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Jonas Chéreau, RÉVERBÉRER

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 31 janvier 2023

Situé à la lisière de l’expérimental et de l’absurde, le travail du danseur et chorégraphe Jonas Chéreau explore la danse comme un terrain de fabrication poétique, guidé par un goût certain pour le burlesque. Avec sa nouvelle création R É V E R B É R E R, il se focalise sur le lien intrinsèque entre la danse et la lumière et s’inspire de l’ombromanie, art apparu au 19ème siècle qui consiste à créer des ombres projetées en plaçant les mains dans le faisceau lumineux, pour en détourner les effets et imaginer les jeux chorégraphiques d’une communauté d’éblouis et d’extra-voyants. Dans cet entretien, Jonas Chéreau partage les rouages de sa recherche et revient sur le processus de création de R É V E R B É R E R.

Dans votre nouvelle création R É V E R B É R E R, nous pouvons retrouver certains motifs déjà présents dans votre première pièce Baleine : le burlesque, le regard, la perspective, l’artisanal… Pourriez-vous revenir sur les différents éléments qui caractérisent votre travail, les réflexions qui traversent votre recherche artistique ?

La perspective, oui, j’aime particulièrement ce mot pour essayer de définir mon travail. En effet, je crois qu’inventer des danses, c’est tenter de donner accès à des points de vue. Je conçois la scène comme un lieu d’horizons alternatifs permettant une créativité à l’infini. Lieu où toutes les apparitions sont possibles et où la liberté est devant nous. Un espace de réflexion qui tente d’élargir l’espace des pensées. Ce terrain de fabrication poétique pousse à réfléchir autrement, à se positionner, se repositionner et à entrer dans une relation critique. J’imagine mes pièces comme des surfaces de projections sur lesquelles on pose un regard. L’intérêt étant de laisser ouvertes les possibilités de lectures, faisant cohabiter les strates de sens, les enchevêtrements de signifiants afin qu’ils puissent être lus dans un sens ou dans un autre. Mes spectacles se situent à la lisière de l’expérimental et de l’absurde, s’amusant des oppositions pour laisser le burlesque prendre place entre les corps, entre les mots. Avec mon premier solo Baleine, le point de départ était mon désir de faire entrer les variations atmosphériques à l’intérieur du théâtre. Par le corps, les mots, les émotions mais aussi avec des tours de magie « faits maison » qui relient à une certaine part d’enfance, j’aime entretenir une relation artisanale au spectacle en m’appuyant sur des techniques traditionnelles voire ancestrales du rapport à la représentation. J’ai toujours écrit par rebond, une création en appelant une autre. Avec R É V E R B É R E R, cette fois une pièce de groupe, je viens zoomer sur ce petit théâtre construit à la fin de Baleine, comme pour me rapprocher de plus en plus de ce que je recherche : observer ce qui observe en nous.

Pourriez-vous retracer la genèse et l’histoire de cette nouvelle pièce ?

Au départ, j’ai découvert un article qui s’intitule « Revoir les étoiles, naissance d’une revendication » paru en août 2019 dans le Monde Diplomatique écrit par le sociologue Razmig Keucheyan dressant un état des lieux des nuisances de l’éclairage dans les sociétés modernes. Cet article m’a interpellé, notamment car il évoque des lieux qui défendent le droit à l’obscurité. Peu de temps après, je suis allé au théâtre mais je n’ai malheureusement pas pu voir les dix premières minutes du spectacle qui se passait dans une certaine obscurité. Devant moi, dans le public, des personnes utilisaient leurs téléphones portables. La luminosité des écrans ne me laissait pas avoir accès à la scène. Situation paradoxale de ne rien y voir au théâtre ! R É V E R B É R E R part du désir d’explorer le lien indissociable entre la danse et la lumière. La présence ou l’absence de lumière permet de voir ou non la danse. Comment voit-on ? Que voit-on ? Qu’est-ce que l’on ne voit pas ? Comment la lumière montre ou cache les corps ? Qu’est-ce qui parfois nous aveugle ? Le regard est donc devenu le protagoniste central de la pièce. Le regard comme un contexte de transformation, voire comme un espace de rencontres.

Comment avez-vous partagé votre monde et cette recherche à votre équipe ?

J’ai eu le désir de commencer ce projet dans un endroit où l’on peut accéder à la nuit noire et où il est possible de voir les étoiles. Cela a été possible grâce à l’accueil des Bazis, en Ariège. Cette première résidence a été l’occasion de transmettre mes intuitions chorégraphiques à Pauline Brun, Estelle Gautier et Marcos Simoes qui interprètent cette pièce à mes côtés. Nous avons recherché à partir du noir, matérialité puissante qui offre une multitude de possibilités pour imaginer. L’obscurité pouvant être un lieu d’émancipation, un lieu où la pensée peut se déployer et où à tout moment le monde peut surgir. Le noir permet notamment de faire advenir des illusions. Mais le noir n’existe pas sans la lumière. J’ai donc rapidement saisi que l’espace de jeu se situait entre la lumière et l’obscurité considérant nos propres ombres comme des espaces habitables. En parallèle de la recherche chorégraphique, nous avons imaginé avec le musicien Christophe Albertijn des principes de réverbération du son. L’écho, phénomène naturel de réflexion d’une onde devient par moment l’ombre du son et fait ainsi naître de la musique.

R É V E R B É R E R a pour unique source de lumière un petit rétroprojecteur posé à l’avant-scène. Grâce à cet objet, vous créez tout un monde imaginaire, des situations burlesques… Pourriez-vous revenir sur l’histoire de cet objet et comment vous avez expérimenté avec ?

Pour cette pièce, j’ai imaginé un dispositif lumineux très minimal. En effet, nous sommes éclairés la plupart du temps par l’ampoule du rétroprojecteur. Celui-ci est mobile et manipulé physiquement par les interprètes. Habituellement, cet appareil permet de projeter des images grâce à un miroir qui transforme un faisceau lumineux vertical en un faisceau horizontal. Mais dans R É V E R B É R E R, les images sont projetées uniquement dans l’œil du public. Enfant, j’étais très sensible aux reflets de lumière. Souvent, je jouais avec un miroir dans la rue pour éclairer le paysage avec les rayons du soleil. Depuis mes débuts dans la danse, j’ai toujours aimé observer le mouvement des éclairagistes réglant les projecteurs. J’y entrevois des danses. D’ailleurs, j’ai eu la chance dans mon parcours d’interprète et chorégraphe de collaborer avec des éclairagistes merveilleux·se·s et très inspirant·e·s, notamment Abigail Fowler. Cette pièce est aussi un hommage à ces collaborateur·trice·s de « l’ombre » qui transmettent tellement et contribuent à la danse. L’histoire de l’éclairage au théâtre m’a beaucoup inspiré pour R É V E R B É R E R. Telle une fresque au travers les époques, on peut y entrevoir le mythe de la caverne et apercevoir des carnavals du Moyen-Âge. Mais aussi de l’ombromanie, art apparu au 19ème siècle qui consiste à créer des ombres projetées en plaçant les mains dans le faisceau lumineux. Je détourne les codes de cet art jusqu’à nous transporter dans un univers de science-fiction psychédélique.

Comment s’est formalisé la danse de R É V E R B É R E R ?

L’idée était d’aborder l’action de voir comme une action de contact. Comment les corps entrent en contact avec la lumière mais aussi en relation avec l’obscurité ? Voir ce qui nous touche et être touché par ce qui est vu. Observer et toucher constituent le terreau chorégraphique de la pièce. Les corps y sont à la fois visibles et voyants. Ils peuvent regarder tout en étant vus. Le toucher étant un moteur de la danse, les mains y ont une place toute particulière. La danse se nourrit des effets et sensations procurés par la lumière tant physiquement qu’émotionnellement. Le mouvement dansé est généré par la notion de jeu, le jeu comme moteur et comme cadre. J’aime y laisser apparaître les règles en poussant les personnes qui regardent à s’interroger sur ce qu’i·elle·s ont vraiment vu ? Je souhaite que la chorégraphie se construise à partir de la manipulation physique de la lumière. Cette « lanterne magique » vient cadrer ce qui est visible ou non. Les mouvements de lumière devenant un langage, une danse à part entière. Une source lumineuse orientée de telle ou telle manière altère la vision que l’on a d’un corps et permet de faire émerger des illusions et d’en montrer leurs fabrications. Jouer en trompe-l’oeil. Avec un goût pour la multiplicité, l’idée étant de faire advenir une polysémie des images.

En parallèle de l’écriture de R É V E R B É R E R, vous avez développé des exercices qui s’inspirent de pratiques somatiques liées à la vision afin de proposer un état altéré. Pouvez-vous nous en dire plus sur cette pratique et comment elle a nourri le processus de la pièce ?

Oui, j’ai été très inspiré par des pratiques de yoga des yeux. L’idée originelle de ces pratiques est de trouver une vision intérieure, une vision profonde du monde. D’ailleurs, la pièce commence par un temps d’immersion pour l’oeil qui invite les spectateur·trice·s à accéder au noir et à entrer en contact avec la lumière. La scène devenant un espace de perception comme le serait un soin pour les yeux. Il y a toujours une face visible et une face cachée, une part d’inconscient dans mes pièces. Dans nos rêves, nous regardons les yeux fermés. Comme les premières lettres du titre l’évoquent, j’imagine ce monde onirique comme un espace pour R Ê V E R.

R É V E R B É R E R, vu au kunstencentrum BUDA dans le cadre du NEXT festival. Conception Jonas Chéreau. Interprétation et lumière Pauline Brun, Jonas Chéreau, Estelle Gautier, Marcos Simoes. Assistant·e·s à la dramaturgie Valérie Castan, Marcos Simoes. Son Christophe Albertijn. Régie Vic Grevendonk. Costumes Marcos Simoes. Administration, production, diffusion MANAKIN Lauren Boyer, Leslie Perrin et Adèle Tourte. Photo © François Ségallou.