Propos recueillis par Wilson Le Personnic
Publié le 23 juin 2023
Depuis maintenant dix ans, le chorégraphe Thierry Micouin et la plasticienne sonore Pauline Boyer développent ensemble une recherche transdisciplinaire, à la confluence de leurs pratiques respectives. Inspirée des luttes sociétales actuelles et du gouren, une lutte ancestrale bretonne, leur nouvelle création Lutte.s explore l’imaginaire du combat et l’engagement physique d’un corps en tant que sujet et objet de lutte. Dans cet entretien, Thierry Micouin et Pauline Boyer partagent les rouages de leur recherche et reviennent sur le processus de création de Lutte.s.
Pauline, Thierry, vous collaborez ensemble depuis dix ans. Pourriez-vous revenir sur votre rencontre artistique ?
Thierry Micouin : Notre rencontre remonte à 2013, pour ma pièce Double Jack. Je rêvais d’une installation de guitares électriques actionnées à distance par les deux interprètes au plateau. Pauline a réalisé cette idée grâce à un savoir que peu de plasticiens possèdent. Et il se trouve que Pauline est également musicienne et affectionne comme moi les musiques rock et punk des années 70 ! Cet intérêt pour la musique a été le moteur de nos échanges avant qu’il devienne celui de nos collaborations suivantes.
Pauline Boyer : Notre relation s’est en effet nouée autour de cette culture des formations musicales, notamment punk-rock, et de ce fait s’imprègnent aussi de l’attitude qui a pu traverser nombre de ces groupes. Que ce soit l’horizontalité des pratiques et des savoirs, les implications politiques et sociétales des productions, les engagements et responsabilités de chacun·e dans l’espace public, etc, sont autant de points autour desquels nous nous retrouvons. Thierry est quelqu’un qui se nourrit énormément de ce qui l’entoure et est capable de saisir chez l’autre ce qui peut devenir moteur dans un propos. Nous avançons par ricochets, c’est-à-dire que nous apportons chacun·e des contenus qui à chaque fois, par effet retour, nous font avancer dans nos pratiques respectives. C’est une sorte de maïeutique qui se met en œuvre dans notre processus créatif et nos créations sont la manifestation de cette espace discursif qui se rejoue à chaque fois.
Pauline, vous êtes plasticienne sonore. Pourriez-vous revenir sur les différentes réflexions qui traversent aujourd’hui votre pratique artistique ?
Pauline Boyer : Je m’intéresse à la manière dont nous sommes touché·es et traversé·es par nos univers sonores. Le son n’a pas de corps propre mais il fabrique du présent en jouant avec nos corps et en les impliquant dans un système de relations dynamiques dans un milieu et un temps donné. J’envisage donc le matériau sonore comme du vivant et ce, de manière à créer de la rencontre entre un tissu sonore, un espace et des corps écoutants. Cet aspect de mon travail peut s’appréhender comme une invitation à ne pas réifier la musique mais bien à l’envisager comme expérience qui touche et agit sur les corps. L’écoute attentive du son nous met en conversation avec notre présent et actualise nos relations au monde. En somme, l’expérience sensible du sonore est celle du vivant qui se manifeste et au sein duquel nous évoluons. C’est donc à partir de cette expérience d’un milieu sonnant que je travaille à déployer des manières de rendre perceptible cette sensation d’être vivant parmi les vivants. De ce fait, mon écriture sonore s’intéresse à l’hybridation des langages et aux moyens de jouer de mettre en récit nos imaginaires. Par exemple, dans Lutte.s, l’espace sonore devient intercesseur pour manifester ce qui nous saisit et nous met debout, pour révéler la force politique du collectif. Ce qui m’intéresse c’est le moment où l’expérience esthétique peut introduire une conscience affûtée de nos implications dans un milieu et nous inviter à donner de la voix. En somme, de déborder du musical pour interroger la chose publique.
Pauline, en tant que plasticienne sonore, qu’est-ce qui vous intéresse dans le médium danse ?
Pauline Boyer : J’éprouve la danse comme l’expérience immédiate d’un corps qui vibre au contact de son milieu et embarque tout un public pour fabriquer des instants où nous existons ensemble. C’est une force impressionnante que de pouvoir construire cela et de nous y projeter ! Cette recherche de la co-présence, de la simultanéité d’expériences partagées, c’est aussi celle que je tente de mettre en œuvre dans mon travail sonore. Je le conçois en effet comme un organisme labile à l’intérieur duquel nous pouvons évoluer plutôt que comme une image face à laquelle nous nous trouverions. Un espace sonnant au sein duquel il serait possible pour chacun·e de traverser de multiples incorporations et de fabriquer son chemin singulier. La rencontre avec Thierry et la démarche de co-écriture entamée depuis toutes ces années m’ont conduite à investir de manière plus approfondie ce territoire, à réfléchir au moyen de nouer un dialogue, une intimité, que ce soit dans nos processus d’écriture ou dans leur manière de fabriquer des milieux à partager. Cela m’a amenée à me déplacer dans ma pratique, et surtout, à questionner mes propres héritages et biais musicaux. J’ai été formée à une pratique académique de la musique et j’en garde le souvenir d’une pratique coercitive, que ce soit dans l’écriture ou dans l’interprétation. C’est par le biais de l’informatique musicale et des avant-gardes sonores du vingtième siècle – j’entends ici leurs formes savantes et populaires – que j’ai trouvé la possibilité d’étendre les registres du musical et de retrouver le plaisir du son partagé et ce, pas uniquement au niveau de l’oreille mais bien à l’échelle des corps dans leur totalité pour les impliquer dans cette expérience.
Votre nouvelle pièce Lutte.s s’inspire du vocabulaire des luttes, en particulier celui d’une lutte bretonne ancestrale, le gouren. Pourriez-vous retracer la genèse de cette création ?
Thierry Micouin : Nous avons reçu une commande du Centre Pompidou en 2021 pour réaliser une création avec des agriculteurs et une classe d’un lycée agricole en Centre Ouest Bretagne. Lors des répétitions à Gourin, nous sommes tombés par hasard sur une exposition de photos de combats de gouren réalisées par Eric Legret. Ce photographe, breton d’adoption, est spécialisé dans la capture de corps en action et ses clichés de lutteurs de gouren sont particulièrement connus. J’ai été fasciné par ces envols spectaculaires, ces corps à corps puissants, ces états de tension, d’instabilité, ces déséquilibres et j’ai commencé à m’intéresser au vocabulaire de cette lutte ancestrale bretonne. J’ai alors invité Julien Fouché dans cette recherche, un ancien danseur que j’ai rencontré en 2003 lorsque nous étions interprète au CCNRB dirigé par Catherine Diverrès. Après cinq créations ensemble, Julien a décidé en 2008 de quitter la compagnie et de se former au Jiu Jitsu brésilien qu’il a ensuite pratiqué au niveau international avant de fonder son dojo à Rennes et d’y enseigner. Nous ne nous sommes jamais perdus de vue et depuis quelques années, nous avions le désir de collaborer ensemble. Lorsque je lui ai demandé si le Jiu Jitsu et le gouren étaient similaires, il m’a répondu que ces deux luttes sont très différentes mais qu’elles ont des racines semblables. La grande variante est que certaines se pratiquent debout, d’autres se poursuivent au sol. Nous avons alors décidé de nous engager ensemble dans ce processus de création.
Pauline Boyer & Thierry Micouin : La genèse de Lutte.s c’est avant tout une fascination pour des images et un temps suspendu. Pour aller chercher ce qui se cachait derrière ces images d’Eric Legret, nous sommes parti·es à la découverte de ce milieu singulier, à la rencontre des acteur·ices du gouren, des tournois, etc. Nous avons rencontré Tiphaine Le Gall, championne d’Europe de gouren qui habite à Rennes. Nous avons assisté ensemble à des rencontres et des compétitions aussi bien en intérieur qu’en extérieur pour nous imprégner des différents enjeux corporels et sonores. Et puis, chemin faisant, la découverte du vocabulaire de la lutte bretonne nous a interrogé sur ce qu’implique l’incorporation de cet état de lutte, ses expressions, ses manières d’être présent au monde. Qu’est ce que c’est qu’un corps en lutte ? Au sein des tournois auxquels nous avons assisté, nous avons été saisis par le fait que cette pratique permettait de rassembler des individus très différents, que ce soit en terme de cultures, d’âges, de milieux… Ce sont des moments d’une grande sociabilité et c’est autour de cet engagement des corps que s’agglomèrent des énergies et se façonnent des rencontres. Il y règne une hospitalité qui révèle le caractère éminemment collectif de ce que nous font les luttes et ce qu’elles peuvent héberger de commun. C’est là où se sont cristallisées nos réflexions et recherches, dans l’idée d’aller chercher ce qui nous met en lutte et ce qui nous réunit dans ces états.
Le vocabulaire du gouren a été une porte d’entrée pour évoquer plus largement les luttes à l’échelle de notre société. Comment avez-vous abordé cette donnée conceptuelle ?
Pauline Boyer & Thierry Micouin : Si le gouren a été le point de départ de notre création, cette pratique a rapidement soulevé les multiples modes d’existence des luttes et ce qu’ils engagent dans le corps de chacun·e. Tout au long de cette création, nous avons tâché de saisir ce qui nous met debout, ce qui nous agite et nous met en mouvement, de composer avec les substrats qui façonnent ces régimes d’expressions différenciés. Nos engagements respectifs ont nourri le processus de création de la pièce afin d’y injecter autant la valeur de nos expériences individuelles que celles du collectif. C’est donc à l’intersection de ces formes d’expressions et de contestations que nous avons composé le cheminement de la pièce, celui d’un individu pris par la lutte.
Thierry, comment avez-vous abordé chorégraphiquement cet imaginaire lié au vocabulaire du gouren ? Pourriez-vous revenir sur le processus chorégraphique avec Julien ?
Thierry Micouin : Comment danser la lutte ? Depuis quelques années, certaines contestations déplacent la danse dans la rue, la plus emblématique étant pour moi celle du collectif féministe chilien Las Tesis et leur chorégraphie sur la chanson Un violador en tu camino qui dénonce les violences faites aux femmes. Mais je ne souhaitais pas m’approprier ces gestes graves. Nous avons regardé beaucoup de vidéos sur Youtube : des manifestations, des marches des fiertés, des passages à tabac par la police, etc. Pour le vocabulaire spécifique au gouren, nous avons, avec l’aide de Tiphaine Le Gall, analysé l’attitude des lutteurs pendant le serment, leurs accolades avant chaque combat, les différentes techniques de prises, etc. Julien s’est imprégné de la gestuelle de celle ou celui qui projette comme de celle ou celui qui est projeté au sol. Ce qui m’a le plus fasciné dans ce combat, c’est sa partie aérienne. Nous avons donc recherché avec Julien différents envols et autant de chutes qu’il peut accomplir seul. J’ai écrit la partition en puisant dans cet inventaire et en m’inspirant des combats de gouren auxquels j’ai pu assister. J’y ai également inclus des états de compression de corps et de relâchement brutal, faisant référence au nassage des forces de l’ordre. J’ai proposé à Julien de s’approprier cette matière en mettant à profit sa puissance singulière, sa corporalité et son énergie extrêmement différente de la mienne.
Pauline, l’univers sonore de Lutte.s occupe une place importante dans la dramaturgie de la pièce. Pourriez-vous partager le processus musical et sonore de cette création ?
Pauline Boyer : Pour cette création, j’ai proposé de développer une écriture musicale répétitive et des motifs musicaux pour nourrir les variations de dynamique en lien avec la danse. Pour cela, je me suis attachée à recueillir plusieurs sources. La première est composée d’enregistrements réalisés sur le terrain des tournois, notamment pour y saisir les variations de temporalité et d’action. Ensuite, je me suis intéressée au matériel musical en présence dans ces moments et notamment celui des duos de sonneurs : binioù kozh et bombarde. Ces instruments ont une puissance fantastique ! Le travail du souffle est fondamental dans le jeu qu’ils imposent et c’est ce travail sur le souffle ténu, la compression, qui a modélisé les différentes couleurs sonores que j’emploie. Par ailleurs, ces instruments sont majoritairement à l’œuvre dans les musiques à danser. Je me suis intéressée aux structures et enchaînements musicaux que l’on retrouve dans plusieurs de ces formes musicales et chorégraphiques. On retrouve ainsi dans Lutte.s un ton simple, un bal qui prend davantage la forme d’une gwerz, un ton double … bref, des structures de temps qui définissent des invitations faites aux corps pour constituer un ensemble. Enfin, le travail de la voix et du récit a été très important dans l’écriture. Car si Julien évolue seul sur le plateau, c’est bien de nous toustes qu’il parle et c’est depuis son expérience propre qu’il nous embarque dans ce qui nous réunit. Ce sont donc de multiples voix qui se manifestent dans la composition sonore et qui, à travers la diversité de leurs timbres, portent le caractère pluriel de nos luttes.
La performance se concentre dans un cercle entouré de spectateurs. Comment cet espace s’est-il formalisé ? Pourriez-vous partager la dramaturgie de cet espace ?
Pauline Boyer & Thierry Micouin : Le gouren se pratique dans un cercle d’environ six mètres de diamètre. Ce cercle est dessiné sur le tatami pour les compétitions en intérieur, et tapissé de sciure de bois lors des tournois extérieurs en période estivale. Nous avons donc repris cette forme pour la scénographie. Le cercle est la forme géométrique la plus présente dans la nature et n’a ni début ni fin. C’est un symbole d’union, de rassemblement. Au début des répétitions nous avons dessiné sur le sol un triskell, symbole interceltique à l’intérieur de ce cercle, que Julien arpente dans plusieurs tableaux du solo, tout comme il arpente et matérialise le cercle dans un sens puis dans l’autre. Ce cercle témoigne autant de la force d’attraction du protagoniste qui y évolue que de sa fragilité. Julien y évolue perpétuellement exposé, sans repli possible et où en sortir a une dimension discriminante voire éliminatoire. Il vient donc raconter le caractère aliénant de nos territoires pour mieux y esquisser les possibilités de s’en émanciper, pour qu’il devienne le terrain de la rencontre et de la réunion des énergies, un cercle à déformer, transformer, exploser… Pour qu’il permette d’entrevoir la possibilité de nos soulèvements à venir.
Conception : Thierry Micouin, chorégraphie & Pauline Boyer, musique Coach gouren : Tiphaine Le Gall Interprétation solo : Julien Fouché. Lumières : Alice Panziera Création costumes : Laure Mahéo assistée de Isabelle Baudouin. Régie générale et son : Benjamin Furbacco Production et administration : Laurence Edelin assistée de Justine Gallan. Photo © Bénédicte Philippe.
Lutte.s est présenté le 29 juin au Carreau du Temple dans le cadre de la troisième édition du Festival Jogging
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