Photo Jean Baptiste Bucau scaled

Ioannis Mandafounis, Scarbo

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 6 janvier 2023

Complices de longue date, le chorégraphe Ioannis Mandafounis et la danseuse Manon Parent collaborent ensemble depuis de nombreuses années. Avec sa dernière création Scarbo, le chorégraphe lui offre un solo taillé sur mesure qui navigue sur la liberté d’une écriture improvisée et qui explore le mouvement à travers l’affect de son interprète, sans filtre ni jugement. Dans cet entretien, Ioannis Mandafounis partage les rouages de sa recherche et revient sur le processus de création de Scarbo.

Vous signez vos propres projets depuis de nombreuses années. Pourriez-vous revenir sur les différentes réflexions qui traversent aujourd’hui votre pratique chorégraphique ?

J’ai toujours ressenti – même en étant danseur et interprète pour d’autres chorégraphes – que la danse et la chorégraphie étaient indissociables. Pour moi, un danseur investi participe toujours à l’écriture de la chorégraphie des pièces dans lesquelles ils jouent. Dans mon cas, je commence toujours un projet par rencontrer humainement mes collaborateurs et ressentir les besoins et envies des uns et des autres. Être à l’écoute de mes collaborateurs et des éléments/situations qui surgissent et dans lesquelles nous nous trouvons est très important pour moi. Je suis l’évolution et les besoins des  interprètes/chorégraphes donc chaque projet se matérialise différemment et prend la couleur de mes partenaires de travail. Le but n’est pas de créer des « pièces différentes » à chaque fois mais plutôt d’apprendre des « situations différentes ». En soit, créer une pièce pour simplement créer une pièce ne m’intéresse pas. Par contre, créer de la connaissance, de la conscience, et l’appliquer jusqu’à la création d’un résultat, c’est très excitant. Il faut aussi préciser que je suis encore souvent interprète de mes propres pièces. J’ai donc une relation à la chorégraphie qui tient beaucoup de l’envie de danser, d’expérimenter et de ressentir le mouvement à travers mon propre corps.

Au cours des dix dernières années, vous avez développé une méthodologie d’improvisation. Comment décririez-vous cette méthode ?

Cette méthodologie vient de mon envie de créer des pièces totalement improvisées mais qui ont l’air écrites. Elle nécessite une maîtrise complète des éléments et outils qui régissent l’événement scénique : la chorégraphie, la dramaturgie, l’interprétation et la présence. Le public ne doit jamais se poser la question de si ce qu’il voit est ou pas improvisé. La question ne doit tout simplement pas se poser : le sujet de la pièce doit prendre le dessus sur la technicité. Pour accéder à ce résultat, l’interprète doit pouvoir être maître de ses moyens à tous moments, responsable de la chorégraphie et de l’évolution de la dramaturgie durant la représentation. Pour que tout ait l’air de se dérouler « comme prévu », l’interprète ne doit jamais sembler prendre de décisions ou de remodeler la pièce. Parvenir à cette aisance m’à demandé des années de recherches. Le public est capable de ressentir chacune des intentions et émotions de la personne sur scène, il est sensible à tous changements et est en recherche constante de compréhension. Une prise de décision, comme le changement volontaire d’un rythme, d’une direction, etc, sont des changements visibles qui amènent inévitablement le public à questionner ce qu’il regarde : l’analyse et l’envie de compréhension de la part du public prend alors le dessus. Nous perdons ainsi le potentiel « contact » et la relation d’affect qui se tisse généralement avec le public lors des premières minutes de la représentation.

Quelle place donnez-vous à la notion « d’affect » dans cette méthode ?

Pour moi, l’affect est l’élément unificateur capable de faire tomber le quatrième mur. Mon but est de briser ce quatrième mur afin de tous nous connecter à travers cette notion d’affect. Sans affect, l’interprète sur scène reste une image distante qui finit par creuser au fur et à mesure de la représentation. Pour parvenir à cette relation, l’interprète doit partager et rendre poreux chaque instant de son expérience scénique avec le public : ses émotions, ses difficultés, etc. En rendant visible ce processus interne, le spectateur peut suivre l’interprète dans ses moindres recoins, ressentir son état physique, à tout moment. Le public ne se pose donc pas la question de ce qui est chorégraphié ou improvisé : la relation entre l’interprète et le spectateur prend le dessus. Lorsque ce lien est instauré, tout peut se passer sur scène : des éléments qui normalement seraient perçus comme discordants peuvent cohabiter sans tensions et l’interprète peut se donner en cadeau au public sans avoir le stress de performer ni le besoin de convaincre. La pièce peut donc se déployer, dans toutes les directions, sans que cette « relation » soit rompue avec le public. Avec le temps et la pratique, nous parvenons à improviser des pièces cohérentes, avec un début, un milieu, un paroxysme et une fin, sans que j’ai besoin d’intervenir. Et cette méthode fonctionne aussi bien pour un solo que pour une pièce de groupe : chaque interprète est totalement en contrôle de sa performance et de la pièce.

Si chaque interprète est maître de la pièce, comment abordez-vous la notion d’auteur ?

Je dis souvent qu’à ce moment-là, l’interprète est à 100% (empowered) habilité, et que le chorégraphe est « tué ». C’est ma réponse à la question de l’autorité du chorégraphe. Pour y répondre, nous devons changer de paradigme. Nous ne trouverons jamais de réponses à nos questions tant que nous répétons les mêmes formules. Changer simplement de format de travail ne suffit pas et ne peut pas fonctionner : il faut accepter de revoir l’entièreté de notre fonctionnement et de notre système de travail. Cette méthode nécessite de perdre le contrôle et d’accepter que 90% du temps, nous allons juste rater ce que nous entreprenons. Cela implique bien sur un long temps de réalignement et d’être prêt à se délester d’une grande partie de nos pré-requis. 

Pourriez-vous retracer la genèse et l’histoire de votre nouvelle création Scarbo ?

Je travaille avec Manon Parent depuis longtemps et suite à nos nombreuses collaborations et tournées, Manon à fini par exprimer son envie d’interpréter un solo. Je suis en « fin de carrière » et je dois avouer que l’idée d’être à l’extérieur et ne pas danser me faisait aussi du bien. La relation de confiance que nous avons établie avec les années nous permet de communiquer avec cette simplicité. En abordant la figure du solo, de nombreuses questions intrinsèques sont arrivées : comment danser seul ? Qu’est-ce que ça veut dire être seul sur scène et en même temps être regardé par un public ? Quelle devrait être le genre de présence face au regard extérieur (le public) alors que créer un solo est majoritairement un processus solitaire ? Comment créer un pont entre ce qu’il se passe à l’intérieur de nous lorsque nous dansons seul et ce qui s’exprime vers l’extérieur ? Que pouvons-nous offrir au public à travers cette proposition et comment Manon peut réussir à partager une expérience unique au public ? Toutes ces questions étaient présentes lors du processus de Scarbo.

Comment avez-vous appliqué votre méthodologie pour Scarbo ? Pourriez-vous revenir sur le processus de création ?

La création de Scarbo résulte surtout de l’envie de Manon de danser seule sur scène, de se confronter à un corps et une danse qui lui procure une immense liberté. Les sessions de travail en studio se sont donc concentrées sur de longs moments de danse et d’entraînement pour accéder librement aux capacités physiques et de conscience requises afin d’utiliser avec agilité les outils de la méthodologie. Le reste est venu naturellement, car une fois que Manon avait pleinement accès à toutes ces compétences, il ne suffisait que de creuser ce qu’elle partageait déjà avec l’espace et la musique. Dans Scarbo, Manon suit l’évolution de ses émotions et peut entrer et sortir instantanément du réel ou de l’imaginaire. Une de nos préoccupations principales lors du processus de création a été de rendre palpable chaque niveau de conscience de Manon. La physicalité de son corps en mouvement devait être totalement alignée à son ressenti et à ses intentions. Chaque représentation reste un grand challenge pour elle : ces notions complexes demandent non seulement la parfaite maîtrise d’une multitude d’outils mais aussi arriver à offrir son « soit » tout entier au public de manière quasi inconditionnelle.

Le titre de la pièce fait référence à un poème pour piano de Maurice Ravel. La musique occupe une place essentielle dans la dramaturgie de Scarbo. Comment avez-vous travaillé à partir de/avec la musique ?

Lorsque nous avons engagé le processus de création en studio, nous nous sommes rendu compte que la figure du solo nous conduisait inévitablement vers le « personnage » de Manon. Nous avons donc commencé à travailler la question de la narration. Avant même d’imaginer du texte ou du chant, nous avons expérimenté comment l’écoute de la musique pouvait donner une nouvelle dimension à la danse de Manon. Après avoir fait de nombreuses tentatives plus ou moins hasardeuses, j’ai constaté que la musique de Ravel donnait à voir naturellement une forme narrative à sa danse. Et cette narration était encore plus forte grâce à l’utilisation des outils de notre méthodologie. Sans doute que ce mariage a été accidentel… mais nous l’avons reconnu et adopté consciemment. Étant musicienne (violoniste), Manon entend la musique d’une oreille professionnelle. Cette particularité offre naturellement du corps à cette relation avec la musique. Sa manière d’interpréter les notes mais surtout les silences est un travail qu’elle est capable d’accomplir à un très haut niveau et en pleine conscience. Cet échange constant entre écoute active et mouvements en opposition avec la musique est perceptible : le mouvement prend parfois le dessus sur la musique et à d’autre moment le corps est mené par la musique. Et l’entrain avec lequel Manon danse sur la musique la connecte à ses émotions instantanément. À la danse est venu se greffer son envie de chanter la dernière Ariettes oubliées de Debussy (les Ariettes oubliées sont un cycle de mélodies composé par Claude Debussy sur des poèmes de Paul Verlaine en 1888, ndlr) : un final que je qualifierais de très classique mais que nous avons accepté pleinement dans cette création.

Scarbo, concept Ioannis Mandafounis. Chorégraphie Ioannis Mandafounis en collaboration avec Manon Parent. Danse Manon Parent. Lumières David Kretonic. Direction de production Mélanie Fréguin. Assistante de production Anne-Charlotte Hubert. Photo Jean-Baptiste Bucau.

Scarbo est présenté du 1er au 4 février à l’Espace Cardin, dans le cadre du festival Faits d’Hiver