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Olivier Dubois, Tragédie, new edit

Propos recueillis par Mélanie Drouère

Publié le 28 avril 2023

Créée au Festival d’Avignon en 2012, Tragédie fait partie de ces pièces-pamphlets, de ces œuvres totales qui ont marqué l’histoire récente de la danse contemporaine. Avec une distribution mêlant de nouveaux interprètes à celles et ceux d’il y a dix ans, le chorégraphe Olivier Dubois renouvelle aujourd’hui son geste à l’aune des questions sociétales et politiques qui ont surgi cette dernière décennie. Olivier Dubois partage ici les motifs, les enjeux contemporains et l’aventure humaine de cette recréation.

Olivier, Tragédie est une pièce majeure et emblématique de votre travail, qui a beaucoup tourné après sa création en 2012 au Cloître des Carmes au Festival d’Avignon. Quel est l’enjeu pour vous de la recréer aujourd’hui ?

Plusieurs raisons m’ont conduit à recréer Tragédie. C’est en premier lieu le désir énoncé de certaines personnes qui m’y a fait réfléchir. J’ai d’abord hésité, ne percevant pas immédiatement le sens de cette reprise, et considérant d’autre part la lourdeur d’un tel investissement pour notre compagnie indépendante. Il faut préciser que Tragédie représente une équipe totale de 24 personnes en tournée. Puis j’ai considéré cette idée de reprise non pas comme une perspective de présenter la pièce à l’identique, mais comme une création réajustée au regard de son époque. Ces dix dernières années, nous avons assisté et participé à d’importants mouvements sociétaux concernant des questions de genre, notamment. Je trouvais intéressant de relire cette pièce à travers ces nouvelles questions, sans pour autant faire un constat ou le portrait d’une époque, mais plutôt d’en produire une sensation. J’ai donc imaginé une re-création sur le principe du palimpseste, comme une partition dont on aurait légèrement effacé la première écriture pour pouvoir écrire une nouvelle tout en laissant les traces de la première version… C’est la force et l’enjeu du spectacle vivant : rester vivant.

Comment s’est passé le travail de transmission avec la nouvelle équipe ?

Le nouveau casting mélange douze nouveaux interprètes et six danseur·euses de la distribution originale. Cette nouvelle donnée a considérablement modifié l’ADN de Tragédie. La nouvelle équipe est composée de danseur·euses qui ont entre vingt et soixante-trois ans. La transmission était très belle à regarder : le savoir des ancien·nes largement partagé, la connaissance du travail, l’expérience du plateau, et surtout la fougue de cette nouvelle jeunesse. C’est magique de regarder ce que l’innocence apporte au savoir, et réciproquement ! J’ai eu l’impression que ces échanges ont mis tout le monde au même endroit. Pour moi, ce processus était merveilleux car l’idée dogmatique selon laquelle les anciens éduqueraient des jeunes ne m’intéresse pas. Être né vingt ans avant son voisin ne légitime en aucun cas une position d’enseignant. Chacune, chacun est important, et apporte des choses essentielles à la pièce dans et par ce qu’il est, et ce, non seulement par son parcours artistique dans la danse, mais aussi par son parcours personnel, ce dont il est fait, ce qu’il a traversé. Et puis, ma grande satisfaction a été d’observer que, le jour de la première au Festival de Marseille en juillet dernier, j’avais peur ! (rires) J’ai vraiment redécouvert la pièce. Ce sentiment signifiait que j’avais bien travaillé et que je ne m’étais pas endormi sur cette œuvre-là. 

Comment les danseur·euses se sont-ils·elles approprié·es la partition chorégraphique ?

Le travail que nous avons fait ensemble est pour moi proche de l’orfèvrerie : c’est dans les détails que s’opère la magie d’une sensation de différent, pourtant si proche de l’original. J’ai bien sûr d’abord pris le temps de revenir en détail sur tous les enjeux techniques de la pièce. La chorégraphie n’est pas uniquement complexe de par sa physicalité et sa partition, mais aussi dans les différents états de conscience à atteindre au fur et mesure que la pièce avance. La chorégraphie est écrite au cordeau mais les interprètes ont beaucoup de libertés dans son interprétation : ils·elles doivent finir par prendre le pas sur les consignes, précisément pour les faire exister. C’est comme ça que j’ai travaillé : d’abord je cadenasse et puis, à un moment, les interprètes deviennent les capitaines du bateau, ou plutôt, les pirates, parce que le pirate est le plus savant des capitaines. C’est celui qui, quelle que soit sa connaissance des cartes, est disposé à se perdre pour trouver ce qu’il cherche, un trésor, et nous fait ainsi découvrir de nouvelles mers.

Pourriez-vous partager l’origine du titre, Tragédie ?

Là encore, c’est très simple : cette phrase qui m’a d’abord guidé, « Être humain ne fait pas humanité, c’est notre tragédie humaine » est devenue une forme de mantra. J’aime cette phrase parce qu’elle est musicale, d’une part et, d’autre part, j’aime la littérature et les tragédies grecques. Donc si, au départ, bien sûr, il y a Nietzsche, Naissance de la tragédie, ce qui fait théâtre, ce sont Dionysos et Apollon, l’un qui nous protège des effrois par la beauté, l’autre qui les produit par la monstruosité. Ensuite arrive la question de la tragédie grecque, la tragédie grecque française, l’alexandrin, etc. Ce que j’ai fait avec Tragédie, c’est un poème chorégraphique, dans le sens où je souhaitais l’écrire dans un format rhétorique proche de la tragédie grecque française. Pourquoi dit-on de l’alexandrin que c’est la « rime noble » ? Ce n’est pas une question de noblesse à proprement parler. L’alexandrin a une grande particularité, c’est que douze pieds vous donnent non seulement la capacité de comprendre, mais aussi de commencer à ressentir ce qui se dit… La beauté de l’alexandrin est d’être assez long pour vous laisser vivre votre temps intime devant la poésie qui s’écrit. C’est toute la question de l’art. L’art doit non pas expliquer, mais permettre de ressentir. J’ai ainsi commencé sur une formule d’écriture avec douze pas aller et douze pas retour. Par la suite, j’ai travaillé des rimes croisées, embrassées, les allitérations, assonances, les hiatus…

Tragédie est interprété par dix-huit danseur·euses. À quoi répond ce large casting ?

Dans mon parcours, il y a d’abord eu un petit solo, puis Faune, et Révolution en 2009, projet pour lequel j’ai eu envie de travailler avec quinze femmes. Je n’avais jamais travaillé avec un tel groupe et, pour la première fois, je n’étais pas sur le plateau. Je n’avais à l’époque pas de soutiens financiers, cette aventure était donc un réel pari, mais c’était une évidence : j’ai compris que mon écriture prenait tout son sens avec de nombreux interprètes sur le plateau, et que je « savais faire ». Après ces premières expériences concluantes, j’ai pu engager la production de ce projet. Le grand nombre au plateau répond à tant d’éléments : à mon écriture qui est faite pour des ensembles, à mon amour d’avoir une troupe et de créer une famille, d’écrire des histoires à plusieurs, de partager, etc. Ce système peut paraître un peu obsolète aujourd’hui mais la troupe est un espace magnifique, qui n’existe quasiment plus dans la danse contemporaine. Avec Tragédie, nous avons tourné aux quatre coins du monde et je pense que cette expérience du collectif nous lie à vie. Après dix-huit, j’ai créé des pièces pour vingt-quatre interprètes, puis cent et trois cents amateurs. J’adore ça !

La musique accompagne et porte le mouvement dans Tragédie. Vous collaborez une nouvelle fois avec le compositeur François Caffenne. Pourriez-vous partager le processus musical de Tragédie ?

Je dis souvent à François « Tu crées la musique comme de la danse et moi j’écris la danse comme la musique, c’est pour ça que nous nous entendons. » Pour moi, le studio est la dernière étape d’un processus de création, j’ai donc vu François bien avant de commencer les répétitions avec les danseur·euses en lui expliquant la pièce, son découpage, ses enjeux, et donc le type de son que je souhaitais. À partir de ces premiers échanges, comme toujours, chacun part en recherche dans son studio et nous nous retrouvons régulièrement. François a commencé sa recherche autour de mon idée de « boum » constant. Je voulais un son proche de celui des dinosaures arrivant dans Jurassic Park (rires). J’aime la symbolique de l’histoire qui nous rattrape, du passé qui s’immisce dans le temps présent. Ce son, cette résonance, cette terre qui tremble sous le poids de ce passé, est saisissant. Ce que je voulais créer, c’était la sensation que, sous le poids de notre humanité, nous pouvions provoquer des failles sur cette Terre, et dialoguer avec les dieux d’égal à égal.

Conception Olivier Dubois interprètes Esther Bachs Viñuela, Taos Bertrand, Camerone Bida, Steven Bruneau, Marie-Laure Caradec, Coline Fayolle, Karine Girard, Steven Hervouet, Sophie Lèbre, Matteo Lochu, Nicola Manzoni, Thierry Micouin, Mateusz Piekarski, Emiko Tamura, Mooni Van Tichel, Aimée Lagrange, Sarah Lutz, Youness Aboulakoul. Assistant chorégraphique Sébastien Ledig. Composition musicale François Caffenne. Régie générale François Michaudel/ Création lumières Patrick Riou. Régie lumières Emmanuel Gary. Photo © Francois Stemmer.

Du 15 au 17 mai au Centquatre-Paris, dans le cadre de Séquence Danse Paris