Photo © Martin Argyroglo

Marco da Silva Ferreira, Fantasie minor

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 13 mai 2023

À la croisée des danses urbaines et contemporaines, Marco da Silva Ferreira envisage son travail comme un espace de découverte, de questionnement, où les pratiques peuvent se rencontrer et s’inspirer mutuellement. Invité par le centre chorégraphique national de Caen en Normandie à créer un duo tout-terrain, le chorégraphe imagine avec Fantasie minor un réjouissant pas de deux avec Chloé Robidoux et Anka Postic, ami·es et partenaires de danse depuis leur plus jeune âge. Prenant appui sur la partition de Fantaisie en fa mineur de Schubert (une œuvre pour piano à quatre mains), Marco da Silva Ferreira hybride généreusement de multiples styles de danse (house, popping, krump) et donne à voir la complicité de ces deux jeunes danseur·euses dans un esprit de jeu et d’émulation. Dans cet entretien, Marco da Silva Ferreira partage les rouages de sa recherche chorégraphique et revient sur le processus de création de Fantasie minor.

Votre travail prend racine dans les cultures et les pratiques urbaines. Comment présenteriez-vous votre danse ? Pourriez-vous revenir sur les différentes réflexions qui traversent aujourd’hui votre recherche artistique ?

Je n’ai pas suivi de parcours académique. Je suis diplômé en kinésithérapie et j’ai été initié à la danse en regardant MTV… Avant de commencer à danser, j’étais nageur et c’est à travers la natation que j’ai basé ma pratique corporelle, ce qui m’a beaucoup marquée, sur le plan neuro-moteur. Ma relation avec la danse s’est développée de manière très intuitive. Au départ, mon intérêt pour la danse était basé sur les sensations corporelles, le plaisir, l’expression de soi, notamment à travers la pratique des danses urbaines. Cependant, au Portugal, il n’y avait pas de véritable communauté de street dance. J’ai donc pris beaucoup de cours de jazz et d’improvisation contemporaine que j’ai appliqués dans mon freestyle expérimental de street dance. Je traversais à cette époque de nombreux conflits intérieurs, notamment sur le besoin d’appartenance, la compétition, etc. Et dans cette lutte personnelle, j’ai trouvé un espace pour construire des matériaux de danse en relation avec des questionnements que je pouvais avoir sur l’esthétique, les contextes urbains et les mouvements culturels. Je pense qu’il est inévitable aujourd’hui de considérer les concepts de mémoire et d’héritage culturel pour penser la création chorégraphique. J’envisage mon travail comme un espace de découverte, de questionnement, où les pratiques peuvent se rencontrer et s’inspirer mutuellement. J’ai d’ailleurs toujours travaillé avec des danseur·euses qui sont ouverts à de multiples formes de danse. J’utilise la danse comme médium pour créer des relations, parfois temporelles, d’autre fois géographiques… J’aime aussi regarder la danse comme un catalyseur d’identité, individuelle et/ou collective.

Pourriez-vous retracer l’histoire et la genèse de Fantasie minor ?

Le contexte de cette création est très particulier. J’ai été invité par le centre chorégraphique national de Caen en Normandie dans le cadre de leur Collection tout-terrain à créer un duo pour deux danseur·euses originaires de Caen qui dansent ensemble depuis l’enfance et qui ont aujourd’hui la vingtaine. La contrainte principale était que cette pièce devait pouvoir être jouée dans tous types de lieux (théâtre, salle des fêtes, jardin, parcs, etc.). Se conformer à cette consigne a bien sûr déterminé en grande partie le concept de la pièce et la chorégraphie. Mais ce qui était le plus fort dans cette proposition, c’était de travailler avec deux danseur·euses qui sont ami·es et partenaires de danse depuis toujours. Aujourd’hui, Chloé Robidoux et Anka Postic vivent dans des villes différentes et suivent des circuits de danse différents mais lorsqu’iels dansent ensemble, je peux les voir remonter le temps et revisiter certaines mémoires du passé, activer des modes de jeu liés à la bataille et à la découverte du corps, au défi, à la vivacité. Iels ont construit ensemble une complicité, une empathie et une synergie à travers la pratique de la danse. J’étais très touché par leurs récits, que je pouvais d’ailleurs relier à ma propre biographie, et j’ai eu envie d’explorer cette histoire. J’ai su rapidement que la performance allait être un lieu de jeu, de compétition, de synergie et de complicité. L’histoire de leurs vies est presque universelle et fait partie de l’intimité et de l’évolution entre frères et sœurs ou entre amis très proches.

Fantasie minor prend appui sur la partition de Fantaisie en fa mineur D.940 de Franz Schubert. Comment votre choix s’est-il focalisé sur cette musique ?

Fantaisie en fa mineur D.940 de Franz Schubert a la particularité d’être une œuvre pour piano à quatre mains. Les deux pianistes en train de jouer sur le même piano étaient une image très inspirante et une belle analogie avec ces deux danseur·euses qui dansent ensemble depuis leur plus jeune âge, la plupart du temps en couple et avec complicité. Lorsque deux pianistes jouent une œuvre à quatre mains, leurs mains sont proches, parfois se croisent, dans un espace très restreint. Les quatre mains qui jouent sur le piano sont ainsi devenues les quatre pieds des danseur·euses sur la petite scène. Je cherchais pour cette pièce une ambiance sonore qui ne soit pas familière aux danseurs et aux mouvements qu’ils avaient l’habitude de produire. Je souhaitais détacher la danse de la musique et essayer de trouver un endroit plus abstrait, où l’interprétation pourrait être plus ouverte. J’ai donc recherché des partitions pour piano à quatre mains et j’ai trouvé cette pièce de Schubert. Lorsque j’ai entendu cette partition, elle m’a fait voyager dans de nombreuses situations performatives : il y a de la tristesse, de la dynamique, des répétitions, de la vitesse, du drame et de l’espace pour le silence et les pauses. De plus, Schubert l’a écrite dans la dernière année de sa vie, en 1828. J’étais curieux de découvrir ce que cette partition pouvait bien contenir d’une vie et de souvenirs…

Comment avez-vous initié le travail avec Chloé Robidoux et Anka Postic ?

Lors de la première résidence, nous nous sommes rencontrés et nous avons fait beaucoup d’exercices d’improvisation et de freestyle. J’ai eu besoin de les connaître. De les voir bouger, de comprendre leurs corps et le potentiel que représente le fait de travailler avec ces deux personnes. Après cette résidence, j’ai compris l’histoire et le «couple» qu’ils formaient. Ils sont comme des frères et sœurs et presque télépathes l’un avec l’autre. J’ai commencé par leur proposer des matériaux chorégraphiques et des tâches spécifiques mais je me suis rendu compte qu’iels étaient beaucoup plus créatif·ves lorsqu’ils improvisaient et qu’iels jouaient avec des structures et des éléments que j’ai moi-même créés. Iels s’échauffaient sur le même principe qu’un cypher. En danse hip-hop, le cypher est un cercle de danseur·euses qui se forme naturellement dans lequel les danseur·euses entrent (un par un) et font du freestyle. Les danseur·euses autour amplifient, exaltent, donnent de la force à celui·celle qui est en train de danser. Ce n’est pas une situation de compétition ni une bataille. C’est un cercle de partage où les danseur·euses se soutiennent et s’observent mutuellement. C’était la première fois que je voyais des danseur·euses s’échauffer comme ça. C’était excitant et frais. Dans mes projets, les échauffements conditionnent et influencent souvent le travail qui va suivre. Je leur ai donc proposé de travailler à partir de la situation du cypher, d’être à la fois le protagoniste et le témoin de la danse de l’autre.

Pourriez-vous partager le processus de création avec ce binôme ?

J’ai apporté dès le début du processus quelques accessoires qui ont conditionné la chorégraphie : des bonnets, des gants et des bottes. Les bottes sont rigides et exigent une pratique quotidienne spécifique. Iels se sont entraînés avec dès les premiers jours et sont devenus de plus en plus à l’aise au fil des répétitions. Nous avons créé ensemble un récit concret de références, de postures, de figures, d’ambiances, d’émotions. C’était important pour moi qu’iels puissent avoir leur autonomie et leur liberté à l’intérieur de cette partition. En termes de références chorégraphique, nous avons travaillé à partir de vocabulaires house, popping, de krump, des jeux d’enfants, de l’art de la marionnette et du clown, que nous avons mélangé avec un travail d’équilibre et de pointes avec les bottes. Je leur ai aussi proposé d’imaginer l’espace de leur danse comme un endroit fantastique où le passé, le présent et le futur sont mélangés. 

Comment avez-vous articulé l’écriture de la danse avec la musique ?

J’ai introduit la musique de Schubert lors de notre seconde résidence de travail. Au cours de cette résidence, nous avons alterné entre des musiques classiques, urbaines, mainstreams et électroniques. Même si la musicalité et la synergie entre la musique et la danse ont fini par être très importantes dans la pièce, j’avais besoin de séparer ces deux médiums durant les répétitions. Chloé et Anka devaient trouver leur propre indépendance dans leurs mouvements et muscler leur mémoire sans se reposer sur une musique. En parallèle de ce travail, j’ai étudié la partition de Schubert que j’ai fragmenté et transposé à la danse, en essayant de trouver des jeux et des règles chorégraphiques, des intentions, des images, des dynamiques, des relations, etc. Nous utilisons une version enregistrée de Schubert et je me suis senti très rapidement limité par cette version, j’avais besoin d’ouvrir et de travailler avec cette musique, de la même manière que je travaille la danse.

Comment avez-vous ouvert cette partition musicale ?

J’ai invité Rui Lima et Sérgio Martins à venir travailler l’espace sonore et à rééditer la partition de Schubert. Rui et Sérgio travaillent avec moi depuis 2013 et m’ont proposé d’étirer et d’amplifier la partition de Schubert. Nous avons trouvé deux pianistes portugais qui ont l’habitude de jouer Fantaisie en fa mineur D.940 de Franz Schubert ensemble et nous sommes allés au studio d’enregistrement avec eux. J’avais besoin de créer une extension de la partition de Schubert, de la rendre plus imprévisible et de la faire dialoguer davantage avec les danseur·euses. Nous avons enregistré l’intégralité de la pièce avec la partition originale et nous avons également enregistré chaque pianiste de manière isolée. Nous avons aussi pas mal expérimenté ensemble, en utilisant par exemple l’abattant du clavier comme un instrument de percussion sur lequel la partition était jouée. Ces exercices d’expérimentations ont apporté de nouveaux rythmes et des sons qui sont plus proches de la musicalité du·de la danseur·euse. Lorsque les danseur·euses sautent ou dansent, iels produisent beaucoup de sons avec l’impact de leurs pas sur le sol. En général, ces sons sont extrêmement musicaux et se superposent à la partition rythmique originale de Schubert. C’était pour moi extrêmement stimulant d’étudier et d’étendre la partition de Schubert à toutes ces possibilités.

Concep­tion, chorégraphie Mar­co da Sil­va Ferreira. Inter­pré­té par Anka Pos­tic et Chloé Robidoux. Concep­tion et créa­tion sonore Rui Lima et Sér­gio Mar­tins, d’après Fan­ta­sie in F minor de Franz Schubert (Pia­nistes : Lígia Madei­ra et Luís Duarte ; Enre­gis­tre­ment et mixage : Suse Ribeiro). Concep­tion lumière Mar­co da Sil­va Fer­rei­ra en col­la­bo­ra­tion avec Florent Beau­ruelle et Valen­tin Pasquet. Cos­tumes Alek­san­dar Protic. Assis­ta­nat chorégraphique Elsa Dumon­tel. Régie Florent Beau­ruelle ou Valen­tin Pasquet. Photo © Martin Argyroglo.

Fantasie minor est présenté le 16 mai à l’Espace 1789 à Saint-Ouen, dans le cadre des Rencontres chorégraphiques internationales de Seine-Saint-Denis