Propos recueillis par Wilson Le Personnic
Publié le 17 mars 2022
Quelle forme un collectif peut-il prendre afin de créer des collaborations durables et viables ? Comment créer d’autres modes de survie à travers une communauté ? C’est à partir de ces réflexions que Maurice Broizat s’est engagé·e dans le processus de sa nouvelle création InstantT22. Nourri·e par sa collaboration avec l’artiste américaine Rachel Rosenthal, la·le danseur·euse et chorégraphe imagine une pratique d’écriture instantanée où s’articulent et interagissent les corps, les accessoires, les costumes, la musique et les lumières. Prenant comme toile de fond l’urgence face à la crise écologique, cette performance joyeusement déjantée propose un espace de célébration où se chahute un groupe de danseurs.euses à la recherche d’une identité communautaire. Dans cet entretien, Maurice Broizat partage les enjeux de sa démarche artistique et revient sur le processus de création de sa nouvelle création InstantT22.
Vous avez créé votre compagnie Love Labo en 2015, à votre retour des Etats-Unis, après avoir travaillé pendant plusieurs années avec Rachel Rosenthal. Aujourd’hui, votre recherche trouve racine dans cet héritage, notamment dans sa méthode de travail nommée DbD. Pourriez-vous revenir sur les différentes réflexions qui traversent aujourd’hui votre démarche artistique ?
En 2015, Rachel Rosenthal m’a proposé de développer la méthode DbD (Doing by Doing) en France. J’ai eu la chance d’obtenir une résidence à la Fondation des Etats-Unis au même moment, ce qui m’a permis d’entrer dans une période de laboratoire et d’expérimentation au plateau et de lancer en parallèle les DbD Workshops, ateliers-concept de performance. C’était quelques mois avant son décès. Rachel et moi étions très proches, et recevoir cet héritage m’a placé·e dans une remise en question très forte artistique et esthétique, mais aussi personnelle. Trouver mon autonomie m’a pris trois ans. Heureusement, Rachel m’a formellement demandé de développer ce matériau à ma façon, et je la remercie pour cette liberté. Le processus s’est lié au deuil et à la transformation du lien affectif que nous avions, comme on peut l’éprouver avec un·e parent·e. J’ai commencé à creuser les enjeux historiques de la technique DbD (qui se prononce Dibidi) en me rendant compte, de manière tout à fait sensible je dirais, que plus je comprenais les enjeux historiques de cette méthode, plus je pouvais en développer les enjeux esthétiques contemporains. Puis, en 2018, Alban Richard et Catherine Méneret au Centre Chorégraphique de Caen m’ont proposé de créer une conférence-dansée sur le lien entre Rachel Rosenthal et Robert Rauschenberg, pour une série de conférence sur l’histoire de l’art organisées par le FRAC Normandie et l’Ensam de Caen. Ce solo que j’ai appelé No mistakes only bad-follow ups était une opportunité parfaite dans la continuité de ce processus d’appropriation. Il retrace le parcours de Rachel avec le cercle de Cage/Cunningham, dont elle et Robert Rauschenberg faisaient partie au début des années 50 à New York. C’est dans ce terreau artistique qu’elle a commencé à développer la notion de totalité dans l’œuvre d’art. Ce solo a été primordial pour arriver au besoin et à la possibilité de créer InstantT2020 et puis InstantT22.
Votre nouvelle création InstantT22 découle de InstantT2020, créée quelques jours avant le premier confinement. Pourriez-vous retracer la genèse/l’histoire de ce projet au long court ?
Avec InstantT2020, nous avons fait l’ouverture du Festival Danse Dense en mars 2020 et nous ferons la première d’InstantT22 le 2 avril en clôture du Festival Artdanthé : il aura donc fallu 2 ans pour traverser cette période totalement étrange et trouver comment faire muter cette pièce à la mesure de tout ce bouleversement. C’est très intéressant pour moi de retrouver le groupe et de sentir ce qui s’est modifié dans le travail et les corps. Au départ, le projet InstantT2020 était de mettre en matière l’intensité de l’instant ; il y avait un besoin de dévorer l’instant dans un monde menacé par la catastrophe écologique. Dans InstantT22, notre regard se porte sur le collectif et ses enjeux face à cette catastrophe. Nous nous interrogeons également sur la mystification de la culture américaine à la fin des années 60 et 70, et la notion de progrès et de croissance qui en découle, qui mène aux ruines actuelles et à venir. Il semble difficile d’éviter cette thématique quand nous travaillons sur les affres du monde contemporain. La pièce met en œuvre une métamorphose possible dans les corps et les interactions, un chemin vers la fluidité, une façon de vivre face à ces ruines et aux nouvelles angoisses existentielles qui y sont liées.
Pour InstantT22, vous avez fusionné la méthode DbD (Doing by Doing) et les outils que vous avez appris lors de votre formation au Laban Movement Analysis. Pourriez-vous expliquer concrètement comment cette fusion se formalise et comment vous l’avez mis en pratique lors de vos laboratoires de travail ?
Mes premières pièces à New York, à la suite de mes études à l’Institut Laban/Bartenieff, étaient des pièces scrupuleusement écrites en partitions qualitatives. Je cherchais à ce moment-là à identifier en termes de mouvements le « monde interne » d’un·e individu face aux sentiments et aux émotions que l’on éprouve à des instants majeurs de la vie. Je m’intéressais à l’époque au sentiment amoureux. J’utilisais notamment les Efforts (l’attitude d’un·e individu envers les éléments de Poids, de Temps, d’Espace et de Flux), ainsi que le concept de Shape Flow (les formes à l’intérieur de soi, de la chair) pour analyser les corps qui éprouvent, puis chorégraphier à partir de ces analyses. Laban Movement Analysis est un excellent outil pour « écouter » la chair (je fais référence au concept de Merleau-Ponty). Avec le DbD, nous développons une méthode de création instantanée dans la performance, et Laban Movement Analysis me permet d’en aiguiser les aspects chorégraphiques dont les dynamiques spatiales, sensorielles et rythmiques. Tous les aspects de la performance interagissent les uns avec les autres, pour créer une expérience totale dans l’instant : les corps, le mouvement, l’espace, mais aussi les décors, les accessoires, les costumes, les sons, les lumières. La création de la musique se fait en direct par les danseur·se·.s elleux-mêmes, ainsi que les changements de décors, de costumes, avec la collaboration des artistes à la lumière et au son.
Pourriez-vous revenir sur le processus d’InstantT22 ? Quels ont été les différents axes de recherches et vos méthodes de travail ? Quelle place avez-vous laissé aux interprètes lors du processus de création ?
InstantT22 interroge clairement le rapport entre l’individuel et le collectif ainsi que celui entre contrainte et liberté. Je me pose constamment la question des rapports de pouvoir et de la place du Narcisse dans ce travail, et comment nous pouvons redéfinir les enjeux de pouvoir justement, et notre façon de travailler. Le plateau devient un lieu d’empowerment des corps, toujours plus libres, toujours plus joueurs. La création commune implique un ensemble de contraintes fortes formalisé par un langage complexe, mais il s’agit d’autre chose que des forces oppressives. Je crois que nous posons des questions importantes, politiques, puisque nous vivons dans une société où l’abus de pouvoir est structurel. Dans ce travail, le rapport entre contrainte et liberté est un mouvement continu, ce n’est pas figé. J’ai l’impression qu’il s’agit d’une recherche constante, et que l’espace de représentation et de rencontre avec le public est à chaque fois un point de réalisation de cette recherche, même si l’œuvre est écrite et scrupuleusement partitionnée. De plus, les interprètes opèrent une remise en question de leurs outils et de leur rapport aux autres membres du groupe, autant que moi-même, et ainsi, la pièce évolue, je crois, en parallèle à notre propre évolution individuelle, mais aussi à celle du groupe. Avec InstantT22, le travail questionne sans arrêt la place du Narcisse et de ses émanations, de ses impacts sur le groupe et sur la construction commune ; questionnement imbriqué au lien fort qui se crée entre les interprètes. Comment faire collectif aujourd’hui est ainsi une recherche au plateau et devient un spectacle. Laisser place à des singularités déployées sans qu’elles deviennent une entrave à la construction commune est un processus fascinant avec des enjeux complexes. Avec la danse-performance que nous développons nous sommes au parfait endroit pour explorer ces enjeux. Chacun·e a une singularité et une résonance forte dans le projet, que ce soit les danseur·se·s ou les technicien·ne·s. Et ce qui m’intéresse, c’est la façon dont ces univers se rencontrent. Clairement, c’est le type de projet où un changement de distribution implique une réécriture de la partition.
Les interprètes ont à disposition une grande garde-robe et une centaine d’accessoires et d’objets. Comment avez-vous composé cette collection ? Comment travaillez-vous avec ces accessoires ?
Sauf pour les perruques que j’ai dû acheter, l’ensemble est de la récupération. La collection s’organise au fil du temps dans une cohérence organique et singulière. Se dessine une esthétique qui est un mélange de l’esthétique de l’enfance, de l’ordinaire à celle de l’artifice. Les costumes comportent de véritables pièces de collection, dont des dons du styliste et collectionneur Olivier Mulin ainsi qu’Andréa Cruz. Il y a aussi quelques costumes et objets qui m’ont été offerts par Rachel Rosenthal et qui datent des années 50. Les accessoires sont des accumulations, des traces, la métaphore de nos ruines, et notre travail est d’apprendre à jouer, à danser avec ces ruines, avec ce trop-plein qui ne se vidange pas. Nous essayons de les transformer, de leur donner un autre sens, une nouvelle vie. Une véritable collaboration s’instaure avec ces costumes et objets.
Une des pistes de travail d’InstantT22 a été la « mystification de la culture américaine ». Comment cet imaginaire a-t-il été partagé aux interprètes et comment a-t-il été mis en jeu dans la dramaturgie d’InstantT22 ?
Je donne aux danseur·se·s un cadre, des inspirations et des pistes et à partir de là, je travaille en direct avec l’imaginaire de chacun·e sur l’instant et ce qu’il·elle·s créent. Donc il y a une fusion entre le matériel de recherche, mais aussi ce qui est là au moment présent. Les corporéités sont mises à la loupe dans le travail. Toujours est-il que le cadre que je propose donne une structure dans laquelle les imaginaires se déploient. Concernant la thématique de la mystification de la culture américaine, je parle beaucoup de ma vision des Etats-Unis, qui est assez simple et naïve je crois, et basée sur mon expérience de 10 ans aux Etats-Unis. Quand je suis arrivée à New York, la force des paradoxes de ce pays m’avait frappé·e. J’avais l’impression qu’on trouvait dans cette culture tout ce que l’être humain avait de plus extraordinaire à offrir quant à sa force de créativité, autant que tout ce qu’il avait de plus détestable quant à sa force de destruction. J’ai partagé avec les danseur·se·s des inspirations cinématographiques, des films de Coppola, Cassavetes, Milos Forman. Nous avons travaillé pendant les répétitions avec des tubes américains des années 60 et 70 dont Joan Baez, qui n’apparaissent pas dans la playlist finale. Il y a dans toutes ces chansons une notion d’espoir très fort, un élan vers le futur, un désir très fort que je trouve extraordinaire et porteur. Cette notion d’élan m’intéresse dans la culture américaine. Cet élan généreux, porteur d’engouement, est aussi porteur de déni face à l’impact de l’être humain sur la planète et le vivant. Ce paradoxe nous a libéré·e·s et détruit·e·s en même temps. Et aujourd’hui, il faut peut-être apprendre à nager dans ce paradoxe pour se donner un corps à venir. Je crois qu’il est très important d’apprendre à démanteler cet héritage, à le questionner. Ces paradoxes, ces contrastes et remises en question s’expriment dans la matière que nous développons. Par exemple, dès qu’une évidence se met en œuvre dans l’esthétique, elle est questionnée. Notre philosophie se base sur la fameuse phrase de John Cage : « se prendre au sérieux n’est pas sérieux » et la façon dont nous utilisons le principe de distanciation (en rapport aux racines historiques du travail) dans nos œuvres. Ceci confère un sens de l’humour et de l’ironie assez particulier je crois, et donne un ton joyeusement déjanté à la pièce alors que nous travaillons sur des thèmes d’actualité cuisants.
Pour ce projet, Le champignon de la fin du monde d’Anna Lowenhaupt Tsing a été votre livre de chevet. Comment cet ouvrage est-il venu nourrir la dramaturgie d’InstantT22 ?
Cette découverte a été extraordinaire car j’avais l’impression qu’une scientifique établissait une théorie de notre façon de travailler. Olivier Boréel qui m’a assisté·e à la dramaturgie m’a fait découvrir ce livre. En scrutant le développement du champignon Matsutaké et son marché, Tsing rappelle que nous avons grandi avec les notions de progrès économique et de croissance. Ces notions ont été incluses dans les causes politiques, et le sont encore aujourd’hui. Or, face au dilemme auquel nous sommes confronté·e·s concernant l’urgence climatique, nous devons mettre en œuvre de nouveaux outils pour observer le monde. Nous devons mettre de nouvelles formes de collaboration en œuvre pour rester en vie : des collaborations viables. Tsing développe une théorie de l’enchevêtrement et des modes d’existence qui défont et bouleversent les catégories et les identités. Elle propose un nouveau modèle qui implique le travail collectif au-delà des différences, où les histoires se bousculent et s’entrelacent. Cette description m’est apparue parfaitement métaphorique du travail que nous tissons, par la pratique du collage, de l’assemblage et de l’enchevêtrement. Face au dilemme auquel nous sommes confronté·e·s concernant l’urgence climatique, nous devons mettre en œuvre de nouveaux outils : « Nous avons besoin des un·e·s et des autres. Nous avons besoin des autres humains, mais aussi de tout ce qui est non humain ». Rachel Rosenthal, militante activiste pour la préservation de la planète et la défense des animaux depuis les années 70, aurait adoré la théorie de Lowenhaupt Tsing. Et je crois que la pièce, tout en présentant une patte artistique qui est mienne, lui rend un bel hommage.
Conception et direction Maurice Broizat. Assistant à la dramaturgie Olivier Boréel. Interprètes Alexandre Bibia, Fabien Dymny, Claire Besuelle, Anna Gaïotti, Silvia Di Rienzo, Gianfranco Poddighe, Sattyna Tsé Tsé. Lumières Fabrice Ollivier. Son Guillaume Olmeta. Photo Anaël Miantsoukina.
InstantT22 est présenté le 2 avril au Festival Artdanthé à 16h et 18h15
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