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Ève Magot, Le temps de rien

Propos recueillis par Mélanie Drouère

Publié le 9 mai 2022

Peep-show : si la signification française recouvre exclusivement des spectacles du champ érotique ou pornographique, le mot anglais (de to peep : « jeter un coup d’œil » et show : « spectacle ») désigne un spectacle vu par une seule personne à travers une interface à effet de loupe. Avec Le temps de rien, qui propose un temps à deux – entre une spectatrice ou un spectateur et une performeuse ou un performeur -, Ève Magot se saisit de l’origine du mot pour en revenir à la plus authentique simplicité des rapports humains, en un moment incomparable et secret.

Ève, quelle est l’origine de ce projet assez radical : danser pour une spectatrice ou un spectateur unique, à travers une surface vitrée, au-dessus d’elle ou lui ?

En réalité, il y a longtemps que j’ai conçu la « boîte » qui va servir au dispositif, parce que, précisément, je rêve depuis des années (j’aurais aimé le faire pour Des Paradis ou La Poursuite du Cyclone) d’être au-dessus des gens, de rendre visibles la peau, les couleurs du corps, ou les appuis et les transferts d’appuis, c’est-à-dire l’empathie au sens propre, au sens du concept de neurones miroirs qui agit dans le sport, par exemple, où, lorsque nous regardons des gestes exécutés par des sportifs, nous nous mettons parfois à les reproduire en les regardant. Il y a quelque chose qui se communique avec le seul fait de regarder, une forme de connexion de nos systèmes nerveux qui s’opère, et c’est exactement ce que je voudrais atteindre par la danse ou la performance. Or, comme je n’ai pas les moyens de la Biennale de Venise (Ève fait ici référence à Faust, performance d’Anne Imhof, au Pavillon Allemand, lion d’or de la Biennale de Venise en 2017, ndlr) et je me suis très souvent demandé comment je pourrais danser au-dessus des gens par le truchement d’un simple filtre transparent, leur donner à regarder par-dessous tout en leur offrant une position de détente, comme à la plage, ou lors d’une sieste. Est alors survenue la pandémie : nous n’avions plus le droit de travailler et je me suis lassée d’attendre de trouver des soutiens pour ce projet – qui, à l’endroit des structures d’accueil possibles, rencontrait clairement l’obstacle de ne concerner qu’un petit nombre de spectateurs-. Par ailleurs, quand j’ai vu fleurir jusque chez Franprix des plexiglass partout (rires), là, j’ai alors décidé de l’autoproduire avec La Fronde, notre plateforme de coopération artistique construite avec Nina Santes. J’ai construit une première boîte et fait une première résidence avec le soutien de la Chambre d’eau au Favril, et j’ai invité une photographe, Céline Croze, à venir faire une résidence de création photographique, ainsi que Calixto Neto, performeur, pour initier une première recherche dans cet essai de dispositif. 

Quel a été le résultat de ce premier essai ? 

C’était génial. Nous avons pu observer que ce dispositif très simple permettait de faire émerger énormément d’émotions. Je ne m’attendais pas à un tel surgissement. Mon idée de départ était simplement de s’offrir et d’offrir du temps, parce que nous sommes dans une ère où il la surcharge est de mise ; le nombre de burn out témoigne d’un espace / temps où c’est le travail qui finit par nous conférer une existence, et qui nous demande paradoxalement – en tout cas dans notre milieu – d’être productifs avec peu d’argent. Dans un système où il me semble que nous nous abimons beaucoup, j’avais envie de proposer un « temps de rien », juste pour être ensemble. C’est très simple, mais de grandes charges émotionnelles passent par le regard. Bon nombre de personnes m’écrivent en ce moment sur les réseaux sociaux pour me dire que ce projet les intéresse mais les intimide trop. En réalité, quand les gens viennent, ce qu’ils voient, ce qu’ils ressentent, c’est de la douceur, c’est de la tendresse, parce qu’on s’est donné de l’amour. 

Ce Temps de rien n’est pourtant pas un temps pour rien et, en ce sens, il semble que votre projet concorde avec la notion du loisir ou du temps libre au sens grec. Étymologiquement, scholè qui voulait dire temps libre est aussi la racine du mot « école ». Réinterprété par Pierre Bourdieu, il s’agit d’un « temps libre et libéré des urgences du monde qui rend possible un rapport libre et libéré à ces urgences, et au monde ». Votre expérience artistique s’ancre-t-elle dans cette filiation philosophique ?

Je n’ai pas de formation spécifique en philosophie et j’ai acquis bon nombre de mes connaissances par mes expériences et mes recherches personnelles. C’est probablement cette trajectoire un peu particulière qui fait que la survalorisation de l’érudition continue de me rebuter. Je pense que le référent et la connaissance n’ont pas à prendre le pas sur le vécu et l’expérimentation. Quoique j’aie des références qui me sont chères et précieuses, ma pratique principale consiste à traverser, sentir, comprendre le monde à travers mon système sensible, puis à partager mon exploration. Donc s’il y a ici philosophie, c’est plutôt celle du randonneur ou de la randonneuse, qui part sur les chemins, contempler. D’ailleurs, j’ai commencé une formation pour être guide en moyenne montagne, et je pensais à mon projet, dans lequel il s’agit aussi de regarder un paysage, un paysage corporel. J’ai beaucoup dansé dehors et la plupart de mes pièces ont d’ailleurs une version en plein air. J’ai toujours adoré la couleur que donne aux pièces un espace qui n’est pas orthonormé comme une salle de spectacle ou une salle de sport. Des sons et des visuels surgissent au hasard de la nature. Pour Le temps de rien, il s’agit pour le spectateur, de la même manière, de plonger dans sa propre rêverie philosophique et de contempler un paysage qui n’est pas qu’un paysage, mais aussi un sujet : c’est une chair qui se dépose, un visage qui s’écrase, devient peut-être monstrueux, une peau qui change de couleur, une être avec son histoire…

Avant que ne débute cette expérience à deux, comment l’accord se contractualise t’il entre le ou la performeuse et le spectateur ou la spectatrice dans ce dispositif ?

C’est une question essentielle, et j’utilise à cet égard les termes de donneur et receveur en rapport avec la roue du consentement. Au départ, ce protocole suit mon cheminement personnel : comment je veux me montrer ? Qu’est-ce que je veux donner de mon intimité ? Quel est mon rapport à mon corps ? Dans cette parenthèse où je souhaite faire du bien, prendre soin d’une personne, de nombreux scénarios sont possibles, ceux-là mêmes que j’ai pu tester avec une quarantaine de personnes, pour éprouver la pièce avant de la transmettre aux trois autres performeuses et performeurs qui vont y travailler. Car c’est un peu la même question à cet endroit des « donneurs » : qu’est-ce que je transmets ? A moi-même, je peux tout demander, je connais mes limites. Mais comment donner un cadre aux autres, à la fois aux receveurs mais aussi aux donneurs ? Moi, par exemple, aller dans le champ de la sexualité m’intéresse, me stimule, c’est selon moi un changement possible des codes sociaux, ce qui n’est pas forcément le cas de mes complices. Tout ce protocole est précisément en train de se définir, car nous en sommes au début du projet ; je considère l’invitation des Rencontres Chorégraphiques comme une belle chance, mais selon moi, ce sera une avant-première, car tout n’est pas encore arrêté, notamment ce dispositif d’accueil et de sortie de l’expérience. Le temps de verbalisation avant la performance, de présentation du panel des possibles, est extrêmement important. Après la performance, nous avons aussi un temps partagé d’after care avec la personne pour ne pas la laisser repartir dans la vie civile sans avoir parlé de nos ressentis.

Qu’est-il ressorti de votre mise à l’épreuve de cette forme d’accueil avec les premières personnes ?

Quand j’explique aux gens l’amplitude possible de cette expérience et que c’est à nous, ensemble, d’en choisir la tonalité, tout en précisant bien qu’à tout moment, ils peuvent intervenir pour la réajuster, la plupart me répondent : « je ne sais pas », ce qui est selon moi tout à fait à l’image de notre société, dans laquelle nous ne savons pas toujours comment exprimer nos désirs. Et je m’inclus dans ce réflexe, au sens où je n’ai découvert qu’à 36 ans que je ne savais pas exprimer mes désirs, qu’ils n’avaient jamais été centraux dans mon apprentissage, bien moins que répondre aux désirs des autres. Si l’on veut raccourcir ou zoomer, je prends conscience que demander : « qu’est-ce que tu veux ? » peut faire violence, surtout dans un contexte – ici, une performance – où la personne a l’habitude d’être « passive », de ne rien décider. Cette seule observation est complexe et très intéressante. 

Dans votre projet, où situez-vous la frontière entre la danse et la sexualité, l’artistique et l’érotique ? 

On m’a conseillé plusieurs fois de ne plus utiliser les mots « sexe » ou « sexualité » lorsque je parle de mes projets artistiques, – le mot fait trop peur -, donc si vous le voulez bien, nous allons parler de lisière avec l’érotisme (rire). Je danse, dans un canevas assez précis, plutôt simple et lent. Je me laisse regarder. La personne est parfois gênée, mais il y a surtout des sourires, et des larmes. Moi-même, j’ai pleuré pendant une performance. J’ai toujours l’idée que c’est moi qui donne et qui suis en contrôle, mais, de fait, mes propres émotions surviennent, parce que c’est ma vulnérabilité que je mets en jeu. J’ai aussi eu une expérience « érotique » au sein de la performance, avec une personne qui avait clairement ouvert cette possibilité. Car il va de soi que je n’irai pas dans des endroits qui ne sont pas nommés, je n’irai jamais dans les zones grises qui participent à alimenter la culture du viol. La plupart du temps (pour moi), c’est très doux, et très peu érotique. De mon côté, j’ai l’idée de la sexualité comme énergie vitale, comme élan de la transformation. La puissance du désir et du plaisir comme vecteur de lien avec le monde et avec les autres est essentielle dans mon travail, et je le reconnais enfin, et l’assume depuis Dans le Mille. Auparavant, j’en avais peur, le terrain du sexe, du plaisir, du désir étant resté extrêmement tabou dans le monde de l’art contemporain, en tout cas en arts vivants.

Travaillez-vous également dans le domaine et les milieux des danses dites sexy et quelle différence faites-vous entre les types de travail ?

Je fais beaucoup de danse sexy. Lap dance, strip, ce sont des danses que je pratique avec beaucoup de plaisir, mais je ne peux pas danser dans des clubs de strip à proprement parler, parce qu’en tant que personne transfem, il n’y a pas de place pour mon corps et sa désirabilité dans ces endroits cishétéronormés, où majoritairement des femmes cisgenre dansent pour des hommes cisgenre. Bien entendu, mon dispositif me rappelle une sorte de peep show. Il y a plusieurs formes de couches qui décalent le projet des formes dramatiques habituelles… Une question m’intéresse particulièrement : celle des frontières de la légalité du travail du corps. À partir de quand un travail du corps est autorisé et à partir de quand n’est-il plus légal ? Et perçu comme moral ou amoral ? Les questions de la danse connectée aux sexualités m’intéressent beaucoup, quoiqu’en réalité, nous sachions où est le curseur… Ça m’intéresse d’autant plus à la lumière des luttes des travailleurs et travailleuses du sexes qui se battent pour la reconnaissance de leurs métiers et des droits qui devraient y être associés (les lois viennent d’ailleurs enfin de changer en Belgique).

Comment considérez-vous la place de question de l’exposition et de la vulnérabilité de votre corps dans vos projets artistiques au moment même de votre transition ?

C’est une question que j’ai commencé à traverser avec Dans le Mille, et qui est de plus en plus présente, car ce sont des projets que j’ai impulsés à un moment où je n’avais pas encore accueilli consciemment en moi la transidentité. Cela faisait des années que ces interrogations étaient au travail, mais j’essayais de les maintenir « à côté » de moi, pour ne pas avoir à gérer les conséquences… Et, à présent, oui, je vais faire des projets avec un corps qui change, à un moment de ma vie où, en tant que personne trans, je ne passe pas, mais j’ai les seins qui poussent et un système génital qui est reconnaissable d’une certaine façon : un corps de personne trans, avec sa beauté mais aussi dans la transphobie dans laquelle on évolue. Donc, je n’ai pas de réponse, j’essaye de ne pas avoir de peurs à cet endroit-là. Je ne sais pas encore si cette part autobiographique se joue vraiment dans mes projets, sans doute en partie, mais il faut que je l’explore, ou plutôt que j’en laisse le ressenti se modifier en moi. 

Qui sont vos collaboratrices et collaborateurs dans ce projet ? 

J’ai deux complices qui viennent du même champ de l’art chorégraphique et de la performance : Calixto Neto et Luara Raio, et Caroline K.Lavender, qui est une collègue artiste, performeuse et stripeuse. Un jour, Caroline et moi discutions et elle m’a exprimé sa déception de n’avoir jamais pu faire de danse contemporaine et, lorsque je lui ai demandé si elle trouvait que cela avait plus de valeur que le strip, elle m’a répondu que oui. Je suis touchée par le fait que nous ayons intégré ces valeurs, y compris les personnes qui sont concernées. Ce dialogue a ouvert un espace en moi, qui m’a donné envie de l’inviter à nous rejoindre avec ses démarches et ses pratiques. Il faut savoir que danser pour une personne, dans le lapdance par exemple, savoir jouer avec un regard posé sur nous, demande des compétences spécifiques, exige des ressources particulières et des techniques précises. J’ai beaucoup de chance qu’ielles me fassent confiance et me rejoignent avec leurs parcours multistrates – Caroline a aussi fait les Beaux-Arts, Calixto et Luara qui viennent du Brésil et travaillent entre autres sur l’exotisation des corps des personnes noires. Nous sommes des surfaces de projections et portons des archétypes de représentations des corps dans lesquelles nous sommes baignés dans nos structures sociales. C’est pourquoi l’intention que je pose avec cette merveilleuse équipe, c’est de trouver à établir ce qu’on a de commun et ce que chacune a à dire spécifiquement aux gens que nous allons accueillir.

Le Temps de Rien, conception et chorégraphie Ève Magot. Performance Ève Magot, Caroline K. Lavender, Luara Learth Moreira, Calixto Neto. Régie générale Bia Kaysel. Construction William Bastard et Metarc SAS. Photo ©Vincent VDH.

Le Temps de Rien est présenté le 11 juin à Mains d’Œuvres dans le cadre des Rencontres chorégraphiques internationales de Seine-Saint-Denis.