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Lorena Dozio, Comme un saut immobile

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 6 février 2023

Comment rendre visible l’invisible ? Comment la voix peut-elle jouer sur nos représentations mentales et visuelles ? La danseuse et chorégraphe Lorena Dozio développe depuis plusieurs années une recherche chorégraphique et sonore qui explore l’écart entre ce qu’on voit et ce qu’on entend. Dans sa nouvelle création Comme un saut immobile, elle poursuit ce travail autour de la parole descriptive, explore la relation entre l’audiodescription et ce qui n’est pas visible sur scène. Dans cet entretien, Lorena Dozio partage les rouages de sa recherche et revient sur le processus de création de Comme un saut immobile.

Vous développez depuis plusieurs années un travail «ayant pour objectif de donner à voir la danse autrement». Pourriez-vous revenir sur les différentes réflexions qui traversent aujourd’hui votre recherche artistique ?

Je suis intéressée par les potentialités du corps et par sa capacité à faire apparaître des dimensions autres, invisibles qui peuvent être purement perceptives, sensorielles, intuitives, qui ne sont ni formelles ni visuelles. Pour moi, le mouvement est un moyen d’accéder à d’autres dimensions, d’autres plans de réalité. Comment partir de soi, de ses propres expériences, des ses observations pour aller en dehors de soi, être le médium d’une autre réalité ? Le corps sur scène, l’enveloppe corporelle visible, est un espace «entre» : entre le corps intérieur et l’espace autour… «Comment rendre visible l’invisible» est un leitmotiv présent depuis le début de ma recherche. Les réponses ont pris différentes formes, que ce soit à travers des dispositifs sonores et technologiques, ou bien par des dispositifs plastiques et aujourd’hui avec la parole et le texte.

Comme un saut immobile est un nouvel opus dans votre projet Audiodanses, une recherche chorégraphique et sonore. Pourriez-vous retracer l’histoire de ce projet et des différents opus qui le composent ?

Audiodanses est un projet chorégraphique et sonore qui considère la danse dans sa capacité à faire apparaître l’invisible et qui explore l’écart entre ce qu’on voit et ce qu’on entend. Avec ce projet, j’aborde la danse à travers l’ouïe, le son et le texte (inspiré entre autres de l’audiodescription). Audiodanses_immatériel a commencé lors du premier confinement et se présente sous la forme de quatre épisodes «immatériels» (deux épisodes audio et deux épisodes vidéo) créés en collaboration avec le danseur Kerem Gelebek et le musicien Kerwin Rolland. À la réouverture des théâtres, nous avons présenté ces quatres épisodes en salle, dans un programme court en live composé des deux épisodes vidéo dansés par Kerem et les deux épisodes audio diffusés dans le noir. Nous avons également présenté ces épisodes audio et vidéo au Festival Ecoute Voir dans un centre d’art sous la forme d’une installation immersive. Avec ce projet, je souhaitais déplacer le point de vue de la danse par les sens. J’avais envie de partager autrement la danse, de faire  en sorte que le·la spectateur·ice participe à la danse, lui laisser la place d’imaginer elle ou lui-même la chorégraphie. Je souhaite partager avec le public toute la partie cachée de la danse, c’est-à-dire le travail physique et mental qui est à l’œuvre pour un·e interprète lorsqu’il·elle danse.

Comment Comme un saut immobile vient-elle poursuivre cette recherche ? Pourriez-vous retracer la genèse et l’histoire de cette nouvelle création ?

Écouter collectivement dans la pénombre était une expérience très intéressante qui est peu courante dans le spectacle vivant. Oblitérer le sens de la vue souvent primordial dans un spectacle et le remplacer par l’ouïe (que ce soit la parole ou le son) est une opération que je trouve passionnante. Dans la continuité de d’Audiodanses_immatériel, j’ai eu envie d’explorer davantage cette relation entre l’audiodescription et la danse au plateau, développer ce travail autour de la parole descriptive. Avec Stéphane Bouquet, qui a collaboré à la dramaturgie et à l’écriture des textes – et qui aujourd’hui est aussi danseur au plateau, nous avons eu envie de décrire ce qui n’était pas visible sur scène, en s’éloignant de l’audiodescription originale qui est pensée pour décrire ce qui est présent sur scène pour les non voyants. À partir de ce premier principe, l’espace de l’évocation et de l’immatériel a pris le dessus, créant un monde parallèle au monde visible : l’espace extérieur, le climat, les paysages ont fait irruption sur scène, ainsi que des présences invisibles et fantomatiques. La relation entre ce qui est là et ce qui est absent a été un des principaux axes de recherche. Pour la première fois j’engage un dialogue avec les disparus et les fantômes. Pendant la création, mon cher ami et collaborateur Carlo Ciceri est décédé soudainement et cet événement a amplifié et marqué toute l’écriture du projet, devenant partie intégrante de mon processus de deuil, de manque, de dialogue avec lui. D’ailleur la dernière musique de la pièce est d’ailleur une de ces compositions, comme s’il s’agissait de le rejoindre, lui,  à la fin ou au moins d’essayer.

Vous collaborez avec le compositeur Kerwin Rolland. Pourriez-vous revenir sur le processus sonore de Comme un saut immobile ? Est-il possible de partager les sources sonores qu’on entend dans la pièce ?

Je collabore avec Kerwin Rolland depuis 2017 et sa présence sur le projet Audiodanses a été d’une grande importance. Nous avons eu envie de poursuivre cette recherche ensemble et d’explorer avec cette nouvelle pièce certaines pistes que nous avions entrevues durant le processus d’Audiodanses, comme l’immersion sonore et la spatialisation des corps sur scène. Après une résidence de recherche au Centre national de Création musicale GRAME à Lyon, nous avons dirigé le travail sur des plans plus perceptif et sensoriels du son que technologiques en privilégiant la spatialisation du son tout autour du public (avec du son 3D) afin de l’inclure dans l’espace sonore. Nous avons également travaillé à partir de plusieurs matériaux sonores pré-enregistrées, notamment deux audios qui décrivent des danses. Le premier est le récit en temps réel du solo de l’Elue dans Sacre #2 de Dominique Brun décrit par la danseuse Julie Salgues. Je tenais à ce qu’il y ait un moment de description pure d’une danse, exogène à ma pièce, comme une présence, un fantôme qui vient nous visiter dans la pièce. Choisir Le Sacre du Printemps était une évidence car cette pièce combine les thèmes de la danse, de la mort et du rituel. Un autre audio diffusé pendant la pièce provient d’un moment de recherche et de pratique sur les états de conscience modifiée, et notamment de transe cognitive développée par Corine Sombrun/Translab. J’étais intéressée par la façon dont nous pouvions décrire ces états de dissociation pendant lesquels nous avons des sensations très fortes, physiques et mentales,  mais garder, en même temps, assez de lucidité pour s’en souvenir et les décrire après coup. Dans cette recherche, j’aime  l’idée que d’autres présences puissent nous animer et nous visiter. Pendant la pièce, j’avais envie qu’on puisse aussi plonger dans ses fantômes intérieurs, dans ces présences, dans des états de corps en grande partie inexplorée. Nous avons cherché, avec Stéphane, à ce que ces présences, ces «ailleurs» apparaissent par les différents langages mis en acte, c’est à dire parfois par mon corps et ma danse, parfois par la parole de Stéphane et parfois par le son de Kerwin.

Comment cette matière sonore a-t-elle participé à l’écriture de la danse ? Pourriez-vous revenir sur le processus chorégraphique de Comme un saut immobile ?

L’écriture de la pièce s’est développée autour de trois médiums, en simultané : danse, texte et son. Au fur et à mesure que nous avancions dans le processus, nous avons toujours tenu compte de ces trois médiums, leur manière de dialoguer et de se superposer, en se complétant, se dissociant, etc. J’ai également essayé de toujours garder en ligne de mire «la pensée en mouvement» et «le corps qui pense» et comment nous pouvions traduire cette dimension au plateau. Lors de la première phase de recherche, j’ai travaillé avec le danseur Kerem Gelebek sur la façon dont un geste pouvait rendre visible des dimensions invisibles mais concrètes, comme des volumes, des objets, des sensations, presque de manière littérale mais en gardant une forme de mystère dans l’écriture. Un des axes de recherche a été d’expérimenter en considérant la lenteur et le mouvement continu afin de se focaliser sur le geste millimétré et de tenir compte de ce qui se passe dans nos appuis, dans nos transferts de poids et à chaque instant reconfigurer le mouvement. Cette nouvelle lenteur induit une modification de conscience subtile qui permet de faire surgir des images, des souvenirs, des rencontres, qui nous guide dans le mouvement et dans la danse.

Conception, chorégraphie, texte et danse Lorena Dozio. Dramaturgie, texte et interprétation Stéphane Bouquet. Création sonore et musicale Kerwin Rolland. Musique Carlo Ciceri, Am Flusse de Ins Wasser. Création lumière Séverine Rième. Espace Yannick Fouassier. Collaboration artistique Kerem Gelebek, Séverine Bauvais. Collaborations au texte et voix enregistrées Julie Salgues, Célia Rorive, Damien Brassart. Développement Sylvie Becquet. Administration de production Anna Ladeira, Sergio Chianca. Photo Edo Dozio.

Comme un saut immobile est présenté les 6 et 7 février au Théâtre l’Échangeur dans le cadre du festival Faits d’hiver