Photo Marc Domage

Olivia Grandville « Gagner en regard ce que nous avons perdu en toucher »

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 6 juillet 2020

Pause estivale pour certain·e·s, tournée des festivals pour d’autres, l’été est habituellement l’occasion de faire le bilan de la saison passée. Cette année, ce temps initialement festif portera les stigmates de la crise sanitaire liée au Covid-19 qui a entraîné la fermeture des théâtres et la mise en suspens des activités liées à la production, à la création et à la diffusion du spectacle vivant. Pour cette quatrième édition des « Entretiens de l’été », nous avons pensé qu’il était essentiel de faire un état des lieux auprès des artistes mêmes, en prenant des nouvelles de celles et ceux qui ont subi de plein fouet cette brutale mise à l’arrêt. Alors que la situation se décante progressivement, de nombreuses idées ont pris racine dans les réflexions des acteur·rice·s du secteur artistique et culturel. Cette période de pause imposée est ici l’occasion de poser des mots sur des enjeux cruciaux des politiques publiques, ou de manière souterraine dans les pratiques personnelles des artistes, et de voir dans quelles mesures, pour certain·e·s, cette crise a questionné ou déplacé leur travail. Rencontre avec la danseuse et chorégraphe Olivia Grandville. 

Le secteur du spectacle vivant a traversé de nombreux phénomènes sociaux et environnementaux ces dernières années : les gilets jaunes, nuit debout, #meetoo, la crise écologique, etc. Ces différents mouvements ont-ils impacté votre pratique, fait émerger de nouvelles réflexions dans votre recherche, votre manière de concevoir le travail ?

Le spectacle vivant s’est fait l’écho de ces mouvements, mais souvent en tentant de les extraire de leur seule dimension d’actualité pour les déployer historiquement, philosophiquement, esthétiquement. Je pense que si l’art à des choses à dire sur le présent, il faut néanmoins se garder de lui demander de coller à « l’actualité ». Pour autant bien sûr nous sommes tou·te·s impacté·e·s par la dureté du monde qui nous entoure, les corps, les formes artistiques et même les techniques pour parler du seul champ chorégraphique en portent la marque. Pour ma part c’est aussi par le biais des rencontres avec les interprètes, jeunes pour la plupart, que ces sujets ont pris corps justement. Mon écriture passe par le corps des autres et ces corps-là racontent une autre histoire, d’autres vécus que le mien : c’est eux qui me font bouger. Mais je suis convaincue que c’est avant tout au travers des choix formels et esthétiques que s’exprime la dimension politique d’une oeuvre et en ce sens cette question a toujours été présente dans mon travail, notamment en réaction à l’académisme – d’où je viens ! C’est aux fondamentaux qui sont ceux de la danse contemporaine – en tout cas celle que je défends – que j’ai envie de me référer à l’heure où cette pandémie nous colle au pied du mur : moins d’agitation, plus d’espace, moins de puissance, plus de qualité, moins d’ostentation, plus d’inventions, moins de lourdeur, plus de gravité, moins d’affectation, plus de pensée…

La saison dernière, en plus du mouvement #meetoo, plusieurs lettres ouvertes et articles de presse ont révélé au grand jour de multiples situations d’abus de pouvoir et de hiérarchie écrasante dans le milieu de la danse. Comment ces “révélations” ont-elles circulé dans le milieu de la danse ? Avez-vous constaté des prises de conscience ou des changements autour de vous ?

Effectivement on est bien loin de la révélation, et pour certains milieux, je pense à la danse classique, il s’agit carrément d’une longue tradition de maltraitance, maintes fois dénoncée, mais sans résultat ! Pour ce qui est du sexisme, j’ai eu à lutter contre le paternalisme toute ma carrière et encore aujourd’hui, que ce soit de la part de certains programmateurs, journalistes, institutionnels et même parfois des interprètes. Sans parler de la manière dont j’ai moi-même incorporé une forme « d’infériorité » de fait dans mes propres comportements. J’entends beaucoup de discours et je vois beaucoup de jeunes artistes femmes se mobiliser avec virulence, et le féminisme devenir quasi institutionnel. Mais dans les faits, je ne vois pas tant de changements, les récentes nominations à la tête des CCN sont là pour en témoigner : plus que 3 femmes directrices pour 19 Centres chorégraphiques nationaux, et pour deux d’entre elles, à la tête des outils les moins généreusement dotés. Pas brillant ! D’une manière générale, le monde du spectacle vivant fonctionne sur des jeux de pouvoir et de séduction étroitement imbriqués, d’autant plus difficiles à dénoncer qu’ils s’exercent sur une population mue par le désir. Les femmes n’en sont pas les seules victimes, et ce serait bien que les prises de paroles soient d’ailleurs plus partagées. Quant à l’attitude de certains programmateur·rice·s vis-à-vis des artistes, j’ai effectivement très souvent eu le sentiment que les rôles étaient inversés : le spectacle vivant repose sur toute une chaîne d’interdépendance entre différents secteurs, depuis la création jusqu’à la diffusion des pièces, mais certains ont tendance à oublier que ce sont bien nous, les artistes, qui sommes les chevilles ouvrières de ce système et que sans notre travail leurs fonctions même n’auraient aucune raison d’être. J’espère que cette crise que nous traversons actuellement aura rendu à chacun un peu plus d’humilité, en tout cas pour un temps.

En tant que chorégraphe, envisagez-vous la création comme un outil de contre-pouvoir ?

Oui, car ce sont toujours les formes les plus conservatrices et les plus démagogiques qui restent dominantes quoi que l’on en dise, que ce soit dans les strates les plus bourgeoises de la société ou les plus populaires.En ce sens, le spectacle vivant que j’aime et que j’essaye de faire appartient à la marge parce qu’il préfère générer un regard actif du·de la spectateur·rice, et donc lui proposer quelque chose qu’il·elle ne va pas re-connaître mais expérimenter, quelque chose qui ne veut pas seulement le divertir ou l’éblouir mais nécessite une forme de concentration, un travail réciproque, peu importe le sujet dont il est question. Ces formes-là sont par définition des outils de contre-pouvoir puisqu’elles ne peuvent être assujetties à une logique de rentabilité. Oui aussi quand les artistes assume la position du fou, celui dont le rôle-même est de dire ou de montrer l’inadmissible, cette position là est la plus difficile à tenir, surtout en ce moment car le pouvoir s’exerce aussi au sein des élites intellectuelles. Dans « nos » milieux, une forme de reconnaissance de classes supposerait qu’il faudrait tou·te·s que nous pensions à peu près la même chose et de la même manière, cette « bien-pensance » est de plus en plus difficile à questionner. Et certes, nous avons tout à gagner à cultiver notre bienveillance mais l’irrévérence est aussi plus que jamais nécessaire.

Et puis d’un autre côté je ne peux pas aller à l’encontre de ce système car je fais moi aussi partie prenante de cette même politique qui nous pousse vers une logique entrepreneuriale. Nous jouons le jeu en tant qu’artistes subventionné·e·s, nous gravissons les échelons tracés à l’avance pour nous, nous capitalisons nos dates, nous collaborons. Dans la mesure où les créateur·rice·s de spectacles vivants sont dépendant·e·s de toute une économie dès les prémices du travail, je pense qu’il·elle·s sont moins libres que les artistes plasticien·ne·s, les compositeur·rice·s ou les écrivain·e·s par exemple… Une partie du travail réside là, dans cet écart entre le système dont nous dépendons et la liberté des formes que nous défendons. Aujourd’hui, il nous est justement donné de repenser nos pratiques collectivement. Il s’agit d’interroger un système que nous avons déjà tenté d’alerter tant de fois, nous ne pouvons pas nous exempter de nous retourner les questions et en l’occurrence savoir de quelle manière nous y participons. Le rythme des productions par exemple, même si c’est un serpent qui se mord la queue. Il n’y a pas trop d’artistes, mais il y a trop de créations. Pourtant si nous créons beaucoup c’est que nos pièces tournent peu, et si elles tournent peu c’est parce qu’il y a trop de créations… Est-ce que ce ne serait pas l’occasion de se mettre tou·te·s autour d’une table pour en parler ? Nous faisons partie d’une économie du théâtre public, c’est maintenant à ceux·celles qui sont censé·e·s le penser qu’il appartient de s’interroger sur les choix qui ont conduit à cet engorgement.

Comment le confinement a-t-il bouleversé votre pratique, votre travail ? Cette crise sanitaire a-t-elle entraîné de nouvelles questions, réflexions chez vous, amené à reconsidérer votre pratique ou votre recherche ?

Le confinement au sens propre a généré un besoin réel de me réaproprier mon corps, de le retravailler pour moi-même. Les fondements de mon besoin de danser se sont réveillés d’une manière très prosaïque : prendre l’espace, qui nous a tou·te·s tant manqué. J’ai toujours eu horreur de « m’entretenir » et je crois même qu’il y a fondamentalement quelque chose qui me dégoutte un peu dans le fait de s’occuper de soi : rester en forme, beau·elle, souple, jeune, efficient·e… Cette situation m’a rappelé à mon propre corps de manière plus spirituelle et plus créative, à mon propre savoir-faire et à quel point il était important. Cette notion de « distanciation sociale » m’a épouvantée dans un premier temps, puis intéressée. Car il ne s’agit pas de distanciation sociale mais bien physique et il nous faut bien faire société même à un mètre de distance les un·e·s des autres. Il faut mesurer l’atrocité de cette consigne livrée telle quelle sans mode d’emploi, dans le corps et dans l’imaginaire de ces petit·e·s enfants auxquel·le·s on apprend à avoir peur de l’autre ! Comme si nous avions besoin de cela, en plus du racisme, du sexisme, de l’individualisme chronique ! Ce sont nous, les artistes, qui possédons les outils pour transformer cette consigne sécuritaire en principe créatif, car c’est le propre de l’artiste d’être un « trans-formateur. » J’espère bien que nous pourrons à nouveau nous serrer dans les bras sans passeport immunitaire mais puisque cette situation de contrôle de nos corps risque de s’installer dans le temps autant essayer de la penser en conscience. Gagner en regard ce que nous avons perdu en toucher, car regarder l’autre et non le voir, c’est le resituer dans son contexte, c’est le prendre en compte. Cette prise de champ, cet écart provisoire serait l’occasion de prendre la mesure de ce que signifie le respect de l’autre, de développer une conscience proprioceptive nouvelle et partagée. J’espère que le monde d’avant ne va pas reprendre avant que nous ayons eu le temps d’aller au bout de cette expérience. Car c’est aussi l’occasion de repenser le dispositif historique du théâtre, même si l’on connaît son efficacité, tout au moins de reconnaître que d’autres formes d’adresses sont possibles et qu’elles nécessitent peut-être de nouvelles architectures.

Le confinement a automatiquement mis en stand-by vos projets et la création de votre nouvelle pièce La guerre des pauvres. Ces annulations et reports ont-ils ou vont-ils engendrer sur le long terme des conséquences sur votre compagnie ou vos prochaines productions ?

Cela a bien sûr été un crève-coeur que de devoir reporter La guerre des pauvres à la saison prochaine alors que nous étions en plein élan de création. Et encore plus de se résoudre à annuler « La Forêt » aux Subsistances, le second opus après « le Dance-Park » de ces théâtres d’opération chorégraphique où je propose plusieurs semaines d’invitations à des artistes d’horizons multiples qui partagent un protocole et une scénographie commune. D’autant plus un crève-coeur que ce type d’initiatives, qui fonctionne comme une forme de « circuit-court » de la création, me semble particulièrement pertinent par rapport à toutes les questions que se pose le spectacle vivant en ce moment dans la dimension « éco-responsable » de ses modes de production. Nous sommes heureusement protégé·e·s par cette année blanche et pour l’instant j’ai la sensation de flotter dans un présent éternel très étrange. Il ne m’était jamais arrivé de rester sans travail aussi longtemps ! Je redoute surtout les conséquences à long terme : par exemple je rencontre aujourd’hui la difficulté à monter une production qui devait voir le jour durant la saison 21/22. Pour l’instant les directeur·rice·s de structures sont bien trop accaparé·e·s par la masse de problèmes à résoudre au présent pour pouvoir se projeter sur la saison prochaine et je les comprends. Je suis prête à prendre le temps, celui que nous venons de passer devrait nous apprendre à mesurer combien il est important. Mais en est-il de même pour le système dont je dépends et qui nous pousse à toujours plus d’activités ? Je crains que ce ne soit encore que les très grosses machines dont les productions se négocient deux ou trois saisons à l’avance qui s’en sortent le mieux. 

Comment envisagez-vous la rentrée, la saison à venir ? 

Avant la rentrée, il y a ce que nous allons faire des jours, des semaines et des deux mois à venir. Les instances qui nous gouvernent ont acté leur impuissance à faire face à des questions de fond et n’attendent que de remettre en route un système qui est celui là même qui nous a conduit à la situation actuelle. Nous allons avoir besoin de temps pour digérer toute cette periode, la « transformer » avant de produire quoique ce soit. Je ne me fais pas d’illusion, mais peut être qu’il y a là l’occasion de profiter de cette brèche pour porter une parole. Plusieurs groupes d’artistes, programmateur·rice·s, institutionnel·le·s, directeur·rice·s de structures, se sont déjà constitués dans ce sens. C’est assez rare d’avoir ce moment d’échanges dans un milieu plutôt individualiste en temps normal. Espérons qu’il n’en sorte pas que des déclarations éclatées et des voeux pieux, mais de réels changements dans les modes de production, de diffusion, de gestion de l’argent public, de reconnaissance des valeurs que nous produisons… De nouvelles solidarités et collaborations aussi entre les artistes eux-mêmes. Plusieurs théâtres en France sont en train actuellement d’inventer de nouvelles modalités d’adresse au public. Le Lieu Unique à Nantes où je suis artiste associée imagine par exemple transformer son plateau pour accueillir indifféremment une multiplicité de formes quasi quotidiennement et gratuitement. Nous sommes le 2 Juin et le Puy du Fou va accueillir de nouveau du public dans quelques jours et la distanciation sociale est désormais abolie dans les trains et les avions. L’économie reprend, l’économie doit reprendre, la locomotive est en train de redémarrer et j’ai bien peur que ce moment de vulnérabilité commun qui nous a tou·te·s soudain remis à niveau ne soit vite oublié.

Photo © Marc Domage