Photo never21

Smaïl Kanouté, Never Twenty One

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 5 mai 2023

Engagé dans une pratique pluridisciplinaire entre les arts visuels et la danse, Smaïl Kanouté travaille actuellement sur un triptyque de courts-métrages dansés sur la condition de la communauté noire dans le monde et à différentes époques. Premier volet de ce projet au long cours, Never Twenty One aborde l’urgence de créer de nouvelles danses et musiques pour exister dans des environnements régis par la violence des armes à feu. En référence à l’hashtag #Never21 créé par le mouvement politique Black Lives Matter, cette création donne corps à des archives et des récits de vie récoltés entre New-York, Rio et Soweto. Dans cet entretien, Smaïl Kanouté partage les rouages de sa démarche artistique et revient sur le processus de Never Twenty One.

Tu es diplômé des Arts Décoratifs et ton parcours impressionne par sa diversité : tu es à la fois graphiste, sérigraphe, plasticien, designer de mode… Comment est né ton intérêt pour la danse ?

Enfant, j’ai toujours aimé danser, j’ai appris à danser au travers de mes rencontres dans les soirées, sans jamais prendre de cours. J’ai ensuite développé une danse intuitive, en autodidacte. J’ai toujours dansé pour entrer dans une forme de transe et pour vivre pleinement la sensation d’être vivant. C’est un sentiment indescriptible. Pour mon séjour d’étude à l’étranger, je suis allé à Rio de Janeiro pour étudier le graphisme brésilien mais c’était un prétexte pour aller danser pendant le carnaval de Rio. Je dansais tous les jours : la samba, le forro, la baile funk. Je me souviens très bien de ma première soirée baile funk dans la favela de Rocinha à Rio, de mon arrivée dans un grand hangar et d’entendre pour la première fois cette musique, de rentrer et de circuler dans cette foule euphorique. Je me souviens encore de l’odeur de la sueur. J’ai alors dansé pendant plusieurs heures, c’était à la fois sensuel, jouissif, explosif, je n’avais jamais été aussi heureux en dansant. Je peux dire aujourd’hui que cette expérience a été un véritable choc. C’était la première fois que j’épouvrais cette sensation de vie à 1000%. Je dansais plusieurs soirs par semaine, dans des appartements, dans les rues, etc.

Tu as ensuite développé une pratique professionnelle de la danse, en devenant interprète pour des chorégraphes, en parallèle de ton travail plastique. Peux-tu revenir sur ton parcours de danseur ?

Lors de ce voyage au Brésil, j’ai rencontré Antoine Delaunay pendant des soirées étudiantes et avec qui j’ai beaucoup dansé. Puis lorsque je suis rentré à Paris, Antoine m’a informé que sa sœur, la chorégraphe Raphaëlle Delaunay, cherchait un danseur pour une reprise de rôle dans sa pièce Bitter Sugar. J’ai passé une audition et j’ai eu la chance d’être sélectionné. J’ai donc participé à la tournée du spectacle pendant deux ans en parallèle de mes études. J’ai ensuite passé une nouvelle audition en 2014 au Centquatre-Paris pour la pièce Heroes de Radhouane El Meddeb pour laquelle j’ai aussi eu la chance d’être sélectionné avec huit autres danseuses et danseurs. J’ai beaucoup appris durant cette pièce, sur comment un spectacle prend forme, sur la direction d’une équipe, sur les différentes étapes d’une création chorégraphique, etc.

Ta pièce Never Twenty One résulte d’un précédent projet vidéo éponyme. Peux-tu revenir sur la genèse et l’histoire de ce premier projet né pendant un voyage aux Etats-Unis ?

En 2018, j’ai été invité à présenter ma pièce Les Actes du désert au festival activiste Performing The World à New York. J’ai souhaité profiter de ce séjour sur place pour réaliser un court métrage sur les violences liées aux armes à feu dans le quartier du Bronx. Arrivé à New York, nous avons rencontré avec le co-réalisateur Henri Coutant la communauté afro-américaine d’un quartier du Bronx pour comprendre leurs conditions de vie, leurs rapports à cette violence, etc. J’ai fait la connaissance de ces habitants par l’intermédiaire d’une artiste avec qui j’avais travaillé à la Goutte d’Or et qui avait recueilli des témoignages auprès des gens du quartier. Une mère nous a par exemple raconté que son fils avait été tué dans le couloir de son immeuble à l’étage où habitait sa sœur. Un jeune homme nous a aussi raconté l’histoire de ses bras tatoués avec les noms de ses amis tués par arme à feu. Ce n’est qu’après ces rencontres que mon corps s’est autorisé à danser. Ce fut une expérience à la fois unique, tragique et puissante car lorsque je dansais j’avais réellement l’impression de ressentir l’énergie de ces lieux. Mon ami Baptiste Darsoulant avec qui j’étais venu présenter le spectacle a rencontré par hasard le régisseur du Manhattan Center à qui il a raconté ce projet. Sans doute touché par notre histoire, il nous a ouvert les portes du Hammerstein Ballroom qui était vide ce soir-là. Nous avons pu tourner des plans le temps d’une nuit, ce qui a offert une toute nouvelle perspective au court métrage, beaucoup plus onirique que prévu. Cette expérience a été le meilleur tournage que j’ai vécu, c’était riche en rencontres, en énergies et j’ai enfin eu le sentiment d’avoir réalisé ma mission à travers une création artistique : raconter des vies à travers la danse. C’est à partir de ce court métrage que j’ai ensuite initié la création du spectacle Never Twenty One.

Qu’est-ce qui t’as motivé à prolonger ce travail ?

Je souhaitais prolonger ce premier travail car j’avais l’intuition que je pouvais le développer en le connectant à d’autres histoires. Malheureusement les jeunes de la communauté afro-américaine du Bronx ne sont pas les seuls qui vivent dans un contexte de violences. Je trouvais important de parler de cette violence quotidienne et de montrer que même dans ce climat anxiogène, cette jeunesse possède une puissance créative. Si chaque communauté possède une histoire spécifique selon chaque pays, je vois dans leurs combats une force et une intention similaires. J’avais l’intention au départ de poursuivre cette recherche en faisant une nouvelle vidéo mais je me suis rendu compte que c’était trop compliqué pour moi de garantir la sécurité d’une équipe à l’étranger, à l’intérieur d’une favela par exemple. Surtout que j’ai commencé à conceptualiser ce nouveau projet après l’élection de Bolsonaro au Brésil et les tensions étaient très fortes à l’intérieur des favelas. De plus, le temps d’un tournage n’est pas le même que celui d’un processus de création d’un spectacle. Le film réalisé à New-York a nécessité moins d’une semaine de travail, avec énormément d’aléas. Pour ce nouveau projet, j’avais aussi besoin de plus de temps, de réfléchir, d’avoir des périodes de recherche et d’expérimenter.

Comment as-tu poursuivi cette recherche ?

J’ai énormément lu, récolté des témoignages, notamment d’amis brésiliens. Ils m’ont raconté les interventions de la police lors des baile funk dans les favelas de Sao Paolo ou Rio, le risque qu’ils prenaient juste pour danser dans la rue et les jeunes tués par la police lors de ces soirées à ciel ouvert. Ces jeunes risquent leur vie pour danser, pour s’amuser entre amis. Lorsque j’étais au Brésil, en 2010, j’ai vu de nombreuses fois des jeunes trafiquants armés, sans pour autant me sentir personnellement en danger, mais peut-être que inconsciemment la violence omniprésente dans ces quartiers a fait germer cette recherche. Je me suis aussi beaucoup intéressé aux émeutes de Soweto en Afrique du Sud en 1976 où des étudiants noirs ont protesté dans les rues contre l’introduction de l’afrikaans (la langue des colons, ndlr) comme langue officielle d’enseignement. Evidemment, je ne peux pas fermer les yeux sur ce qui se passe aussi en France : j’ai grandi à Porte de Clignancourt et à la Goutte d’Or à Paris où la violence était aussi omniprésente, j’ai assisté de nombreuses fois à des affrontements entre jeunes ou avec la police. J’habite aujourd’hui à Saint-Ouen où deux jeunes ont été tués dans une fusillade il y a quelques années. Mettre en perspective toutes ces histoires et ces différents récits de vie n’a fait que confirmer ce que je supposais déjà : le vecteur de ces violences n’est pas les armes à feu mais se trouve dans l’histoire de la condition de la communauté afro dans le monde.

Never Twenty One puise son écriture chorégraphique dans le krump, le poppin, l’électro, la danse expérimentale… Peux-tu partager le processus de création de Never Twenty One ?

J’ai tout d’abord recueilli les témoignages, des musiques, des articles, des vidéos afin de créer une base de données. Je suis ensuite rentré en résidence de création au Centquatre-Paris et aux Ateliers Médicis avec l’équipe et nous avons travaillé sous la forme de laboratoires d’expérimentation et d’improvisation. J’ai tout d’abord proposé aux danseurs de rentrer dans mon écriture chorégraphique pour qu’ils puissent comprendre les intentions et se les approprier à travers leur propre danse. Le plus important pour moi n’est pas le style mais la personnalité du danseur. Je leur disais toujours: « Soyez vous-mêmes ». L’électro et le krump se sont donc invités dans la pièce car Jérôme Fidelin maîtrise ces deux styles. C’est le cas aussi pour Aston Bonaparte qui pratique le poppin, la samba, le krump, la danse indienne, etc. Chaque laboratoire était l’occasion de travailler sur des tableaux que j’avais préalablement conceptualisés et dès que la trame fut fixée j’ai proposé aux danseurs des exercices pour travailler leurs intentions. Je parle souvent de danser en « connexion avec l’invisible » et j’essaie de créer des dispositifs pour amener les interprètes vers des états de conscience modifiée.

Le titre Never Twenty One fait d’ailleurs référence à l’hashtag #Never21 créé en 2015 par le mouvement politique Black Lives Matter. Durant le processus de création en 2020, ce mouvement a eu énormément d’ampleur et de visibilité. Ces événements ont-ils impacté ta recherche ?

Le processus de création a bien sûr été marqué par le mouvement politique Black Lives Matter. En voyant les nombreuses manifestations et les émeutes suite à la mort de George Floyd aux Etats-Unis, de nouveaux imaginaires ont émergé durant les répétitions. Ces événements ont impacté notre travail, ils sont latents dans l’écriture de la pièce. Nous étions sensibles à cette actualité qui était présente tous les jours dans les médias pendant les répétitions mais je souhaitais garder du recul car ma démarche n’est pas de relater une actualité spécifique mais plutôt de rendre visible une histoire qui dure depuis des siècles. La pièce est toujours vivante et peut réagir à l’actualité. De nouvelles informations viennent évidemment s’inscrire dans nos corps et nos imaginaires en réaction à des événements récents. Par exemple, nous avons rendu hommage aux victimes de certaines tueries qui ont eu lieu durant la tournée du spectacle au Mexique, en Suède, au Brésil et en France. De plus, les écritures peintes sur nos corps ne sont pas forcément identiques d’une représentation à l’autre, des informations d’actualité peuvent s’y glisser.

Envisages-tu la création comme un outil de contre-pouvoir ?

Je ne prétends pas être activiste ou dire la vérité. Mon leitmotiv est simplement de raconter l’histoire des gens. Je propose ma vision des choses, j’invite au dialogue et à réfléchir sur la société. Pour moi, la création est un contre-pouvoir pour maintenir les consciences vivantes et singulières. J’essaye aussi de créer de nouveaux imaginaires car je pense que beaucoup de cultures ont été détruites par l’esclavage, la colonisation et la mondialisation. La création est un devoir de mémoire, une recherche afro-futuriste qui peut parler à tout le monde car je crois que nous cherchons tous à savoir d’où l’on vient et comment on peut construire aujourd’hui pour un «demain» incertain. J’ai aussi la conviction que la création permet de redonner la beauté à la vie et de supprimer cette dualité bon/mauvais de notre société. Elle permet aussi la rencontre avec l’Autre car c’est par cette rencontre que l’on apprend aussi à se connaître. Donc oui, la création est un outil de contre-pouvoir pour continuer à accepter les différentes conceptions de ce monde.

Never Twenty One, chorégraphe Smaïl Kanouté. Avec Aston Bonaparte, Jérôme Fidelin aka Goku et Smaïl Kanouté. Regard extérieur Moustapha Ziane. Scénographe Olivier Brichet. Créateur son & lumières Paul Lajus. Body painting Lorella Disez. Costumes Rachel Boa et Ornella Maris. Photo extrait du film Never Twenty One.

Never Twenty One est présenté du 10 au 13 mai à Chaillot