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Lisa Vereertbrugghen, Disquiet

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 1 juin 2023

La chorégraphe flamande Lisa Vereertbrugghen se voue depuis 2014 à une exploration poétique et savante de la techno hardcore. En dépliant son travail à travers des recherches théoriques et chorégraphiques, elle extrait cette musique de son contexte du club afin d’examiner et d’analyser les effets de cette pratique sur son propre corps. Troisième volet de cette recherche au long cours, sa dernière création Disquiet explore l’imaginaire utopique et dystopique de la techno hardcore et de la rave. Dans ce nouvel opus, Lisa Vereertbrugghen se focalise sur la drum’n bass et la jungle et expérimente comment cette musique (dont le rythme se situe entre 160 à 180 battements par minute) peut créer de nouvelles sensations kinesthésiques. Dans cet entretien, elle revient sur son histoire avec la hardcore techno, partage les rouages de sa recherche et revient sur le processus de création de Disquiet.

Comment avez-vous découvert la techno hardcore ?

Je suis la plus jeune de la famille et j’ai été fortement influencée par la musique qu’écoutaient mes deux frères aînés, ma sœur et mes parents mélomanes. Comme de nombreux·ses adolescent·es pendant les années 90, un de mes frères aimait beaucoup le hakken (danse néerlandaise issue de la scène gabber, ndlr.). Il avait seize ans, moi douze, et j’ai toujours ce vif souvenir de lui me montrant les pas dans la cuisine. Quinze ans plus tard, je suis chorégraphe à Amsterdam et je souhaite me challenger à danser plus vite. Je suis de nature assez lente, il me faut toujours du temps pour assimiler et je suis facilement submergée par les sensations. La techno hardcore est si rapide que j’avais envie de l’apprendre à nouveau pour changer mes habitudes de mouvement et me forcer d’aller en dehors de ma zone de confort. Depuis que je mène cette recherche, on me demande souvent si je suis une « vraie » clubbeuse. Je suis en fait une personne très introvertie et je pratique la plupart de mes danses « club » seule dans ma chambre. Je dois avouer que j’aime sortir danser mais j’ai besoin d’un endroit pas trop normatif ou masculin pour que je puisse me sentir à l’aise. Ces dernières années, j’ai longtemps cherché les espaces et les soirées où je pouvais vraiment me laisser aller, puis j’ai fini par trouver des soirées queer où je sens que je peux vraiment me perdre dans la danse. C’est pour cette raison que j’aime aussi parler du hardcore en dehors des clubs, dans un contexte intime : chez soi, dans sa chambre ou au sein d’un petit groupe d’ami·es.

Techniquement, comment avez-vous appris à danser sur cette musique ? Avec un·e professeur·e ? De manière autodidacte en club ?

J’ai surtout appris en regardant beaucoup de vidéos. À cette époque, j’étais à Amsterdam et j’ai pu rencontrer plusieurs « spécialistes ». Toutefois, ces interactions n’étaient pas toujours très évidentes. Pour ces spécialistes, ces mouvements leur sont venus si naturellement qu’il était très difficile de les expliquer et de les enseigner. Je crois que j’ai obtenu plus d’informations en regardant des vidéos. Je pouvais faire pause, revenir en arrière, rejouer… Puis très vite, j’ai décidé de me concentrer sur les détails, en zoomant sur ce qui est le plus souvent négligé dans le hardcore : le cou, les mains, le visage, les coudes… Le petit doigt est aussi important que les jambes. Vous ne pouvez pas le danser sans ressentir ces deux extrémités… Maintenant que je le danse régulièrement depuis plusieurs années, cette pratique fait partie de la mémoire de mon corps : je ne réfléchis plus vraiment à ce que je suis en train de faire, juste je le « sens »…

En tant que danseuse, comment décririez-vous les effets de cette musique sur votre corps ?

La vitesse, combinée à l’intensité du son, fait de la techno hardcore une pratique softcore : une pratique sensorielle qui consiste à ouvrir son corps pour qu’il soit affecté par le son. À 160-200 battements par minute, je n’ai pas le temps de m’exprimer ou de me représenter. Ce qui reste, c’est l’effet direct du son sur mon corps. J’exprime le son, je deviens le rythme. Cet effet est d’ailleurs renforcé par l’intensité du son. Lorsque je danse sur de la techno hardcore, je me rappelle que j’ai un corps, avec divers systèmes internes complexes et des sensations. Je ressens les basses dans mes tripes, je perçois les hautes fréquences sur ma peau. De cette manière, mon corps devient plus souple, plus ouvert à l’influence de son environnement. La rupture est également essentielle dans la techno hardcore. Le flux n’est pas continu, mais brisé par des changements soudains, des éclats et des ruptures. Il est donc impossible de danser en « pilotage automatique ». Les perturbations de la musique ramènent constamment mon attention sur l’ici et le maintenant. Je ne peux pas simplement « suivre le courant ». Pour danser à 200 BPM, il faut être très soft, se laisser pénétrer par le son. Ton « core » doit être ouvert. Il n’y pas de temps pour s’exprimer, ou pour représenter une certaine identité. Le·a danseur·euse devient son. Je considère le hardcore comme une forme de camouflage, au sens où l’entend le penseur surréaliste Roger Caillois : le camouflage serait comme un sorte de désir de se fondre dans son environnement, plutôt que comme stratégie de survie. Je vois cette danse à travers la dimension sociale du clubbing ; c’est une danse collective à travers laquelle les danseur·ses cherchent à devenir un corps collectif. Je développe également une approche sensorielle et matérielle du camouflage : notamment en réfléchissant aux liens qui existent entre le corps du·de la danseur·se et celle du son. Lorsque je danse sur la musique hardcore, j’ai l’impression d’être une pieuvre : comme si mon système nerveux recouvrait chaque parcelle de ma peau, de mon corps et, qu’au contact de la musique, mon corps, ma peau se métamorphosait.

Pour Disquiet, vous avez focalisé votre recherche sur la drum’n bass. Pourriez-vous revenir sur la genèse et l’histoire de cette création ?

Disquiet s’inscrit dans la continuité de mes recherches sur la politique corporelle de la techno hardcore. Après avoir travaillé sur le gabber, j’ai eu envie d’élargir mon vocabulaire de mouvements et mes playlists préférées pour y inclure d’autres musiques et danses. Je me sui intéressé à d’autres styles de musique électronique et de danse qui se qualifient eux-mêmes de «hard», de hardcore ou de hardstyle. Mon attention s’est focalisé la drum’n bass et à d’autres variantes techno qui se qualifient elles-mêmes de hardcore… Mais je n’aime pas vraiment travailler avec des définitions officielles des genres de musique ou de danse, je m’intéresse davantage à la façon dont les gens se perçoivent eux-mêmes ou perçoivent leur musique. J’aime beaucoup la drum’n bass et la jungle et j’étais curieuse de voir comment ce son et cette danse peuvent se rapprocher de la techno hardcore que je connais. L’un des éléments communs à tous ces sous-genres (outre leur vitesse) est la rupture du flux, la perturbation de la régularité par des breakbeats, des pauses et des rythmes complexes.

Comment avez-vous initié le travail de recherche ?

Comme pour mes précédents projets, je me suis d’abord engagé dans une pratique physique puis j’ai réfléchi ensuite à la manière dont je pouvais la traduire en chorégraphie. J’ai toujours cherché et travaillé en pratiquant. J’ai d’abord besoin de sentir, de ressentir dans mon corps, mes muscles, avant d’intellectualiser. J’ai donc commencé le processus de Disquiet en apprenant différents styles de drum’n bass et de hardstyle shuffle, tout simplement en regardant des vidéos de danse sur YouTube. Puis j’ai pratiqué sans relâche pendant plusieurs plusieurs mois… mais le projet à pris du retard à cause de la pandémie et j’ai continué à danser pendant deux ans… Pendant cette période, j’ai beaucoup écouté de jungle et de drum’n bass. Puis lorsque j’ai commencé à comprendre la direction que prenait cette recherche, j’ai commencé à ajouter de la lecture, à nourrir et informer ma pratique de la danse avec des textes théoriques ou poétiques. Et enfin, j’ai commencé à écrire, en essayant de donner des mots à mes expériences physiques.

Pour Disquiet, vous avez d’abord créé des expériences sonores seule puis vous avez collaboré avec avec lartiste Michael Langeder. Pourriez-vous partager le processus sonore de Disquiet ?

Avec Disquiet, je souhaitais me concentrer sur la rupture et le potentiel de perturbation dans le hardcore. La question de la relation entre le son et le bruit (noise) faisait également partie de cette recherche. Entre la chanson, le son, le corps et le bruit (noise) pour être précis. Je considère le bruit comme l’absence d’une structure lisible. Je souhaitais pousser un morceau jusqu’à ce qu’il devienne du bruit. Avec Michael, nous avons imaginé différentes manières d’aborder la musique dans la pièce. Étant un producteur de musique extraordinaire, je lui ai vraiment donné carte blanche. Je lui ai aussi envoyé une liste de mes morceaux préférés pour qu’il puisse s’en inspirer et il est revenu avec des propositions brillantes à partir desquelles nous avons travaillé. Je lui ai simplement donné des indications pour la piste d’ouverture et le dernier morceau de la pièce. Pour les matériaux sonores plus abstraits, ils sont le résultat d’expérimentations réalisées à partir de textes poétiques et de petits morceaux chantés que j’ai enregistrés seule chez moi. J’ai ensuite partagé ces matériaux à Michael et nous les avons retravaillé ensemble en studio pour qu’ils puissent être interprétés en live. Conceptualiser la chorégraphie du son a été un processus extrêmement intéressant mais très complexe : il fallait réfléchir à la manière dont une idée sonore peut se développer dans l’espace et le temps, en utilisant le corps, la voix, le système sonore, l’espace et les corps des membres de l’auditoire.

Vous avez également travaillé sur les ruptures sonores spécifiques à la techno hardcore. Que produisent ces breaks dans votre corps ?

Ces ruptures me ramènent constamment à l’ici et au maintenant. La notion de pause fait partie de ce que je considère comme le potentiel émancipateur du clubbing hardcore. L’interruption, la relâche, est aussi importante que le flux. Non seulement le rythme active mon corps, mais la rupture dans la musique permet également à mon corps de sortir de ses schémas fixes. Je trouve qu’il y a un énorme potentiel politique dans ce type d’activation. Je ressens un certain danger à l’idée que tout le monde danse ensemble sur le même rythme, comme s’il s’agissait d’une sorte de grande machine. Selon moi, le corps individuel est tout aussi important que le corps collectif. Faire un break, abandonner le cours de la danse, choisir de s’interrompre est essentiel. Actuellement, dans l’état de mes recherches, je ramifie cette ligne de pensée vers des concepts d’anarchie et de liberté en tant que variations pour interrompre le flux. Ces constats sont également inspirés du jazz, du noise, du free jazz, etc.

Depuis la pandémie, de nombreux clubs ont fermé leurs portes. Comment voyez-vous la disparition de ces espaces dédiés aux rassemblements et à la danse ?

Aujourd’hui, après plusieurs années de réflexions et de lectures autour de ces pratiques, je considère la techno comme faisant partie d’une longue lignée de danses collectives qui ont été de plus en plus marginalisées dans une société de plus en plus contrôlée. Pour moi, ces espaces-temps de danse existent depuis toujours. Même si les danses et les lieux diffèrent, l’essentiel reste le même : les gens ont toujours organisé le temps et l’espace pour danser collectivement de manière intense. Ce sont des lieux de transgression et d’intimité collective. C’est pour moi intéressant de regarder comment la danse «sauvage» a été de plus en plus réglementée au cours de l’histoire. Déjà lors la seconde moitié du Moyen Âge, il est tout simplement devenu «interdit» de danser en public dans certaines parties du monde. La danse en groupe a été progressivement remplacée par la danse en couple. La danse intime – danser près l’un de l’autre, avec l’autre –  est devenue une pratique que seuls les couples peuvent faire. Je pense que cela en dit long sur notre rapport à l’intimité en tant que société. J’ai l’espoir que ces danses collectives intenses et intimes perdurent et qu’elles ne puissent jamais être complètement régulées.

La culture clubbing semble animer de nouvelles réflexions et pratiques chorégraphiques. Selon vous, pourquoi cet intérêt de la part des chorégraphes aujourd’hui ?

C’est une question complexe et cette réponse ne sera certainement pas complète. Tout d’abord, je pense que les « danses sociales » sont partout aujourd’hui : les clips deviennent viraux, les gens prennent des cours de danse sur leurs temps libres, regardent Danse avec les stars à la télévision… Les danses sociales – qui n’ont au départ pas d’intention artistique – sont désormais très populaires. Pas seulement la techno et la house, mais aussi le hip-hop, le voguing, le krump, le dancehall… Les réseaux sociaux ont permis à ces danses de quitter leurs environnements initiaux. Les jeunes sont en train de rebattre ces cartes avec l’aide de toute une communauté en ligne. Je pense que certain·e·s chorégraphes s’orientent ainsi vers les danses de club car elles sont populaires et démocratiques : n’importe qui peut les identifier et les pratiquer.

Disquiet, concept, chorégraphie, performance Lisa Vereertbrugghen. Son Michael Langeder. Lumières Vera Martins. Regards artistiques Madison Bycroft. Scénographie Ian Gyselinck and Simon van Parys. Photo Maud Samaha.

Disquiet est présenté le 13 juin au Théâtre l’Échangeur dans le cadre des Rencontres chorégraphiques internationales de Seine-Saint-Denis