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Lisa Laurent, how do I

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 31 octobre 2022

Inspirée par ses propres expériences et par l’observation du monde qui l’entoure, Lisa Laurent s’intéresse aux façons déjà existantes de considérer, imaginer et percevoir le corps et la sexualisation du corps dit féminin. S’interrogeant sur les mécanismes de regard en place dans notre société, et plus particulièrement sur l’omniprésence des représentations biaisées par la domination patriarcale, la danseuse et chorégraphe imagine avec sa nouvelle création how do I un dispositif immersif qui met en exergue la relation regardé-regardant et comment son corps peut être à la fois objectivé et un outil d’émancipation. Dans cet entretien, Lisa Laurent revient sur les enjeux de sa recherche et sur le processus de création de son nouveau solo how do I.

Votre travail semble prendre part à un mouvement général qui s’inscrit dans un discours féministe. Pourriez-vous revenir sur les différentes réflexions qui traversent aujourd’hui votre recherche artistique ?

Je travaille autour d’expériences que j’ai vécues – je les observe et les décrit. Mes réflexions dans ma recherche artistique sont ainsi influencées par ce que je vis et ce dont je suis témoin. J’envisage ma dernière pièce how do I comme une quête identitaire, mon corps comme un outil d’émancipation et j’utilise mon moi performatif pour trouver des réponses à mon moi social. Dans ma pratique, je cherche à créer un espace où il est possible, pour les spectateur·ice·s de réfléchir à leur manière – consciente et inconsciente – d’observer mon corps et son évolution/traitement dans l’espace. Je crois qu’une des notions les plus importantes dans mon travail est de faire interagir mon intimité avec un espace performatif.

Votre création how do I s’inscrit dans une démarche de « re-questionnement des perceptions sexistes et patriarcales du corps et de la relation regardé-regardant ». Pourriez-vous revenir sur la genèse et l’histoire de ce solo ?

J’ai commencé à réfléchir à ce solo pendant le premier confinement en mars 2020. Je venais de vivre une histoire de harcèlement sexuel et l’enfermement forcé et l’arrêt total de mes activités a fait surgir des questionnements profonds sur la relation à mon corps et la perception que j’en avais. J’avais perdu toute estime et toute pensée positive à son égard et il m’était très difficile de continuer à envisager mon corps comme outil principal de ma pratique. J’étais arrivée à une incapacité de me concevoir autrement que comme une surface sur laquelle chacun·ne pouvait projeter ses désirs de tout ordre. Lorsque la vie a repris son cours, j’ai ressenti une urgence de me réapproprier mon corps, d’en redevenir maîtresse, de me reconnecter à ma pratique physique et artistique. J’ai voulu inverser ces sensations, qui me traversaient depuis plusieurs mois et réfléchir à une enveloppe charnelle qui m’est propre, dans laquelle je me reconnais et où j’existe pleinement. J’ai commencé à m’intéresser aux façons déjà existantes de considérer, imaginer et percevoir le corps et la sexualisation du corps dit féminin. J’ai réalisé que j’avais besoin de déconstruire ces représentations pour pouvoir, par la suite, reconstruire la perception de mon corps. Je suis arrivée à la conclusion que ce travail de déconstruction devait dépasser le stade théorique et passer par une expérience physique.

Comment s’est engagé ce travail de déconstruction ?

Cette expérience de harcèlement m’a poussée à réfléchir sur le regard masculin et plus particulièrement sur l’omniprésence des représentations biaisées par la domination patriarcale. Majoritairement pensées par des hommes cisgenres, on retrouve ces images dans la publicité, au cinéma, sur nos écrans et continuent d’alimenter l’imaginaire collectif sur le corps dit féminin. Cette prise de conscience m’a fait réaliser que ces dites représentations n’étaient pas en adéquation avec ma perception de mon corps. À mes yeux, ces représentations perpétuent les rapports de dominations patriarcaux en place et l’idée que le corps dit féminin se doit de répondre aux désirs et aux besoins des hommes cisgenres hétérosexuels. Je me suis questionnée sur l’idée même de sexualisation, sur la notion du beau et sur les mécanismes de regard en place dans notre société. Voulant aller à l’encontre de ces systèmes de représentations, je me suis questionné sur l’importance du corps comme objet intime interagissant dans un espace social et sur l’importance, pour moi, de me le réapproprier dans l’optique de générer des images faisant intimement sens. Lors de mes recherches, j’ai rencontré les écrits de Laure Mulvey et Iris Brey sur le male gaze et female gaze ainsi que ceux de Camille Froidevaux-Metteriela sur la révolution du féminin. Ma rencontre avec La Ribot a également été cruciale, elle a remis en question mon rapport avec mon corps de danseuse issue d’une formation académique et m’a permis de penser mon corps comme un objet politique et libre.

Pour how do I vous vous êtes réapproprié des codes sexistes et patriarcaux dans le but de redevenir maître de votre propre corps et de son image. Comment avez-vous transposé et mis en pratique ces notions lors de votre processus de recherche ? 

Je voulais passer par des figures de représentations traditionnelles afin de déconstruire et de produire de nouvelles images selon ma propre vision. C’est un principe d’écriture que j’ai déjà utilisé dans ma première pièce Pas de deux (co-créée avec Mattéo Trutat en septembre 2020, ndlr) dans laquelle nous proposions une relecture de la structure d’un pas de deux classiques à travers des images issues de la culture pop. Dans how do I, j’ai choisi de travailler autour des corps dans la peinture de la Renaissance italienne, plus précisément les représentations des nus féminins. Je suis partie d’une étude comparative de deux œuvres qui met en exergue une évolution des façons de percevoir le corps et de le montrer : La Vénus Endormie de Giorgione et La Vénus d’Urbin de Titien. Le premier tableau reprend les codes traditionnels de ce courant pour peindre le nu tandis que le deuxième instaure de nouveaux éléments qui introduisent une notion frontale de sexualisation et d’objectivisation du corps. Autrefois contemplée, admirée et inaccessible, la femme devient, chez Titien, accessible, consciente d’être regardée et représentée dans le seule but de s’offrir et donner du plaisir à celui/celle qui regarde. En parallèle à cette étude, je me suis penchée sur les notions de male gaze et female gaze au cinéma. Ces théories m’ont permises de décoder et d’analyser les différentes manières de concevoir le corps dit féminin et de me donner des clés de compréhension pour appréhender une nouvelle façon de percevoir, imaginer et montrer mon corps. Je souhaitais aussi travailler autour de notions purement physiques qui sont souvent, de façon clichés et sexistes, rattachées à un corps sexualisé. Je me suis ainsi intéressée à l’ondulation. J’ai cherché de nouveau à déconstruire ce principe physique dans le but de le reconstruire et de l’appliquer à mon corps en constante évolution.

Comment avez-vous traité chorégraphiquement ce matériel ? Pourriez-vous partager le processus chorégraphique de votre solo ?

Le processus chorégraphique s’est déroulé en plusieurs étapes. J’ai d’abord créé un catalogue de mouvement alimenté par des poses de corps extraits de différents tableaux de la Renaissance italienne. Cet assemblage m’a permis de travailler les références picturales pour les mettre en mouvement et de partir d’éléments existants pour tendre à de nouvelles représentations. Le catalogue est utilisé comme un appui qui me permet de faire évoluer mon corps et qui conscientise des manières traditionnelles de percevoir ce dernier. À cette notion a été ajoutée un travail autour du drap blanc : la matière me permet de dévoiler/cacher/suggérer/montrer certaines parties de mon corps et de transformer visuellement ce dernier. Le drap ouvre un imaginaire très large : le sens d’interprétation reste ouvert, il existe par l’entremise du regardant. Dans un premier temps, le corps performe avec les vestiges de codes de représentations traditionnels pour évoluer à une performativité nouvelle, qui m’est propre et dont je suis maîtresse. Cette performativité nouvelle est pensée comme une naissance, une redécouverte du corps et de ces sensations : un corps qui tente de se construire sous le regard du public. Il est à la fois puissant et vulnérable. Je souhaite faire émerger la sexualisation de mon corps par des biais qui ne répondent pas à l’imaginaire collectif. J’ai aussi énormément travaillé autour de la manière d’adresser mon regard au public. Il était clair que je souhaitais inclure, autrement que par la relation d’artiste-public, celui·celle qui me regarde et de l’inviter à prendre pleinement part à l’expérience que je suis en train de traverser.

Vous invitez le public dans un dispositif circulaire, inspiré des plafonds d’églises italiennes. Vous y performez au centre et dans les gradins, avec les spectacteur·ice·s. Comment ce dispositif et cet espace se sont-ils formalisés ?

Pour cette pièce, j’ai voulu créer un espace hors du temps. Je voulais que le public fasse partie intégrante de la scénographie et se trouve au plus proche de mon corps. L’espace a été pensé comme un endroit intime, que je recouvre de draps blancs, pour en cacher ses véritables formes et permettre à chacun.ne de se l’approprier. Dans une forme octogonale, les spectateur·ice·s sont au plateau et m’entourent de toute part. Ce dispositif me permet de proposer une expérience différente à chacun.ne grâce à la différence de point de vue. Le dispositif a aussi été pensé de manière que les personnes présentes se sachent regardées en retour dans le but de sortir d’une relation unilatérale qu’invoque un dispositif frontal.

How do I, conception et interprétation Lisa Laurent. Assistanat Hugo Chanel. Regard extérieur Thibault Lac. Musique Être Peintre. Lumières Alice Panziera. Coproduction Pavillon Adc,  L’abri Genève, TU – Théâtre de l’Usine à Genève. Soutiens Loterie Romande. Photo DR.

how do I est présenté du 1er au 3 novembre à L’Abri à Genève dans le cadre du festival Emergentia
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