Photo © Ignacio Sanchez scaled

Mayra Bonard, Vivir Vende

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 9 mai 2022

Les danseurs Federico Fontán, Damián Malvacio et la chorégraphe Mayra Bonard travaillent ensemble depuis plus de dix ans à Buenos Aires. Traversée par la question de la survie individuelle et collective, sa nouvelle création Vivir Vende aborde l’urgence de création dans un contexte de lutte extrême pour la survie. Avec comme base de travail leurs amitiés et leurs histoires personnelles, le trio explore le corps de l’interprète comme objet érotique et de marchandisation à partir du grand capital qu’ils possèdent déjà : leur propre chaire, la danse, la complicité, l’érotisme, la grâce, l’arrogance, l’audace et l’énergie qui les caractérise. Dans cet entretien, Mayra Bonard revient sur le processus de création de Vivir Vende et sur la fragilité du milieu artistique et culturel en Argentine.

Vous dirigez la compagnie Selección natural depuis maintenant plus de dix ans. Pourriez-vous revenir sur les grandes lignes de votre travail artistique ?

Nous sommes un petit groupe et nous aimons dire, sur le ton de la blague, que nous sommes une entreprise car c’est inhabituel d’avoir une compagnie avec si peu de personnes. Nous étions quatre avant, nous ne sommes plus que trois aujourd’hui. Nous avons un accord de travail mutuel, c’est-à-dire que nous nous choisissons régulièrement pour réaliser des projets. Au fil des années nous avons su nous nous autogérer et autoproduire notre travail : nous avons autant de liberté que nous manquons d’argent. Nous ne sommes pas soutenus financièrement par l’État ni par des mécénats privés, même si nous aimerions beaucoup l’être (rire) ! Il existe une friction constante entre le désir et la réalité, c’est là que réside notre esprit imbattable. Je m’intéresse à la singularité de chaque interprète, à l’éclat, à la sensibilité et à la puissance énergétique de chacun, ce que je recherche en définitive, ce sont des petits moments d’épiphanie qui changent mon regard, comme dans la vie, comme dans l’amour. Je travaille sur le « mouvement » dans un sens profond du terme : la technique pure, la virtuosité pour elle-même ou l’abstraction absolue ne sont pas pour moi des défis à explorer. Ce qui m’intéresse, c’est de prendre soin du corps des danseurs, qu’ils ne se blessent pas pour impressionner sur scène. Il y a quelques thèmes qui me touchent particulièrement en ce moment, à savoir la pauvreté, les inégalités, le dérèglement climatique, la liberté, le lien et l’écoute de la nature.

Vivir Vende met en perspective dix ans de travail, d’amitié, de relations. Pourriez-vous retracer la genèse de cette pièce ?

J’ai commencé à travailler avec ces danseurs quand ils étaient vraiment très jeunes. La compréhension profonde, l’humour et l’instauration de codes implicites prennent du temps. Pour moi, les processus personnels et la recherche artistique sont indissociables. Aujourd’hui nous pouvons nous lire les uns les autres, entrer dans l’imaginaire personnel de chacun. Nous avons énormément voyagé, traversé des crises et gagné en confiance et en amour incommensurable. Une partie de notre force est liée à l’amour et au désir. J’ai envie de travailler avec des gens qui me remettent en question et me font grandir, pas seulement avec des danseurs doués techniquement. Je dirige, je suggère, j’ai des idées concrètes et je prends les décisions finales, mais ce n’est pas moi qui décide. J’étais à l’époque en tournée avec un de mes solos, MI FIESTA, et j’avais l’intention de voyager à l’internationale avec cette pièce. Puis un jour, les danseurs sont venus me voir et m’ont dit qu’ils souhaitaient danser, faire une « pièce de danse ». Je leur ai dit, « ok faisons une pièce de danse, mais à une seule condition : que vous participiez activement à l’organisation concrète du projet, aux répétitions et à maintenir l’énergie ». Il s’agissait surtout d’être le moteur principal de notre équipe. Tout le monde a accepté et nous avons donc commencé ce nouveau projet avec comme seule base de recherche : danser. Je travaille presque toujours à partir d’un sujet personnel, ou du moins d’une perspective intime, je me suis donc intéressé à notre propre réalité et à notre pratique : on s’entraîne, on enseigne, on mange rapidement, on va à des répétitions, on rentre chez nous épuisé la plupart du temps et les fins de mois sont toujours ric-rac. Il me semblait qu’aborder et exposer cette vérité allait de pair avec le fait de trouver notre propre danse. Et sans préméditer ou chercher quoi que ce soit de particulier, nos histoires personnelles et des références à notre relation ont commencé à apparaître inconsciemment lors du processus.

Pourriez-vous partager l’histoire de ce processus ?

Mes processus ne sont jamais très logiques. Nous étions au départ quatre : les danseurs Federico Fontán, Damián Malvacio, Rocío Mercado et moi, la chorégraphe. Pour Vivir Vende, je me suis intéressé à leur corps en tant que matériau, et pas seulement en tant que danse. Il y a d’abord eu des moments dansés que nous avons commencé à générer à partir de petites images, un casque et un costume, un morceau de musique, un maillot de gymnastique artistique, etc. Puis intuitivement, j’ai commencé à faire des choix, à me raccrocher à des sensations et des perceptions que je ne peux pas expliquer concrètement, où je devinais des espaces à développer. À partir d’improvisations, d’expérimentations guidées, de propositions de leur part, les danseurs ont généré des danses et des séquences plus physiques. J’ai essayé de comprendre comment, à partir de cette matière, je pouvais raconter des réalités parallèles. Nous travaillons ensemble depuis plus de dix ans, nous sommes amis, nous sommes en confiance, nous nous amusons, nous souffrons ensemble, on se raconte les détails de notre vie intime. Un jour je leur ai proposé de travailler cette matière à partir de petits haïkus, des citations qui dévoilent des fragments de vie, des choses intimes, personnelles… Ce travail a été très stimulant et a commencé à donner une couleur au travail. À découlé de cette recherche une envie d’aborder notre corps de danseur comme objet erotique et de fétichisation. L’érotisme est présent dans notre vie quotidienne : nous aimons parler de sexe, nous vivons la vie d’une manière érotique, et s’entremele avec cette idée la lutte extrême pour la survie. Etant donné le caractère honnête du projet, je ne pouvais pas mettre cette partie de notre vie de côté. Nous sommes impurs. Bien, nous allons utiliser tout cela pour créer, l’urgence pure d’une nature humaine. J’ai ce corps, je suis un-e artiste et j’aimerais avoir un mécène. J’aime ce caractère ambivalent dans le métier de danseur. Puis la pandémie est arrivée et nous avons été obligés de suspendre les répétitions. C’était très dur car cette situation est survenue à un moment très stimulant et nous ne savions pas comment canaliser cette excitation. Dès que nous avons pu reprendre les répétitions, nous avons terminé la pièce en seulement trois mois. Et du jour au lendemain, la plus grande tragédie est arrivée : Rocío Mercado est décédée brusquement. C’était inimaginable. Sa mort a ajouté une couche à notre histoire, avec une immense douleur. Avec Federico et Damián, nous avons pris la décision de continuer ce projet et que je monte sur scène avec eux. J’ai mis ma chaire au plateau, en quelque sorte pour transmuter le corps de Rocío. Je suis moi sur scène, mais aussi son médium. Cet événement traumatisant m’a également fait réfléchir à ce que sont l’œuvre et l’artiste, et à la manière dont elle pourrait continuer à vivre à travers nous, et j’ai décidé de faire avec cette vérité. Nous avons gardé des enregistrements audios réalisés pendant les répétitions et vous pouvez entendre sa voix dans la pièce. De ce fait, Vivir Vende est constitué de plusieurs couches, visibles et invisibles, et sans pouvoir l’expliquer concrètement, j’ai le sentiment qu’une forme d’exorcisme se produit à chaque représentation, au-delà de notre contrôle.

Une certaine urgence émane de la pièce. Ce parti-pris résulte-t-il du contexte de création et de la crise sanitaire dans le milieu artistique en Argentine ?

La situation des artistes indépendants à Buenos Aires est très précaire, mais nous continuons à réaliser des œuvres et des processus artistiques. C’est nécessaire, c’est nécessaire pour nous, et nous n’arrêterons pas de travailler. Ici, le gouvernement ne soutient pas l’art, et encore moins la danse. Avec la pandémie, ça a empiré. Le gouvernement argentin n’a pas voulu verser un seul peso pour que nous puissions venir en France aux Rencontres chorégraphiques. L’art est dispensable, semble-t-il. Mais pour nous c’est vital car il est la nourriture de l’esprit. Il y a bien sûr quelques subventions, nous en avons reçu ces derniers temps et elles contribuent à donner des petites impulsions mais elles ne contribuent pas substantiellement à notre travail. Nous voyons rarement de l’argent réel même si nous nous en sortons bien car nous avons du public fidèle. Nous venons d’ailleurs de terminer une tournée à guichets fermées et nous avons eu de nombreux retours positifs. C’est très encourageant car avec cette situation économique nous avons toujours le sentiment de repartir de zéro à chaque nouveau projet. Cette instabilité financière affecte inévitablement la possibilité de générer davantage d’expériences artistiques et de donner une continuité au travail. Mais nous gardons foi en ce que nous faisons. La crise sanitaire a juste exposé au grand jour des choses que nous connaissions déjà. Le monde est en train d’exploser. Face à tant de capitalisme et d’inégalité, on ne peut pas rester inerte. Il est difficile d’envisager un avenir tendre, mais néanmoins, nous aimons la vie et nous essayons d’en tirer le meilleur parti. Avant de commencer la production de Vivir Vende, j’ai donc fait le choix d’assumer cette vieille réalité familière et de faire une pièce sans argent, avec nos corps, avec ce grand capital que nous avons : la danse, la complicité entre nous, l’énergie qui nous caractérise, l’érotisme, la grâce, l’arrogance, l’audace.

La dernière séquence de Vivir Vende fait référence à cette précarité. Pourriez-vous partager la genèse de ce tableau en particulier ? 

Cette séquence est née de notre propre situation, avec ce que nous avions sous la main, et surtout ce que n’avions pas, c’est-à-dire de l’argent. Je me souviens que je conduisais en direction du studio de répétition en écoutant un DJ mexicain à la radio. Lorsque je suis arrivée je leur ai proposé de faire une parade avec ce que nous avions ici dans la salle, avec ce que nous pouvions trouver sur les trottoirs autour du studio. Et ils ont immédiatement compris, presque comme si j’avais extrait cette image de notre inconscient collectif. Nous avons commencé à ramasser de plus en plus d’objets abandonnés dans la rue et j’ai commencé à prendre conscience de l’avenir de ces objets : vont-ils finir par être enfouis sous terre ? Dans notre pays, très peu de matériaux sont recyclés, il y a des montagnes et des montagnes de déchets non écologiques. Personne ne veut de ces détritus. Le défilé est un jeu, nous faisons de la place pour tout : notre narcissisme, notre bravoure, notre superficialité, notre précarité, les cartoneros, la beauté, le monde plein de déchets, notre humour, nos corps travaillés, notre folie… Les déchets que nous deversons au plateau se trouvent à l’intérieur de deux grands sacs qui sont utilisés à la fois pour les chantiers et par les cartoneros pour ramasser les ordures. À Buenos Aires, nous savons toutes et tous à quoi ces sacs font référence et ce qu’ils contiennent. Lorsque nous sortons du théâtre le soir, nous voyons souvent des cartoneros à la recherche d’un endroit où dormir. C’est notre quotidien. Et nous ne souhaitons rendre compte de la réalité, à la fois visible et latente, d’autant plus lorsqu’il s’agit d’une réalité qui nous est très familière.

Vivir Vende, concept et direction Mayra Bonard. Création Mayra Bonard, Federico Fontán, Damián Malvacio, Rocío Mercado, Maxi Muti. Création sonore Diego Vainer. Création lumière Gonzalo Córdova. Photo © Ignacio Sanchez.

Vivir Vende est présenté les 24 et 25 mai au Pavillon de Romainville dans le cadre des Rencontres chorégraphiques de Seine-Saint-Denis.