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Guillaume Marie, Snow Cloud

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 10 mars 2023

À la croisée des médiums, Guillaume Marie envisage la création comme une zone où s’articule la danse, la philosophie, la performance, les techniques somatiques et les cultures alternatives. Prenant la forme d’un concert chorégraphique pour deux danseuses et un musicien, sa dernière création SNOW CLOUD est le deuxième volet d’un diptyque sur la consolation. Rendant hommage au théâtre comme hétérotopie pour canaliser nos peines et nos douleurs, le chorégraphe s’inspire des rituels anciens des pleureuses professionnelles pour imaginer de nouvelles représentations de la consolation à travers un récital cathartique. Dans cet entretien, Guillaume Marie partage les rouages de sa recherche artistique et revient sur le processus de création de SNOW CLOUD.

Vous développez votre propre travail depuis plus de quinze ans. Pourriez-vous revenir sur les différentes réflexions qui traversent aujourd’hui votre recherche artistique ?

J’aime avant tout créer des environnements pour que des thématiques, des personnes et des médiums différents se rencontrent, vivent et réfléchissent ensemble sur la durée d’un projet. J’aime créer ces zones où la pensée peut prendre corps dans le temps si particulier de la création. Je serais incapable de créer seul. J’aime l’énergie de groupe, les points de vue différents, les fusions et les frictions et tous les outils que le théâtre met à notre disposition. Ces zones, souvent troubles, s’inspirent de la danse, de la  philosophie, de la performance, de techniques somatiques et de cultures alternatives. Elles nous offrent la possibilité de faire groupe et de cartographier progressivement notre rapport au monde ensemble. Lorsqu’un projet se clôt, une nouvelle question émerge et offre un nouvel angle à mes réflexions. Ce que j’ai (dé)construit tremble et je replonge alors pour inventer un nouveau langage et essayer d’y répondre. Chaque création génère son propre écosystème même si certains motifs les traversent toutes. Le corps et le théâtre sont des médiums merveilleux pour articuler le poétique au politique, rien de nouveau ici mais c’est un champ qui m’inspire et que je ne cesse de creuser, d’apprivoiser.

SNOW CLOUD s’inscrit dans un diptyque sur la consolation initié en 2019 par la pièce ROGER. Pourriez-vous revenir sur l’histoire de ce diptyque et la genèse de cette nouvelle pièce ?

Je venais de terminer un projet autour du temps apocalyptique qui mettait en scène un groupe perdu sur les ruines de notre présent. L’idée était de ne pas penser l’apocalypse comme un événement soudain qui fracturerait notre temps mais plutôt considérer que nous sommes déjà en plein dedans : nous faisons face à une succession de crises (environnementale, économique, sociétale…) sans qu’aucun paradigme ne change vraiment, sans que nous ne soyons passés dans le temps d’après. De là, je me suis posé la question de savoir comment réfléchir cet après et je suis arrivé à la conclusion qu’avant de pouvoir conceptualiser des utopies, il faudrait d’abord apprendre à nous consoler de ce que nous avons perdu, tout en nous demandant comment l’espace du théâtre pourrait se prêter à cela. C’est ce dernier point qui m’a vraiment activé. Je me suis vite aperçu que les endroits dédiés à la pratique de la consolation dans nos sociétés ne me conviennent pas et qu’il me semble important de la ramener dans un espace qui soit éloigné de toutes instances religieuses ou psychologiques car ce n’est toujours pas le cas. La consolation travaille autant sur l’intime que le public. J’ai voulu rendre hommage au théâtre comme hétérotopie pour canaliser nos peines et nos douleurs. La consolation convoque différentes figures. Avec ROGER je me suis concentré sur celle de l’inconsolée. Puis avec SNOW CLOUD celle de l’inconsolable. 

SNOW CLOUD est un concert chorégraphique pour deux danseuses et un musicien. La musique occupe toujours une place centrale dans votre travail. Comment le médium musical entre-t-il en jeu dans vos recherches chorégraphiques ?

Effectivement la musique a toujours eu un rôle fondamental dans mon travail car c’est le médium auquel je suis le plus sensible. J’aime la musique électronique expérimentale, sa matérialité, et j’ai eu la chance de rencontrer d’incroyables musiciens et de me plonger intuitivement dans cette culture. J’ai beaucoup travaillé avec KK Null qui est l’un des grands pionniers de la scène de japanoise (nom donné à la scène de la musique bruitiste japonaise, particulièrement prolifique et influente dans les années 1980 et 1990, ndlr). Sa musique est extrêmement puissante, violente et dense. Elle est singulière et ne nécessite aucun accompagnement. J’y ai vu un défi : comment apprivoiser cette musique ? Comment survivre alors que cette musique détruit tout sur son passage ? Pour pouvoir rentrer dans les pièces que nous avons faites ensemble, il faut accepter que la musique domine tout, soit presque douloureuse, lâcher prise et nous faire confiance. Elle est un mur que je place entre le public et la pièce. Mais un mur fragile, avec des interstices, des portes dérobées, des passages secrets pour créer des harmonies avec les actions du plateau. Alors que l’espace sonore semble saturé, il reste des voies pour pouvoir le traverser. C’est un voyage turbulent mais qui porte l’espoir que nous, spectateurs et performers, pris ensemble dans la matérialité des sons, ayons bougés physiquement à la fin du spectacle. Cela n’a pas toujours fonctionné mais j’ai tenté de partager ces expériences que je vivais en concert. Pour ROGER, j’ai décidé de jouer un mur de son de KK Null pour l’entrée du public, afin d’ouvrir les oreilles, puis de plonger et d’explorer un silence dont la qualité est alors démultipliée. En 2019, j’ai créé une performance pour le festival Atonal Berlin. Ce festival auquel je me rend régulièrement est un point de rendez-vous pour les amateurs de musiques expérimentales. La qualité d’écoute y est incroyable, très ritualisée, dans le décor somptueux d’une immense usine désaffectée. J’y ai rencontré Aho Ssan. Je cherchais à chorégraphier un concert de pleureuses et de musique électronique et notre rencontre fut déterminante pour monter ce projet. Sa musique est physique mais aussi mélodique, douce, sombre et cinématographique. Elle correspondait à l’esthétique que je recherchais. J’avais aussi envie qu’Aho Ssan soit sur le plateau et joue la musique en live. Nous avons travaillé avec les danseuses et Aho Ssan pour écrire une partition vocale et musicale ensemble. Ici la chorégraphie se niche dans l’action de pleurer et les sanglots deviennent alors des instruments de musique.

ROGER et SNOW CLOUD a été l’occasion pour vous de réfléchir à la représentation des affects sur scène et de les utiliser comme matière première chorégraphique. Comment avez-vous abordé chorégraphiquement cet imaginaire ?

SNOW CLOUD était déjà en gestation lorsque j’ai créé ROGER. La figure de l’inconsolable m’inspire car je ressens dans ce refus de toute consolation une force, une énergie poétique et politique que je souhaitais mettre en lumière. Mais comment chorégraphier cette force disruptive ? Le simulacre est alors apparu comme une stratégie pour prendre le recul nécessaire et expérimenter paisiblement cet état. Je savais que je voulais me concentrer sur l’action de pleurer, éviter tout arc narratif pour qu’il soit possible à tout à chacun de projeter ses propres douleurs et que les performers offrent la possibilité de prendre en charge cette peine, de l’absorber et de l’incarner dans un dispositif de « machine à pleurer ». J’ai réalisé que cette action de pleurer pour les autres existe déjà dans nos sociétés : ce sont les pleureuses professionnelles invitées lors de funérailles pour exprimer les émotions que l’on ne peut pas toujours montrer. Nous avons alors inventé notre propre pratique pour nous entraîner à pleurer. Je souhaitais aussi trouver des moyens physiologiques pour travailler cet état et nous dégager de toute action psychologique. L’idée étant d’éviter que cette création ne devienne une thérapie de groupe ! Enfin, dramaturgiquement, il me semblait indispensable que « la vie l’emporte sur la mort », j’ai donc travaillé à un rituel cathartique qui vise une transcendance, une libération par les larmes. 

Pourriez-vous revenir sur le processus de création avec vos collaborateur·ice·s ?

En 2020, entre deux confinements, notre groupe de collaborateur·ice·s a été invité par le programme RED à Berlin pour six semaines de recherche. Nous avons décidé d’utiliser ce temps pour partager nos pratiques, chambouler nos habitudes et prendre le temps de réfléchir à une méthode de travail qui soit la plus horizontale possible. Chacun·e·s a pu programmer sa propre semaine et inviter d’autres participant·e·s. Nous sommes tous devenus performers, dramaturges, chorégraphes, musicien·ne·s, créateur·rice·s de lumières. Nous avons travaillé sur la méthode somatique Ilan Lev, appris à accrocher et programmer des projecteurs, organisé des lectures, improvisé des fictions, fait des jeux de ficelles et des associations. Et nous avons pleuré ensemble, déconstruit cette action, en avons fait un inventaire. Le rôle de Suet Wan Tsang, thérapeute de la méthode Ilan Lev et danseuse dans la pièce, a été déterminant pour nous engager dans une matière chorégraphique. Cette technique corporelle faite de tremblements nécessite un état d’auto-hypnose qui amène à la transe. Nous avons ensuite sculpté cette matière, précisé des intentions, écrit des parcours. Toutes ces expériences nous ont nourri. Puis dans un second temps plus classique de production, nous avons commencé l’écriture de ce concert chorégraphique. Dans le contexte du covid, travailler entre Berlin et Paris a apporté son lot de complications, mais cette pratique de pleurer quotidiennement a vraiment augmenté notre résilience au monde et nous a permis d’avancer, d’être flexibles et créatifs pour atteindre notre but.

SNOW CLOUD est une performance à l’intersection du mouvement, de la voix, de la musique électronique et de la technologie. Comment ce format hybride s’est-il imposé ? Comment avez-vous imaginé et conceptualisé cette expérience somatique ?

J’ai compris rapidement qu’ils nous étaient impossible d’être les témoins des larmes et des sanglots des interprètes sans un dispositif qui permette une adhésion du public, donne des codes clairs et offre la distance nécessaire pour apprécier l’expérience que nous offrons. Suet Wan Tsang et Maria Stamenkovic Herranz commencent directement la pièce en pleurant et mettent leur cœur sur la table avec une générosité incroyable. Mais, comme dans la vie, les pleurs peuvent déclencher de l’empathie ou de la répulsion. Je voulais résoudre ce dilemme. La forme concert m’a permis cela. Bien sûr, nous nous en dégageons quand cela est pertinent pour la pièce afin d’ouvrir d’autres espaces. Mais nous y revenons toujours. La « set list » une fois commencée ne s’arrête plus. SNOW CLOUD est construit comme un récital ritualisé dont le but est d’amener à une forme de catharsis. Le travail de Marcel Weber, artiste berlinois et créateur de nombreux concerts audiovisuels, renforce ce dispositif et crée l’équilibre entre la vulnérabilité des qualités somatiques et vocales des interprètes et l’esthétique spectaculaire et sensuelle que nous recherchions pour signifier la forme concert.

Conception, chorégraphie et mise en scène Guillaume Marie. Créée en collaboration et interprétée par Maria Stamenkovic Herranz, Aho Ssan et Suet Wan Tsang . Musique originale Aho Ssan Wondertomb écrite, composée et interprétée par Aho Ssan et Exzald S. Lumière Marcel Weber/MFO. Costumes Cédrick Debeuf. Régie générale, régie son Maxime Niol. Assistante à la chorégraphie Suet Wan Tsang. Conseiller dramaturgique Igor Dobricic. Aide à la scénographie Grégoire Gitton. Collaborateur artistique pour les recherches Roger Sala Reyner. Chargé de production Erwan Coëdelo. Photo © Dane Apache.

SNOW CLOUD est présenté le 23 mars au Festival Artdanthé