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Magali Saby « Oser dépasser les lignes établies »

Propos recueillis par Marika Rizzi

Publié le 21 décembre 2022

Danseuse pour Jérôme Bel, Perrine Valli, Jean-Claude Gallotta ou Sylvère Lamotte, Magali Saby fait partie des rares interprètes professionnel·le·s dans le spectacle vivant à être en situation de handicap. Son parcours professionnel l’a amené à côtoyer des compagnies internationales et réaliser le retard de la France en matière d’inclusion d’artistes aux habiletés différentes. Aujourd’hui, par son travail en tant qu’interprète et par ses démarches personnelles, elle entend œuvrer pour la reconnaissance et la visibilité d’artistes en situation de handicap, posant la question de la formation au premier plan. Magali Saby est danseuse dans Tout ce fracas et Danser la faille, deux pièces de Sylvère Lamotte présentées au festival Faits d’hiver. Dans cet entretien, elle retrace le chemin qui l’a conduite à sa professionnalisation et nomme les enjeux qui guident son engagement.

Comment avez-vous rencontré la danse ?

C’est à l’université que cette grande histoire d’amour avec la danse a réellement commencé. Dans le cadre de mon master en études théâtrales, j’ai eu la chance de rejoindre l’atelier chorégraphique dirigé par Lise Seguin. Je me souviens de la jeune femme que j’étais toute intimidée de rentrer dans cette grande salle lumineuse accompagnée d’étudiant·e·s, passionnés de danse et de théâtre. Au fur et à mesure des séances, je me levais pour me mettre à la barre de danse en essayant d’imiter mes partenaires, je me souviens de certains jours, frustrée de ne pas pouvoir réaliser tel ou tel mouvement. J’ai beaucoup de reconnaissance envers Lise parce qu’elle a su accueillir mon irrépressible envie de danser et m’encourager chaque jour à progresser. C’était extraordinaire pour moi d’être portée, livrée à une certaine liberté et non plus « enfermée » dans un corps dont je n’étais pas totalement maître. Dans les établissements médico-sociaux, où j’ai passé les premières années de ma vie, les personnes en situation de handicap manquent cruellement du contact des autres. Se toucher ou encore prendre quelqu’un dans ses bras peuvent sembler des actions banales, mais peuvent être des instants rares et précieux pour des personnes fragilisées. Ces ateliers m’ont permis d’accepter progressivement ma mobilité singulière et la femme que j’étais en train de devenir.

C’est suite à cette expérience que vous avez commencé à passer des auditions ? 

Oui, suite au master, en 2013, j’étais informée de l’appel à audition concernant le projet Européen Integrance : inclusive dance and creative movement dirigé par le chorégraphe George Adams et soutenu par la Commission européenne en partenariat avec quatre structures artistiques dont Micadanses. Je ne m’attendais pas à être recrutée. C’était la première fois que je réalisais la possibilité d’être une danseuse professionnelle tout en étant en situation de handicap. Nous étions quatre artistes valides et en situation de handicap à rejoindre ce projet. Nous sommes parti·e·s en Angleterre, en Belgique et en Écosse. J’ai pu faire la connaissance de performeur.se·s extra-ordinaires, le handicap n’était plus considéré comme une limitation du corps mais bien comme l’expression d’infinis possibles qui animait ces artistes-là. Au-delà de la création finale, j’ai été ébahie par les techniques pédagogiques développées dans les pays partenaires autour de la danse et du handicap, bien loin de la danse adressée au monde du soin, plus présente en France. Quand on observe un danseur sourd et malentendant danser le breakdance à la perfection grâce aux vibrations du sol, on réalise qu’il y a une pédagogie et un savoir-faire bien particulier. C’est le résultat d’un engagement et d’une vraie réflexion autour de la danse et du handicap. Des rêves plein la tête, je pensais naïvement, dès mon retour en France, pouvoir être invitée à passer des auditions dans des compagnies dîtes inclusives. Je me suis retrouvée face à une impasse, me rendant compte que dans le milieu du spectacle vivant peu de places sont faites pour les artistes porteur·euse·s de handicap. En France, l’approche du soin par la danse est davantage valorisée, au détriment d’une vision artistique et professionnelle de performeur.ses en situation de handicap. Heureusement, il y a des chorégraphes qui ont le courage et l’audace de mettre sur le devant de la scène des personnes qui sont généralement en marge de la cité. Il faut oser dans la société dans laquelle nous vivons, faite d’image, de performance, de productivité, valoriser des artistes atypiques et différent·e·s. J’ai beaucoup d’admiration et de respect pour tous ces artistes qui « osent » dépasser les lignes établies.

La scène serait donc un miroir de la société ?

En effet, la société n’est pas du tout inclusive, c’est une réalité. On entend de beaux discours sur « la société inclusive » mais il y a bien un fossé entre les paroles et le quotidien que vivent les personnes en situation de handicap. Je me réjouis de constater que nous avons dans la culture des personnes qui permettent à des artistes « en dehors de la norme » de prendre la parole, de pouvoir s’exprimer à travers leurs arts. De quel droit, n’aurais-je pas le droit d’être danseuse ? Parce que je suis privée de l’usage de mes jambes, parce que je ne représente pas l’emblème de la danseuse iconique ? Selon quel principe on m’interdirait le droit au plateau, d’exercer mon métier ? À travers les valeurs que je défends sur scène, j’interpelle les spectateur·trice·s sur des faits sociétaux en laissant une empreinte de ce qu’ils auront vu.

Selon vous, qu’est ce qui fait barrage à cette intégration ? Qu’est ce qui empêche que la situation ne soit pas plus avancée ?

Pour moi c’est avant tout une question de sémantique, de communication, de vocabulaire et de sensibilisation. J’ai une anecdote qui m’amuse à raconter car elle est le reflet d’idées reçues. Je prends souvent le taxi et un jour le conducteur me dit : « Vous êtes belle pour une … enfin ce n’est pas ce que je veux dire … Vous faites quoi dans la vie ? » Je lui réponds que j’étais danseuse. « C’est bien d’avoir un loisir » me répondit-il et ajoute : « Vous êtes rigolote ». J’insiste une deuxième fois en lui disant : « Ce n’est pas une blague. C’est vraiment mon métier. Je suis danseuse professionnelle en fauteuil roulant. » Grand silence… Je lui propose de venir me voir le soir même au théâtre, puisque j’allais jouer au Théâtre du Rond Point. Cet homme, néophyte de la danse, dont le seul repère était peut-être la figure de la danseuse classique, ne pouvait pas imaginer un seul instant que cela était possible : être danseuse professionnelle, en fauteuil roulant.. Quand on y pense, ce n’est pas si étrange que ça. Lorsque nous ouvrons le dictionnaire au mot handicap, on trouve des mots comme limitation, restriction, altération, invalidant. Ces mots nous renvoient à la question d’infériorité et au manque de quelque chose.

Inclure des danseur·euse·s porteur·euse·s de handicap dans des spectacles suffit-il pour faire avancer la réflexion et la conscience collective à ce sujet ?

Ça dépend des spectacles et du propos qu’ils souhaitent véhiculer. Cependant ces créations existent et ont le mérite de soulever des réflexions urgentes à interroger de nos jours. Je reste persuadée que nous pouvons créer des œuvres magnifiques en ayant comme force de propositions des corps différents, monstrueux, atypiques. Des corps qui fascinent, qui intriguent et qui peuvent attirer les regards, bouleversant les idées reçues et la perception de la perfection, de la performance ou encore de la virtuosité. Le potentiel du mouvement est inépuisable et ouvre le champ des possibles de façon souvent inattendue. Il faut être curieux·euse, vouloir chercher des choses qu’on n’a pas l’habitude de voir, aller vers l’étrangeté, ne pas se reposer sur ses acquis sinon, on est foutu. Quand je repense à ces dizaines d’années que j’ai passées dans les centres de rééducation fonctionnelle, je me dis que le chemin était long mais que j’entrevoyais chaque jour la lumière. Une lumière qui était pour moi une promesse d’espoir pour l’avenir.

Comment œuvrez-vous avec l’académie et la compagnie que vous avez fondé pour défendre les artistes en situation de handicap ?

Nous travaillons activement sur un projet qui sera le socle de l’académie Be Together. Nous évoluons par étape et progressivement prenant en compte tous les paramètres possibles afin que ce projet puisse voir le jour. Be Together est un rêve de petite fille. J’aurais tellement aimé que quelqu’un me tende la main en m’indiquant le chemin d’une école artistique inclusive où je puisse m’épanouir au sein de plusieurs disciplines artistiques. Évidemment je ne regrette pas le passé que j’ai eu mais j’espère que la génération de demain aura accès à un parcours plus facile, moins compliqué. J’ai également créé la compagnie All Moov pour développer un travail de créations inclusives. Nous commençons en février 2023 une création participative et inclusive 2024 Pulsations, avec le soutien d’Harmonie Mutuelle, en partenariat avec Anis Gras – le lieu de l’Autre à Arcueil et le Théâtre El duende à Ivry. 2024 Pulsations s’empare de la devise du Paralympisme et de l’Olympisme « l’esprit en mouvement » pour la porter au devant de la scène, l’interroger, et la danser. Qu’est-ce qui nous pousse à nous mettre en mouvement, à nous dépasser ? Qu’est-ce qui fait battre nos cœurs plus vite ? J’ai besoin de m’engager dans des projets qui font sens, qui me permettent de rester vivante et qui font avancer la société.

Vous êtes interprète dans deux pièces de Sylvère Lamotte présentées au festival Faits d’hiver, Tout ce fracas et Danser la faille. Pourriez-vous revenir sur cette rencontre et sur ces deux projets ?

J’ai rencontré Sylvère à un moment de ma vie où j’aspirais à autre chose en danse. Je désirais aller à la rencontre d’autres univers, me confronter à la notion d’effort physique, d’endurance, de dépassement de soi, encore plus fort, plus loin. J’avais envie d’expérimenter le fait de danser avec tout mon corps et non pas seulement avec mon fauteuil roulant. Comprendre la logique de mon corps. Sentir la sensation de mes pieds au sol, éprouver l’ancrage, la verticalité, l’apesanteur, la notion de gravité. Pour moi, l’utilisation du fauteuil roulant sur scène doit être extrêmement bien réfléchie. Elle n’est intéressante que si celui-ci devient un objet scénique au service du spectacle, sinon on risque de vite tomber dans le pathos. J’ai ainsi passé l’audition de Tout ce fracas au même titre que les autres candidates avec cette envie de danser encore plus forte qu’avant. Tout ce fracas est un quatuor, avec les danseuses Carla Diego, Caroline Jaubert, moi-même et le musicien Stracho Temelkovski. C’est une pièce très personnelle qui est chère à mon cœur car elle m’a conduit au-delà de toutes mes espérances, là où encore il y a quelques années on me disait « c’est impossible ». C’est une pièce très physique. À chaque représentation nous dévoilons avec beaucoup de courage autant nos forces que nos fragilités. Grâce au travail de Sylvère, j’ai pu saisir plus finement le fonctionnement de mon propre corps, sa logique si particulière. Nous avons commencé à expérimenter sous forme d’improvisations guidées avec des notions très simples : le corps abandonné au sol, soutenu, porté, etc. Nous avons essayé de créer à quatre un écosystème qui puisse nous soutenir, nous épauler, nous réparer. La notion de vulnérabilité, de corps empêché, chère à Sylvère, se dessine le long de la pièce. Danser la faille est une conférence dansée en duo avec Sylvère dans laquelle nous poursuivons en quelque sorte le travail commencé dans Tout ce fracas. Par delà nos parcours différents, nous cherchons ce qui nous relie pour aborder la problématique suivante : qu’est-ce qu’un corps dansant ? On essaye de trouver des maillons pour répondre communément à cette question existentielle. Sylvère fait écho à ses recherches dans les parcours de soin avec la mise en lumière de certains dispositifs qui interrogent la fragilité, la virtuosité et la légitimité d’être danseur.

Danser la faille est présenté les 4,6,11 et 13 février au MAIF Social Club, dans le cadre du festival Faits d’Hiver
Tout ce fracas est présenté le 7 février à micadanses, dans le cadre du festival Faits d’Hiver

Photo © Caroline Jaubert