenu beaucoup plus sportif et à partir des années 90, on a vu apparaître les leggings, des vêtements de course, des vestes de sport, avec de l’argenté et des textures brillantes. Le groupe Milli Vanilli était exactement la représentation de cette période là. 

Qu’en est-il de la notion de groupe, de cohésion à travers une pièce qui brasse plusieurs nuances, différentes époques ?

Oui, en ce qui concerne la chorégraphie il y a plusieurs sections de groupe dans la composition. L’une d’entre elles par exemple, se concentre sur l’escalade, l’action de grimper, parce qu’il y a l’imagerie du mur de Berlin qui intervient à ce moment-là de 16BIT. De nombreuses personnes interrogées en ont parlé, de la façon dont l’unification de l’Allemagne s’est produite aussi sur la piste de danse. Lorsque le mur est tombé, les habitant·es de Berlin Ouest sont allé·es dans les clubs de l’Est. Il y avait des espaces vides, des fêtes clandestines dans des endroits délabrés, cela a commencé comme une sorte de réunification culturelle. Toutes les scènes de groupe de la pièce fonctionnent sur ce principe, en commençant par des individus qui se rassemblent progressivement.

Vous avez également créé Beat by bits, qui est une version en plein air, in-situ de 16BIT, comment cette seconde proposition est-elle apparue ?

J’avais le désir de continuer à travailler sur la matière de la pièce mais dans un cadre différent, et je savais qu’elle pourrait être jouée en dehors des théâtres, en ménageant des adaptations. J’ai donc décidé de créer une version adaptable à chaque contexte. La structure et les scènes restent les mêmes, mais nous procédons à des adaptations notamment liées à l’espace à chaque fois qu’elle est jouée. La forme est aussi plus courte, concentrée, pour tenir compte de la concentration différente demandée au public en plein air, plus volatile. Cette idée d’atteindre d’autres personnes, de se rapprocher du public, de supprimer la séparation avec la frontalité et le quatrième mur m’intéressait.

Dans cette version-ci le public se tient proche des interprètes, presque comme s’il s’agissait d’une invitation à entrer dans la danse à un moment donné ? 

Oui, il est arrivé que certaines personnes entrent dans la danse en effet à la fin de Beat by bits. A mes yeux c’est comme si 16BIT préparait à la danse, mettait dans un certain état qui fait qu’en sortant on serait prêt·es à aller en club, et Beat by bits crée cela de façon immédiate en raison, je crois, de la proximité entre interprètes et public. J’adore le fait que, dans cette proposition en plein air, il faille travailler avec de nombreux stimuli, une autre acoustique, des arrivées inattendues, des enfants, des chiens, des passant·es, des bruits d’oiseaux… D’un autre côté, j’aime aussi travailler avec la concentration permise par le théâtre, où l’on peut prêter attention à divers détails et se concentrer. Dans mon travail, tout a la même importance, les lumières, les costumes, la chorégraphie, l’énergie de la danse, le public, tout devient une seule et même proposition et l’ensemble est au travail différemment dans ces deux formats. 

La réception est-elle différente lorsque vous présentez ces pièces dans une ville qui a une forte histoire avec la culture techno ?

En effet, et même en Allemagne l’accueil peut être très différent d’une ville à l’autre. Dresde faisait partie de l’Allemagne de l’Est, avec une forte histoire liée à la danse expressionniste et une culture de la musique électronique. La salle était pleine à craquer et l’accueil a été exubérant. Nous verrons ce qu’il en est en France, où Sven Väth est apparemment un DJ très connu aussi. Et parce que la pièce est une explosion d’énergie, sa réception varie également, selon que les gens restent sur cette énergie ou se concentrent davantage sur l’esthétique, la chorégraphie qui peut sembler simple mais qui est assez complexe, avec des motifs, des lignes, des croisements, beaucoup de matière à décortiquer et à travailler en tant que spectateur.ice.

Idée, chorégraphie, direction Paula Rosolen. Concept Paula Rosolen et J.M. Fiebelkorn. Créé et dansé par Capucine Schattleitner, Daniel Conant, Felipe Faria, Kyle Patrick, Steph Quinci, Steven Fast. Musique Nicolas Fehr, mit Ausschnitten aus dem Song « Where Are You? » von 16 BIT. Lumière Tanja Rühl. Costumes Anika Alischewski, J.M. Fiebelkorn. Production Dominga Ortuzar Bullemore. Assistant Christopher Matthews. Recherche Oli Warwick. Ingénieur du son Mauro Zannoli. Designer graphique et visuel Yuka Sano, J.M. Fiebelkorn. Photo Klaus Gigga.

Beat by Bits, du 27 au 29 juillet au festival Paris l’été
16BIT, le 12 décembre à l’Espace 1789 à Saint-Ouen