Photo Photo © Isabel Ortiz Carvajal

Portraits d’été : João dos Santos Martins

Publié le 21 août 2017

Pour certains, l’été rime avec pause bien méritée ; pour d’autres, il se poursuit au rythme des festivals. Quoi qu’il en soit, cette période constitue souvent un moment privilégié pour prendre du recul, faire le point sur la saison écoulée et préparer celle qui s’annonce. Nous avons choisi d’accompagner ce temps suspendu en proposant, tout au long de l’été, une série de portraits d’artistes. Qu’ils soient figures confirmées ou talents émergents du spectacle vivant, toutes et tous ont accepté de partager un moment d’échange à travers une série de questions-réponses. Cette semaine, rencontre avec João dos Santos Martins.

Quel est ton premier souvenir de danse ?

C’est difficile de remonter au-delà d’un certain moment. J’ai pensé demander à ma mère, mais ce ne serait plus ma mémoire à moi. Je me souviens d’avoir fait partie d’un petit groupe de danse, on avait huit ou neuf ans, et on préparait des chorégraphies. Pour une fête de fin d’année à l’école, on avait dansé sur une chanson d’un célèbre groupe pop portugais, Santamaria. Dans le clip, ils étaient en jeans et lunettes de soleil, dans un entrepôt. On avait repris leur style, mais changé la chorégraphie : ça ressemblait plus à un cours d’aérobic qu’autre chose.

Quels spectacles t’ont le plus marqué en tant que spectateur ?

Il y en a beaucoup, à différents moments et pour des raisons très différentes. Quand j’étais enfant, j’adorais regarder les cérémonies d’ouverture des Jeux Olympiques à la télévision. Celle d’Athènes, en 2004, m’a particulièrement marqué : c’est la première fois que j’ai vu Björk. Elle chantait Oceania, vêtue d’un costume-voile bleu qui se déployait peu à peu pour recouvrir tout le stade. J’ai essayé de refaire ça chez moi, avec des sacs plastiques destinés à la vente de fromage de mon père. En 2006, j’ai vu une compagnie anglaise de danse contemporaine dans ma ville natale – impossible de me souvenir du nom. Avec le recul, le spectacle était horrible, mais à l’époque c’était une révélation. Les danseurs étaient pieds nus, très expressifs, très formels. Une image me reste : une femme plongeait sa tête dans un bol d’eau jusqu’à suffoquer, puis elle éclaboussait tout le plateau. La lumière faisait briller chaque goutte. Quelques mois plus tard, j’ai improvisé une danse sur un morceau de Fado. Pieds nus, vêtu uniquement de sous-vêtements noirs et d’un long taffetas blanc. C’est après ça que j’ai décidé d’apprendre la danse. En 2007, je suis parti à Lisbonne pour étudier à l’université. J’y ai vu Tempo 76 de Mathilde Monnier, et j’ai été frappé par la manière dont les danseurs apparaissaient et disparaissaient sans cesse en fond de scène. En 2008, il y a eu un festival consacré à Pina Bausch. J’y ai vu Café Müller, sa dernière représentation. Ensuite, j’ai vu toutes ses pièces en empruntant les cassettes VHS du Goethe-Institut de Lisbonne. Je dansais seul devant un miroir, en essayant de reproduire ses mouvements de bras. En 2009, j’ai vu Le Sacre du Printemps de Xavier Le Roy. J’étais à la fois perplexe et fasciné. C’était nouveau pour moi, cette idée de créer une performance autour d’un seul concept. Je l’ai vu avec ma prof d’histoire de la danse, elle était furieuse contre le spectacle et contre Xavier. On a eu une discussion intense, et j’ai vraiment essayé de défendre la pièce. Il y en a eu d’autres, des pièces vues d’abord sur internet que je rêvais de voir sur scène, et aussi des surprises, comme Oedipus My Foot (2011) de Jan Ritsema.

Quels sont tes souvenirs les plus intenses en tant qu’interprète ?

Il y a plusieurs formes d’intensité. En première année à l’université, je me suis porté volontaire pour une performance d’Ana Borralho et João Galante (I Put a Spell on You). J’étais entièrement nu, huilé, le visage recouvert de chocolat, et je devais séduire les spectateurs à quelques centimètres. C’était la première fois que j’étais nu sur scène. J’étais terrifié à l’idée d’avoir une érection incontrôlée. J’ai tendance à jouer dans des pièces physiquement éprouvantes. C’est aussi le cas dans mes propres créations. Peut-être parce que mes cours préférés étaient ceux où je finissais en sueur. Dans Le Sacre du Printemps, co-créé avec Min Kyoung Lee, on enchaîne un marathon de danses très énergiques, jusqu’à épuisement. Parfois, j’ai la sensation de ne plus pouvoir continuer. C’est pire encore lorsqu’on joue plusieurs fois d’affilée. Une fois, j’ai failli vomir après le spectacle et je suis resté sous la douche pendant une demi-heure pour m’en remettre. Il y a trois ans, pendant Monument 0 : Hanté par la guerre (1913–2013) d’Eszter Salamon, on dansait sans interruption pendant deux heures trente. Eszter a fini par intégrer dans le spectacle des moments pour boire et manger. Sur le côté de la scène, on avait des raisins, des bananes, des noix et du chocolat pour tenir. Je me souviens aussi de la reconstruction de Continuous Project Altered Daily (1970) d’Yvonne Rainer avec Xavier Le Roy et Christophe Wavelet à EX.E.R.C.E. à Montpellier. La pièce est conçue pour rester ouverte : tout repose sur la négociation avec le groupe. C’était excitant, parce qu’on avait vraiment la liberté d’activer la pièce comme on le voulait, mais aussi un peu angoissant. Il fallait assumer des décisions face au public. J’ai ressenti une pression similaire dans Untitled (2014) de Xavier Le Roy. Je jouais un « visiteur professionnel » au musée, chargé d’initier des conversations avec les spectateurs sur leur expérience. C’était délicat : la façon dont tu entres en lien avec quelqu’un influence directement sa perception de la pièce.

Quelle rencontre artistique a été la plus importante dans ton parcours ?

C’est difficile de mesurer ce genre de choses. Mais je dirais que ma rencontre avec Xavier Le Roy et Christophe Wavelet à Montpellier a été très formatrice. Le mode de travail qu’on a mis en place ensemble, les questions du groupe… tout ça demandait une vraie écoute, un positionnement constant. C’était la première fois que je vivais une relation pédagogique vraiment horizontale. Ce qu’on cherchait, c’était à abolir les barrières entre technique, théorie, pratique, pensée. Se concentrer sur le processus, comprendre ce qu’on faisait, comment, et comment rendre cette expérience transmissible. Poreuse.

Quelles œuvres chorégraphiques composent ton panthéon personnel ?

C’est une question piégeuse, mais j’essaie d’y répondre de manière large. Spanish Dance (1973) de Trisha Brown, c’est tout pour moi. Dance (1979) de Lucinda Childs aussi – une autre manière de penser la danse conceptuelle, avant les années 90. Sans hiérarchie ni justification, voici quelques autres pièces : Self Unfinished (1998) de Xavier Le Roy, Untitled 4 (2011) de Christine De Smedt Perhaps she could dance first and think afterwards (1991) de Vera Mantero, This Body That Occupies Me (2008) de João Fiadeiro, A Mary Wigman Dance Evening (2009) de Fabian Barba, Another Performance (2013) de Moriah Evans, Agon (1957) de George Balanchine. J’ai aussi une grande passion pour Merce Cunningham, même si je n’ai jamais vu son travail en direct. Le film Beach Birds for Camera (1991), basé sur la pièce éponyme, est une œuvre magistrale. Il y a aussi des pièces que je n’ai jamais vues mais qui sont présentes en moi : The Mind is a Muscle (1966) d’Yvonne Rainer, Proxy (1961) de Steve Paxton, Kinjiki (1960) de Tatsumi Hijikata, Jeux (1913) de Vaslav Nijinsky, Devotion Study #1 – The American Dancer (2012) de Sarah Michelson. Et puis d’autres œuvres qui ne relèvent pas forcément de la danse, mais qui m’habitent : Stamping in the Studio (1968) et Wall-Floor Positions (1968) de Bruce Nauman, Quad (1982) et Not I (1973) de Samuel Beckett, Les Phase Series de Steve Reich, Sitting in a Room (1969) d’Alvin Lucier. 

Quels sont les enjeux de la danse aujourd’hui ?

Repenser la technique dans un paradigme post-conceptuel qui engage à la fois la pratique et une refonte complète des structures d’enseignement.

Quel rôle doit avoir un artiste dans la société aujourd’hui ?

Je pense qu’on ne doit pas instrumentaliser l’art ni les artistes. L’art ne devrait pas servir un but précis, économique, éducatif ou social. Il ne devrait pas être un produit, ni un service, ni un divertissement. L’art, pour moi, c’est ce qui produit une contre-culture du faire, de l’expérience, de la pensée. L’artiste ne doit pas être l’objet par lequel une société se pense, comme on le voit souvent dans le spectacle vivant. Il doit résister, proposer des alternatives aux modèles dominants. Je ne comprends pas cette vision de l’art comme un privilège réservé aux artistes, aux conservateurs, aux mécènes. Pourtant, j’ai le sentiment que l’art a aujourd’hui une certaine autonomie. L’art doit introduire plus de complexité dans les relations, dans les traditions figées. Je ne pense pas qu’un artiste doive forcément être engagé politiquement, mais c’est très problématique quand il ou elle ne l’est pas. Un artiste devrait être un agent critique, actif, animé par une éthique personnelle, et capable d’agir sur le monde – d’y proposer d’autres façons d’exister, de redistribuer les savoirs et les pouvoirs.

Photo Isabel Ortiz Carvajal