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Hooman Sharifi, Sacrificing While Lost in Salted Earth

Propos recueillis par Beatrice Lapadat

Publié le 4 janvier 2023

Quelle est la signification du sacrifice dans le monde d’aujourd’hui ? S’inspirant librement du Sacre du printemps de Stravinsky et de la poésie iranienne, Hooman Sharifi propose avec Sacrificing While Lost in Salted Earth une réflexion sur le motif du sacrifice. Installé en Norvège depuis plus de trente ans, le chorégraphe collabore pour ce projet uniquement avec des artistes originaires d’Iran, où la danse est interdite. Accompagné par le musicien Arash Moradi et son tambour persan, le chorégraphe imagine une forme de rite chorégraphique et musical porté par l’histoire de ses interprètes. Dans cet entretien, Hooman Sharifi revient sur les enjeux et le processus de création de Sacrificing While Lost in Salted Earth.

Sacrifice While Lost in Salted Earth revisite et fait dialoguer Le Sacre du printemps de Stravinsky et la musique traditionnelle persane joué au tanbur. Quelle histoire avez-vous avec ces deux musiques et comment avez-vous imaginé leur rencontre ?

Ma première rencontre avec Stravinsky remonte à quand j’étais tout jeune danseur, lorsque j’ai découvert Le Sacre du printemps de Pina Bausch à Wuppertal. J’en garde un souvenir très fort et je l’ai souvent utilisé en répétition. Tout comme dans la version de Nijinski, le Sacre de Pina Bausch se termine par le sacrifice d’une élue pour la renaissance du printemps. Le thème du sacrifice m’intéresse depuis longtemps et je trouvais intéressant de commencer la recherche à partir de ce souvenir et de cette musique qui est considérée aujourd’hui comme une des œuvres les plus importantes du XXe siècle. Rentrer en dialogue avec cette musique n’était pas au départ une évidence : je ne suis ni musicien ni un expert en musique. J’ai proposé au musicien Arash Moradi, avec qui je collabore depuis de nombreuses années, de m’accompagner dans cette recherche. J’étais curieux de voir comment son instrument, le tambour (il ne s’agit pas d’un instrument de percussion malgré l’homophonie du tambour, mais d’un instrument à cordes pincées, ndlr), pouvait communiquer avec la musique de Stravinsky et explorer cette idée de sacrifice. Le défi, au début du processus de recherche, était de créer une relation naturelle entre le son du tambour perse et la musique de Stravinsky.

Comment avez-vous abordé la musique dans Sacrifice While Lost in Salted Earth ?

Mon rapport à la musique traditionnelle a toujours été un sujet très sensible dans mon travail. Je me souviens qu’au tout début de ma carrière j’avais peur de cette association et qu’on étiquette mon travail, surtout au regard de la scène contemporaine en Europe. Mais finalement, j’ai commencé à comprendre les enjeux de mon travail à travers cette tradition musicale persane. La manière dont j’envisage cette musique s’éloigne finalement de son contexte initial et de l’imaginaire qu’elle peut convoquer : ce qui m’intéresse avant tout, c’est sa valeur rythmique. La performance débute avec la fin du Sacre du printemps et la musique que l’on entend ensuite est intégralement générée par un seul instrument : un tambour perse, joué par Arash. Il joue pendant quarante minutes sans interruption, entouré par sept danseur·euse·s, ce qui s’avère être épuisant pour celles et ceux qui se trouvent sur scène mais également pour les spectateurs. Pour moi, la musique constitue également un moyen de créer un espace, de développer les sens, des sensations physiques, etc. Même si le tambour occupe une place très importante dans la mythologie perse depuis des millénaires, il n’est pas un vestige du passé et reste un instrument vivant qui permet toujours d’expérimenter. D’ailleurs, le résultat de notre recherche est, je crois, trop hybride pour répondre aux attentes des traditionalistes de la musique persane.

Un des axes de recherche de Sacrifice While Lost in Salted Earth a été la poésie persane. Comment cette matière littérature a-t-elle nourri votre travail ?

La poésie persane est extrêmement riche car les mots ont toujours plusieurs significations. Il faut donc interpréter en permanence. Dans cette langue, il y a énormément de manières poétiques d’exprimer le lien entre l’amour et le sacrifice : nous utilisons notamment les expressions ghorbanet beram (je me sacrifie pour toi) et fadat sham (je meurs pour toi). Chaque poème à également son rythme spécifique et il est essentiel de pouvoir comprendre sa construction pour saisir sa subtilité. J’ai intégré ces spécificités de la poésie persane à mon travail chorégraphique, en appliquant notamment les mêmes principes au mouvement. C’est au croisement de ces aspects linguistiques et culturels que nous avons exploré la notion de sacrifice.

Comment cette notion de sacrifice a-t-elle été abordée durant le processus chorégraphique ?

Avant de commencer le processus chorégraphique, nous avons toutes et tous échangé sur la poésie et sur la notion de sacrifice, en partageant notamment des expériences personnelles. Chacun a ainsi puisé dans sa propre histoire pour trouver le corps le plus juste. Je ne cherche pas ici à reproduire des actes de sacrifice mais à raconter, par la danse, comment l’individu survit à un tel épisode. Le processus de Sacrifice While Lost in Salted Earth a été interrompu à cause de la pandémie de Covid. Cette situation nous a donc obligés à chercher de nouvelles alternatives dans la limite du possible, car les pratiques en ligne derrière un écran ne peuvent pas remplacer le travail en studio. Lorsque nous avons repris les répétitions à Montpellier, le sujet du sacrifice a pris une nouvelle dimension dans nos échanges. J’ai essayé d’éprouver la notion de sacrifice de manière physique et concrète, en prenant en ligne de mire la musique. J’ai focalisé mon intérêt sur le sacrifice « à petite échelle », le sacrifice du quotidien, le sacrifice invisible, sans héroïsme ni gloire. J’ai par exemple puisé dans ma propre expérience d’exil en Europe à l’âge de 14 ans pour trouver la tension que je cherchais.

Pour la première fois dans votre parcours de chorégraphe, vous avez fait le choix de travailler uniquement avec des artistes d’origine iranienne. Quels étaient les enjeux de ce collectif ? 

Je tenais absolument à inviter des artistes iraniens installés partout en Europe que je connaissais déjà. C’était un processus de sélection assez inhabituel pour moi, puisqu’en tant que chorégraphe, je cherche avant tout un interprète et non une nationalité. C’est peut-être ma façon particulière de me rapprocher de l’Iran sans y revenir. J’ai réuni ici pour ce projet des fortes personnalités qui ne cultivent pas le compromis, ce qui m’a poussé à élargir davantage mes horizons. Bien que nous soyons des amis, nous acceptons que le désaccord soit possible et nous ne cachons pas nos prises de position pour éviter un conflit. Ce sont ces défis-là qui rendent notre travail vivant et vibrant. Et puis bien sûr, étant toutes et tous d’origine iranienne, travailler ensemble a eu aussi le mérite de faire surgir le rapport particulier que nous entretenons avec notre langue maternelle, le farsi. C’est une langue qui, à mon avis, n’a pas été suffisamment développée pour répondre aux besoins du langage chorégraphique contemporain. Pour moi, parler anglais est parfois plus facile que de parler norvégien ou farsi. C’est par ailleurs le cas pour la plupart d’entre nous, puisque nous sommes peu ou pas confrontés au farsi lorsque nous travaillons. Nous étions donc parfois amenés à faire appel à des terminologies issues des langues que chacun emploie dans son pays d’adoption. Ces interférences ont donné naissance à un beau mélange linguistique qui a servi à consolider notre groupe.

En Iran, les manifestations populaires contre le régime se poursuivent depuis septembre dernier. Pensez-vous que cette actualité va donner une autre couleur au spectacle ?

Les manifestations déclenchées en Iran cet automne ne changeront en rien la configuration du spectacle, mais son interprétation ne pourra sans doute pas ignorer la vague actuelle de protestation qui secoue le pays. D’ailleurs, ce n’est pas la première fois que l’une de mes pièces est interprétée à travers le filtre d’un événement politique survenu après sa création. Il y a plusieurs années, à Bruxelles, nous étions censés jouer une performance qui a finalement été annulée en raison d’une blessure de l’un des interprètes. Entre le moment de l’annulation et celui de la reprise de la pièce, les images des prisons d’Irak ont surgi. Bien sûr, l’interprétation du spectacle a été influencée par cet événement. Ce serait absurde de dire que ce filtre-là n’existe pas lorsqu’on présente des artistes iraniens installés en Europe ; ce sont des connexions qui se créent inévitablement chez le public. Cette actualité brûlante va sans doute nous positionner dans une situation d’extrême visibilité. Il faut rappeler que présenter ce spectacle n’est pas un geste anodin, puisque certains d’entre nous retournent régulièrement en Iran et participer à des projets artistiques peut leur poser de vrais problèmes. Les risques que nous prenons sont réels, mais nous ne nous exposons pas aux mêmes conséquences que les manifestants qui expriment dans la rue leur opposition face au régime. Ces citoyens qui risquent leur vie, pour qui j’ai un immense respect, sont les véritables héros de cette histoire. 

Sacrifice While Lost in Salted Earth, chorégraphie, lumières et direction artistique Hooman Sharifi. Interprétation Tara Fatehi Irani, Ali Moini, Ehsan Hemat, Hooman Sharifi, Sepideh Khodarahmi, Ashkan Afsharian, Masoumeh Jalalieh. Musicien Arash Moradi. Photo Arash A Nejad.

Sacrifice While Lost in Salted Earth est présenté au Centquatre Paris en partenariat avec le Théâtre de la Ville dans le cadre du Festival Les Singuliers-es du 18 au 21 janvier 2023.