Photo Marie Cambois ALL 06 ∏ Christophe Urbain scaled

Marie Cambois, ALL (à la lisière)

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 9 janvier 2023

Marie Cambois développe depuis plusieurs années une pratique pluridisciplinaire qui s’articule sur les points de convergences entre le mouvement et le son. Portée par le désir de transmettre sa recherche à des interprètes issues de différentes disciplines, sa nouvelle création ALL (à la lisière) met en scène deux danseuses et une comédienne ainsi qu’un scénographe et un musicien. À la croisée de l’écriture improvisée, du jeu théâtral et du cinéma, la chorégraphe interroge notre perception du réel en glissant entre les lisières de ces disciplines. Dans cet entretien, Marie Cambois revient sur la genèse et le processus de création de ALL (à la lisière).

Vous développez depuis plusieurs années un travail pluridisciplinaire qui s’articule sur les points de convergences entre le mouvement et le son. Comment décririez-vous votre recherche artistique ?

La musique et les musiciens ont toujours eu une place importante dans mon travail. Toutes mes pièces se créent en symbiose avec une composition musicale. J’ai aussi eu de nombreux duos d’improvisation alliant danse et musique. Ma collaboration avec le musicien Jean-Philippe Gross, avec qui j’ai créé la série We killed a cheerleader de 2008 à 2016, a définitivement orienté ma danse vers l’épure et le minimalisme, qui est aujourd’hui encore au cœur de mon écriture chorégraphique. Plus récemment, le dialogue avec la lumière est également devenu une des spécificités de mon travail, je collabore très régulièrement avec l’éclairagiste Jean-Gabriel Valot et avec l’artiste visuel Christophe Cardoën. J’ai toujours été intéressée également par la prise de parole et le jeu théâtral, j’ai un passé de comédienne, formée de manière empirique, notamment auprès de la metteuse en scène Virginie Marouzé avec qui j’ai régulièrement collaboré pendant quinze ans. J’ai toujours travaillé ces deux axes de recherche séparément au sein de projets assez différents esthétiquement. En 2020, pour la première fois, mon projet 131 faisait cohabiter ces deux pratiques mais en deux parties qui se succédaient. Pour ALL (à la lisière) un des enjeux principaux est clairement le tissage plus assumé de ces différentes matières, donc de la manière de les approcher et de les interpréter.

Pourriez-vous revenir sur les différentes réflexions qui traversent aujourd’hui votre recherche artistique ?

La recherche artistique est très mystérieuse, même pour soi-même. J’ai appris à accepter de ne pas pouvoir contrôler cette partie du travail, à domestiquer cet état nécessaire à laisser advenir certains éléments pourtant fortement constitutifs d’un projet. Il y a toujours des choses qui me dépassent et que je comprends en cours de route et j’accepte ce phénomène, même si ce n’est pas simple à gérer émotionnellement. Dans mon parcours, le point de départ a souvent été l’envie de collaborer avec une ou un artiste, et de laisser cette alchimie particulière orienter le travail pour qu’il nous semble juste à tous, il n’y avait pas de sujet pressenti. Mais je remarque qu’avec le temps et l’expérience, il peut y avoir d’autres moteurs au lancement d’un même projet. Pour ALL (à la lisière) je crois que de nombreux moteurs ont été à l’œuvre, comme si je voulais rassembler toutes les obsessions et chocs artistiques qui ont fait mon parcours. Plus précisément, c’est d’abord mon besoin de tisser mes matières épurées et abstraites avec un jeu théâtral et le qui-vive de l’improvisation. Ensuite, celui d’écrire un projet de l’extérieur et de transmettre à des interprètes issues de différentes disciplines. Ce dialogue que j’ai bien souvent eu silencieusement avec moi-même s’opère aujourd’hui avec les interprètes de la pièce et je suis très heureuse de cette transmission.

Votre nouvelle création ALL (à la lisière) a pour point de départ la notion/le concept de lisière. Comment votre intérêt s’est-il focalisé sur cette idée/cet « entre deux » en particulier ?

La lisière est un lieu et un moment de bascule entre deux entités. La lisière représente un état d’instabilité et de vibration qui me plaît parce que c’est du mouvement, tout simplement. Rien n’y est jamais figé. Si je m’arrête trop longtemps au même endroit, artistiquement parlant, l’ennui finit par venir et je change d’horizon. Mais plutôt qu’une succession d’expériences décousues, tous ces lieux traversés finissent par constituer une mosaïque vivante, une géographie interne qui me constitue et avec laquelle j’aborde de nouvelles recherches. Dans ALL (à la lisière), trois partitions cohabitent : le scénario d’un court-métrage jamais tourné et sa mise en œuvre au plateau, les matières chorégraphiques plutôt abstraites, et ce que nous appelons «le concret du plateau», qui peut ressembler à des coulisses techniques à vue, où les personnages redeviennent des personnes. Ces trois partitions s’entremêlent tout au long de la pièce et créent une multitude de lisières sur lesquelles l’équipe évolue en cherchant à brouiller les codes de représentation. 

Pourriez-vous retracer la genèse et l’histoire de cette nouvelle création ?

En 2020, après la création de 131, solo auto-fictionnel à la technique importante, j’ai eu envie de démarrer un solo plus simple à mettre en œuvre afin d’affiner le tissage des matières évoquées précédemment. D’un autre côté, je m’apprêtais à mettre en route un projet de création pour un groupe d’amateurs que je souhaitais réaliser depuis longtemps. Je souhaitais transmettre ce travail à un un chœur d’interprètes sans avoir la pression qu’un projet professionnel engagerait. Seulement, la pandémie que nous avons connue a stoppé les ateliers amateurs et a retardé la mise en œuvre de ce projet. Début 2021, le tout nouveau réseau l’Estdanse (rassemblement de treize structures culturelles en Région Grand Est pour une plus grande visibilité de projets chorégraphiques) m’a proposé de déposer un projet de pièce pour au moins trois interprètes au plateau. J’ai alors réuni ces deux pistes de recherche pour créer un projet unique que j’ai nommé ALL (à la lisère). Ce projet a été retenu  par la commission d’aide, m’obligeant à engager plus rapidement le processus de transmission que j’avais imaginé sur un plus long terme.

Comment avez-vous abordé et traduit « chorégraphiquement » cette notion de lisière ? 

Cette notion de lisière n’est pas tant chorégraphique que cinétique et concerne également tout ce qui va se jouer comme interrelations au plateau. Pour parler plus précisément de l’écriture du mouvement, je peux dire que je considère le mouvement comme un flux, une matière organique concrète que nous pouvons toutes et tous maîtriser si l’on apprend où mettre notre focus. En ça, je parle de «matières» et pour tâcher de décrire celles qui sont à l’origine de mon écriture le plus souvent, on peut imaginer un banc de montage vidéo qui permet de créer des ralentis de tous types, des scratchs de différentes amplitudes jusqu’à la vibration, des retours en arrière, des arrêts sur image, etc.

Comment avez-vous mis en partage vos pratiques à l’équipe d’interprètes ?

Nous avons surtout œuvré à commuter le mouvement et la parole. Pour ce faire, j’ai proposé d’expérimenter des protocoles durant lesquelles les interprètes alternent description orale et exercices d’improvisation. Etant donné que certaines des matières chorégraphiques nécessitent un état de concentration interne assez profond, nous avons souvent commencé les journées par un travail inspiré de méthodes somatiques ou d’exercices issus des arts martiaux, qui requièrent beaucoup de calme et de silence. J’ai eu aussi la joie de constater que des outils qui m’avaient été transmis par des ami·e·s danseur·euse·s et qui leur avaient été transmis encore par d’autres danseur·euse·s avant eux, étaient comme taillés sur mesure pour notre recherche. Je peux citer le magnifique « Cadeau pour le torse » et d’autres protocoles d’Andrew Morrish qui m’ont été transmis par mes amis Céline Larrère et Vidal Bini ainsi que l’incroyable Tuning Score de Lisa Nelson. Ce fût merveilleux de me sentir soudain reliée à ces artistes.

Pourriez-vous revenir sur le processus de création avec vos collaborateur·ice·s ?

Il y a d’abord eu quatre semaines de travail en studio avec les danseuses Maud Pizon et Morgan de Quelen, et la comédienne Elsa Pion de janvier à mai 2022, période pendant laquelle nous avons vraiment pris beaucoup de temps pour rentrer dans les différentes matières. Petit à petit des principes de composition instantanée ont éclos et un état d’interprétation commun a émergé. Au mois de mars nous avons commencé à creuser la question musicale avec le musicien-compositeur Anthony Laguerre. ALL (à la lisière) est notre cinquième collaboration ensemble et nous avons une manière assez semblable d’aborder la création. La musique d’Anthony est très cinématographique et nous avons imaginé la musique de ALL (à la lisière) comme la bande originale d’un film, avec un thème revisité et distribué par bribes jusqu’à un apogée dramatique durant lequel il est totalement révélé. À cette même période, j’ai réalisé des entretiens filmés avec Maud et Morgan que j’ai partagé à la réalisatrice Sonia Larue qui a ensuite écrit un scénario à partir de cette matière et de nos échanges. J’ai ensuite passé une semaine purement technique avec Anthony, le scénographe-interprète Thierry Mathieu et l’éclairagiste Jean-Gabriel Valot, pour élaborer ensemble le vocabulaire sonore, spatial et lumineux de la pièce. Enfin, de septembre 2022 à janvier 2023, nous avons eu quatre semaines de résidence sur plateau pour écrire la pièce en y réunissant tous ses éléments : humains, artistiques et techniques.

Conception et chorégraphie : Marie Cambois. Composition musique et interprétation : Anthony Laguerre. Danseuses : Maud Pizon et Morgan de Quelen. Comédienne : Elsa Pion. Scénographie et interprétation : Thierry Matthieu. Création et régie lumière : Jean-Gabriel Valot, assisté de Pierre-Éric Vives. Scénariste : Sonia Larue. Costumes : Paul Andriamanana. Photo : Christophe Urbain.

Les 12 et 13 janvier, Pole Sud – CDNC, Strasbourg
Le 18 janvier, Salle Europe, Colmar
Les 20 et 21  janvier, Espace 110, Illzach
Les 7 et 8 février, CCAM – Scène Nationale, Vandœuvre
Le 2 mars, Arsenal – Cité Musicale, Metz
Le 23 mars, Le Nouveau Relax, Chaumont