Photo Nulle part partout Myriam Gourfink © Kalimba HD 19 scaled

Myriam Gourfink, Nulle part & partout

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 16 février 2023

Formée à l’analyse du mouvement Laban et à des pratiques somatiques telles que le yoga, Myriam Gourfink déploie depuis plus de vingt ans une recherche chorégraphique fondée en partie sur des techniques respiratoires. Avec sa dernière création Nulle part & partout, la chorégraphe ouvre sa recherche à un groupe d’amateur·ice·s en les invitant à réinvestir leurs propres gestuelles quotidiennes. Dans cet entretien, Myriam Gourfink revient sur les enjeux de la transmission dans son travail et sur le processus de création de Nulle part & partout.

Vous développez une pratique pédagogique en relation à votre recherche depuis déjà de nombreuses années. Quelles places occupe ce travail de transmission dans votre démarche ?

J’ai toujours eu plaisir à transmettre mes connaissances à des danseur·euse·s professionnel·le·s et amateur·ice·s, ainsi que de partager ma recherche et mes expérimentations. Il me semble nécessaire ici d’évoquer l’état d’esprit de l’enseignante avec laquelle j’apprends à transmettre. Je me forme depuis 1996 auprès de Gianna Dupont, professeure à l’Ecole Française de Yoga. Cette femme a su remettre en question sa posture d’enseignante en mettant au coeur de sa méthode l’expérimentation commune. Ce statut d’enseignante/apprenante pousse le professeur et l’étudiant·e à ouvrir un champ de questionnement : c’est ensemble que nous nous posons des questions et que nous affinons les réponses. En tant qu’étudiante, je sens que cette femme plus expérimentée m’accompagne en me laissant de la place, un espace de découverte, d’analyse, de formation de paysages sensibles internes. Je la sens vivante à mes côtés, toujours pleine du désir d’expérimenter. J’aime à penser ma recherche de cette même manière.

Quelle place occupe la parole dans votre pratique ?

La parole s’est développée dans ma propre pratique via l’enseignement de la kabbaliste Arouna Lipschitz avec laquelle j’étudie depuis 2001. Dans son enseignement, amener l’étudiant·e à se poser des questions est primordial. Que ce soit avec des professionnel·le·s, de jeunes adultes en voie de professionnalisation ou des amateur·ice·s, je préfère parler à mon endroit de transmission plutôt que de pédagogie, car j’essaye de leur laisser de l’espace pour que s’effectue en elles·eux leurs propres liens, images, formes, etc. De façon spontanée, depuis que je transmets, une forme s’est peu à peu imposée à moi : le cercle. Si au départ je transmettais surtout à des professionnel·le·s, et que les cercles permettaient l’expérimentation d’échanges vibratoires et d’un espace où chacun·e a sa place ; je retrouve aujourd’hui ces cercles de paroles avant et après la pratique lorsque nous échangeons. Et, c’est cette progressive ouverture à la parole de l’autre qui rend de plus en plus passionnant le travail avec d’autres publics. Les retours d’expérience de chacun·e des participant·e·s font pleinement partie de l’expérimentation, car bien souvent j’ai pu observer que l’achèvement d’une forme, ou la résolution complète d’un paysage sensible interne ne m’arrive pas tout de suite après l’expérimentation mais s’affine ou continue à se déployer en moi dans l’écoute des paroles des autres.

Avec votre création Nulle part & partout, vous ouvrez votre recherche à des amateur·ice·s en les invitant à réinvestir leurs propres gestuelles quotidiennes. Pourriez-vous retracer la genèse de ce projet ?

Dans le cadre de la transmission mais aussi de façon plus élargie dans celui de la vie quotidienne, mon écoute et l’observation des gestes de l’autre quand il parle (qu’il soit danseur ou non), et surtout ceux de Gianna Dupont qui est – chose surprenante pour une professeure de yoga – très expressive quand elle enseigne, m’ont amenée à imaginer une danse dont les matériaux sont les gestes qui soutiennent notre discours, gestes témoins de nos émotions, de notre histoire de notre parcours, une langue gestuelle unique que nous construisons à notre insu depuis l’enfance et qui est propre à chacun·e de nous. Cette première envie s’est étayée de lectures, notamment l’article de Matthieu Bouvier, Le geste anaphore du langage dans Pour un atlas des figures, et le livre de Bruno Munari, Supplemento al dizionario italiano. J’ai eu envie de venir prendre le temps d’écouter ces gestes spontanés, j’ai eu envie de les mettre en lumière, de les conscientiser, de leur donner une épaisseur, une densité, en jouant avec le temps de la conscience et de la perception et celui de la respiration cellulaire. J’ai supposé que je pourrais, avec ce matériau, arriver à une forme artistique avec des amateur·ice·s, et cela sans faire l’économie de mon exigence artistique, sans aucun compromis. Lors d’une première semaine d’essais à Roubaix avec des participant·e·s amateur·ice·s, au Ballet du Nord, CCN & VOUS !, j’ai pu vérifier que travailler avec des gestes qui ne demandent pas de déplacement, et très peu de changement d’appui, rend possible l’accès à mon langage sans pré-requis en danse.  

Pourriez-vous partager le contenu de ces ateliers avec les participant·e·s  amateur·ice·s ?

Pour ces ateliers, je suis accompagnée des danseuses Carole Garriga et Véronique Weil avec qui je collabore depuis vingt ans, ainsi que du compositeur Kasper T. Toeplitz avec lequel je collabore depuis 1999. Travailler avec des participant·e·s amateur·ice·s est l’occasion pour nous de réactualiser, d’enrichir, de ré-ensemencer notre terreau de départ. Chaque atelier commence par des échanges verbaux collectifs et une séance de yoga durant laquelle nous faisons découvrir à celles et ceux qui n’ont jamais pratiqué les trois étages respiratoires de la respiration physique (trois étages des poumons). Nous prenons également soin de porter leur conscience sur des points d’appuis physiques, par exemple, si les pratiquant·e·s sont allongé·e·s dos au sol, nous leur faisons prendre conscience d’un point d’appui entre la vertèbre sacrée numéro deux et la vertèbre sacrée numéro trois, ou encore nous leur proposons de porter leur conscience sur l’étalement et l’ouverture de leurs reins au sol. Puis lors des séances suivantes, pour alléger le souffle, nous pouvons leur faire prendre conscience des points d’appuis de la présence, par exemple au niveau du nez, en bas et à l’entrée des narines, ou au centre des cornets des narines, ou bien en haut des cornets des narines, à la racine du nez, etc. Après un nouveau temps d’échange collectif, nous proposons aux participant·e·s une pratique à deux basée sur une série de quatre questions auxquelles l’un·une doit répondre verbalement tandis que son·sa partenaire l’observe afin de collecter les gestes qui accompagnent son discours. Une première question, « Qu’as tu fais avant de venir à l’atelier ? » vise le récit d’une succession d’actions dans le temps. La seconde, « Pourrais-tu parler d’un endroit que tu aimes ou as aimé ? » vise la description de la perception d’un espace. La troisième, « Qu’est ce que la danse pour toi ? » leur permet d’exprimer un point de vue. Et la dernière, « Que penses-tu du projet ? » nous permet d’accueillir leurs retours d’expériences. Puis, une fois que celui·celle qui vient de s’exprimer retrouve, avec l’aide de son·sa témoin, le contenu et l’ordre de sa phrase de gestes, ils·elles échangent les rôles. Au fur et à mesure, chacun·e obtient un cycle fait de quatre phrases correspondantes aux quatre questions, et nous les guidons pour qu’ils·elles puissent percevoir le moindre petit mouvement les constituant, en leur proposant de prendre conscience de leur respiration et de faire une pause à l’amorce et la fin de chaque geste ou corrélation de gestes (dans le cas d’une simultanéité ou d’une superposition des gestes). Je pense d’ailleurs que ce sont ces pauses alliées au souffle qui permettent de prendre le temps de sentir, de dérouler leurs phrases dans une lenteur extrême et de plonger dans un état méditatif. La matière sonore étant un élément central dans ma recherche, le musicien et compositeur Kasper T .Toeplitz (qui accompagne le travail de Myriam depuis plus de vingt ans, ndlr) participe aux ateliers et fait des propositions musicales à l’équipe,  certaines avec la basse électrique, d’autres avec un Tam (instruments de musique de percussion en métal utilisés dans les temples, particulièrement dans le bouddhisme, ndlr). Chaque atelier se conclut d’ailleurs par une séance d’écoute collective.

Contrairement au déploiement de votre danse dans l’espace, la chorégraphie de Nulle part & partout est ici statique. Comment avez-vous composé et mis en scène ces micro gestes ?

Avoir ôté les déplacements a rendu plus accessible mon langage pour les danseur·euse·s amateur·ice·s. Il y a donc très peu de changement d’appui, et cela engendre une danse qui s’effectue en partie, avec une grande simplicité, dans le haut du corps. Cette danse qui, même si elle requiert une virtuosité de la présence, n’a nul besoin d’avoir la technique de danseur·euse·s professionnel·le·s. Ces micro gestes qui dansent en nous quotidiennement à notre insu sont comme les marqueurs de notre individualité : ils dévoilent ce qui est propre à chaque personne, et d’une personne à l’autre, ils sont très différents. La profusion de ces gestes m’a permis de mettre en place comme un grand orchestre muet dans lequel chaque personne possède une partition de soliste. Ainsi, ce qui est donné à lire et sentir, ce sont les frottements aériens de nos différences, la pluralité de nos formes expressives. C’est donc plutôt une danse du haut du corps, dont je ressens chacun des gestes comme un ornement dans l’air, et cela traduit exactement, pour moi, ce qui fait danse. L’état méditatif dans lequel les participant·e·s effectuent leur partition laisse transparaître les strates des vécus émotionnels de chacun·e : brûlures, bonheurs, blessures, timidité, réserve, audace, enthousiasme, plaisir, éros… Ils·elles ouvrent des espaces lucides et poétiques en eux que je trouve bouleversant.

Nulle part & partout, un projet de Myriam Gourfink, avec des performeurs amateurs locaux. Ateliers menés par Myriam Gourfink, Kasper T. Toeplitz, Carole Garriga et Véronique Weil. Administration Matthieu Bajolet. Photo © Kalimba – Musée La Piscine – Architectes : Albert Baert 1932, Jean-Paul Philippon 2001 et 2018.

Nulle part & partout est présenté le 18 février au Carreau du Temple dans le cadre du festival Faits d’hiver et du Festival Everybody