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Mellina Boubetra & Julie Compans, NYST

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 5 juin 2023

Figure de la nouvelle garde de la danse hip-hop, la danseuse et chorégraphe Mellina Boubetra transcende cette discipline en ouvrant sa recherche à d’autres vocabulaires et matériaux. Commande du Festival d’Avignon et de la SACD dans le cadre des Vive le Sujet! 2022, NYST est le fruit de sa rencontre avec la danseuse et audiodescriptrice Julie Compans. Ensemble, elles explorent comment les mots peuvent informer un geste, sonder un corps, colorer une intention, comment le choix d’un mot plutôt qu’un autre peut transformer notre regard et notre perception d’un mouvement. À la croisée du corps et des mots, du regard et de l’écoute, leur création NYST est une tentative de faire résonner ce qui échappe et de laisser entendre l’invisible. Dans cet entretien, Mellina Boubetra et Julie Compans reviennent sur leur rencontre et partagent le processus de création de NYST.

NYST est initialement une commande du Festival d’Avignon et de la SACD dans le cadre des Vive le Sujet! 2022. Pourriez-vous retracer la genèse et l’histoire de cette pièce ?

Mellina Boubetra : La commande m’a été proposée en octobre 2021 avec l’idée de saisir cette occasion pour « réaliser un rêve et sortir de sa zone de confort ». J’ai accepté mais j’ai ensuite voulu revenir sur ma décision. Notamment parce que cette proposition a produit une sorte de vertige rempli de questions flottantes. Puis j’ai été rassurée par Valérie-Anne Expert, qui m’a tout simplement expliqué qu’il était normal de douter face à ce type d‘invitation mais que cet inconfort était potentiellement un moteur pour aller chercher d’autres manières d’envisager l’écriture. J’ai toujours eu envie de travailler avec du texte sans que cette matière soit narrative. Ces réflexions m’ont amené  progressivement vers l’audiodescription et on m’a parlé du travail de Julie Compans et d’un épisode de l’émission radio TLA sur « les mots de la danse » auquel elle avait participé. En entendant Julie parler, je me suis aussitôt projetée à travers sa voix. J’ai donc décidé de l’appeler…

Julie, vous avez une formation de danseuse et d’anthropologue. Pourriez-vous revenir sur votre parcours et votre travail ?

Julie Compans : Après une année en Hypokhâgne, je suis partie à l’Université de Nice car je pouvais à la fois m’inscrire en Anthropologie du corps et en Art du spectacle. À cette période, le corps en mouvement me fascinait. En danse, le cursus était très théorique, il y avait peu de pratique. En anthropologie, les auteurs, les ouvrages, la méthodologie, la place du chercheur, les questions d’objectivité, de subjectivité, l’ethnocentrisme, l’observation participante, la collecte de témoignages, de récits, l’analyse animaient ma curiosité, dynamisaient ma réflexion et étendaient ma vision du monde. En cinquième année, mes deux cursus se sont rejoints et j’ai obtenu une bourse Erasmus pour aller étudier dans une Danse Académie au Pays-bas. C’était 99% de pratique et 1% de théorie. Mon corps s’est rapidement transformé, j’avais 23 ans et j’avais très envie de danser. À mon retour, j’ai poursuivi ma formation de danseuse interprète et en parallèle je me suis inscrite en doctorat mais l’urgence du corps était plus forte : j’ai progressivement arrêté l’université pour me consacrer à la danse. Je me suis détachée des mots. J’ai dansé en compagnie et pour des opéras. Pendant presque vingt ans, j’ai eu la chance de vivre de la danse. 

Comment en êtes-vous venu à l’audiodescription ?

Julie Compans : Il y a cinq ans, j’ai rencontré Frédéric Ledu, directeur de l’association Accès culture. Il m’a fait écouter une audio description lors d’une représentation à l’opéra et j’ai trouvé l’expérience incroyable. Il cherchait quelqu’un pour décrire des spectacles de danse, on a commencé à collaborer et j’ai embarqué. Il a fallu renouer avec les mots pour pouvoir audio-décrire la danse à des personnes malvoyantes et aveugles. Je les avais fuis pendant quelques années, il fallait que ça passe par le corps. L’anthropologie est quelque part toujours présente dans la manière dont je procède : d’où je me positionne pour regarder ? Comment puis-je multiplier les points de vue pour saisir un mouvement ? Comment un environnement conditionne ou colore le geste ? Comment on passe du microcosme au macrocosme, du détail à une vision plus globale ? Quels sont les liens, les interactions, les espaces entre ? Je reste persuadée que la danse ne se saisit pas avec les mots mais que l’on peut créer un contexte favorable à ce que l’expérience ait lieu si l’imaginaire, les sensations, les souvenirs du spectateur (de celui qui écoute) se mettent à résonner avec.

Pourriez-vous revenir sur votre rencontre ? Comment avez-vous engagé cette collaboration ?

Mellina Boubetra : Je l’ai appelé un soir de janvier 2022 pour lui parler de cette commande du Festival d’Avignon et de la SACD. En discutant avec elle, il s’est avéré que j’avais déjà vu Julie sur scène sans le savoir et que nos trajectoires s’étaient déjà croisées. J’ai été très surprise qu’elle accepte tout de suite l’énorme challenge de créer une pièce en si peu de temps avec un enjeu indissociable du contexte dans lequel elle devait être présentée. Je devais rédiger une note d’intention pour la communication du festival et ça faisait sens pour moi de la co-signer avec Julie. Nous avons échangé sur nos envies, sur ce qui nous animait dans l’audiodescription et j’ai tout de suite eu le sentiment que travailler avec Julie allait être très fluide et stimulant.

Julie Compans : Nous avons commencé par échanger par mail des pistes de travail, des images, des livres, etc. Nous avons accumulé toutes ces idées et réalisé une première liste de toutes nos envies. C’était riche, l’une rebondissait sur ce que l’autre proposait. La pensée de Mellina se ramifiait, se propageait et me renversait souvent. Ces moments d’effervescence étaient très stimulants. Quelques mois plus tard, nous sommes rentrés en studio et c’était un peu comme repartir à zéro. Nous avons commencé par nous échauffer ensemble, à convoquer la danse dans le corps de chacune, improviser avec des consignes, puis j’ai commencé a développé une forme d’empathie naturelle, je crois. J’ai ensuite pris mes distances pour observer Mellina de loin et disparaître du paysage. J’avais besoin d’écrire, de laisser les mots défiler, de la regarder danser. Progressivement, nous avons construit un entre deux : nous partagions le même espace, elle avec sa danse et moi avec les mots.

Comment cette recherche à deux a-t-elle déplacé et nourrit votre pratique ?

Julie Compans : Pour moi, plusieurs nouvelles questions se sont dressées à travers cette recherche : que se passe-t-il lorsque je décris la danse à quelqu’un qui voit ? Quand je suis audio-descriptrice, mon travail s’adresse à des personnes malvoyantes ou aveugles, il y a donc un décalage à opérer même si j’utilise sensiblement les mêmes outils. Quel rôle joue l’écriture dans mon travail de description et comment m’en détacher ? Quand je travaille sur la description d’un spectacle de danse, je travaille avec une vidéo, j’écris mon texte, je prends le temps de faire des choix, de peser les mots, de trouver le mot juste pour qu’une forme de clarté suscite l’imagination du spectateur. Que se passe-t-il quand je n’ai pas le temps d’écrire et que la danse s’improvise sur le moment ? Est-ce que ça s’écrit à l’intérieur de moi pour que les mots sortent de ma bouche ? Ou est-ce que les mots se forment comme les mouvements dans l’instant où ils apparaissent ? Il y a quelque chose de réconfortant dans l’écriture. On peut raccourcir, ou au contraire étayer, apporter certains détails, précisions. On peut se relire, recommencer, raturer, trouver le bon rythme, les bonnes sonorités pour que ça se fondent avec la musique de la danse ou au contraire que ça frotte, en créant du contraste ou pour que ça vienne réveiller la concentration de celui qui écoute. Travailler avec Mellina m’a permis de repousser pas mal de limites : je suis plus à l’aise avec l’improvisation, avec cet état de présence, comment ça danse à l’intérieur de moi pendant que je décris. Ne pas anticiper ou chercher à produire, laisser les mots venir, accepter ma lenteur, les erreurs, les silences, ne pas avoir peur de prendre des risques et de se dévoiler.

Mellina Boubetra : En tant que personne voyante, le travail de Julie et l’audiodescription ont ouvert énormément de questionnement sur comment je regarde un corps en mouvement, sur quoi je m’appuie pour interpréter, interagir, penser. Cette collaboration a aussi nourri deux choses que j’aime de manière obsessionnelle : les notions d’échelle et de strate, puis de cheminer à travers différentes couches. Nous avons imaginé plusieurs manières de décrire et d’observer, de traverser les couches du corps. Je trouvais intéressant de décrire le corps de manière anatomique et physique, et que cette description puisse glisser dans de l’expérience, du vécu, de la mémoire. C’était aussi la première fois que je considérais la présence du public aussi rapidement dans un processus de création. Etant donné que Julie allait écrire et penser son audiodescription pour des personnes majoritairement voyantes, le regard des spectateur·rices a conditionné certains choix assez rapidement. Durant le processus, ce qui m’a finalement mis le plus à l’épreuve, c’est d’être lisible et d’arriver à être investie dans la simplicité. J’avais un rapport au corps où je me sentais « pleine », le plus souvent dans des corporalités intenses. J’ai appris à faire confiance au creux, à être présente différemment. Je pense que ce nouveau regard a fait prendre du volume à la manière dont j’observe les gens.

Pourriez-vous partager le processus de création de NYST ?

Mellina Boubetra : C’était un processus de création très intense, qui s’est étalé sur 28 jours. Nous avons dû apprendre à nous connaître et comprendre comment fonctionne la pratique de l’autre sur le tas, au fur et à mesure du processus. Ces conditions de travail extrêmement resserrées ont accéléré tous les processus de réflexion et de décision, parfois sans avoir assez de recul pour être sûr des choix que nous étions en train de faire… Mais nous avons toujours travaillé dans la confiance, l’écoute et la curiosité.

Julie Compans : Le processus s’est déroulé simplement, avec pudeur. On s’est exposé au regard de l’autre, parfois on était vulnérable, fragile, parfois confiante et forte mais toujours avec la nécessité de mener le projet jusqu’au bout.

Mellina Boubetra : L’arrivée de Patrick de Oliveira dans le processus a permis de rééquilibrer notre dynamique de travail car sa présence permettait d’avoir un autre support en dehors de nos deux corps et cerveaux en ébullition. Nous sommes passées par énormément d’improvisations chorégraphiques, de temps d’écriture, de recherche de vocabulaire et de manières de décrire. J’ai fait en sorte de garder cette dynamique de travaille vivante, que les yeux de Julie se confrontent toujours à de la découverte.

Julie Compans : NYST s’est construit sur un va et vient entre ce que l’on voit à la surface et se qui se cache en profondeur dans les plis du corps. Comment zoomer, accéder à cet espace intérieur, à cette histoire personnelle, voir intergénérationnelle?  Comment aller saisir quelque chose d’intime tout en gardant une dimension plus vaste presque universelle ? 

Chorégraphie et interprétation Mellina Boubetra. Texte Julie Compans et Mellina Boubetra. Composition musicale Patrick De Oliveira, Mellina et Liamine Boubetra. Production Cie ETRA. Production déléguée Cie Art-Track. Photo Christophe Raynaud de Rage.

NYST est présenté les 6 et 7 juin au Pavillon dans le cadre des Rencontres chorégraphiques internationales de Seine-Saint-Denis