Photo ELENIT byEuripidesLaskaridis photographbyJulia

Euripides Laskaridis, Elenit

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 27 mars 2023

Artiste à la croisée de la danse et du théâtre, le performeur et metteur en scène Euripides Laskaridis est aujourd’hui l’une des grandes figures des arts de la scène grecs. Peuplées de figures étranges et grotesques, ses créations s’inspirent des codes de l’opéra, du cabaret, du burlesque, de la commedia dell’arte, des spectacles de travestis, de la danse de rue ou encore du cinéma. Guidé par un goût certain pour la métamorphose, chaque nouvelle pièce est l’occasion pour lui de se glisser dans la peau de personnages et de chimères extravagantes et monstrueuses. Entre tragédie et comédie corrosive, sa création Elenit nous entraîne dans un univers carnavalesque et post-apocalyptique où survivent et festoient un groupe de créatures joyeuses et décadentes. Dans cet entretien, Euripides Laskaridis partage les rouages de son travail et revient sur le processus de création d’Elenit.

Vous signez vos propres projets depuis plus de dix ans. Vos pièces flirtent avec la danse, l’opéra, le théâtre, le cabaret, la performance, le cirque, etc. Comment décririez-vous votre travail ?

En effet, mon travail explore et utilise continuellement des éléments de différents genres théâtraux comme ceux que vous mentionnez – ainsi que le burlesque, les spectacles de travestis, la danse de rue et le cinéma – mais je ressens très rarement le besoin de me fixer dans l’un d’entre eux. Au contraire, j’aime étudier et combiner de manière inattendue des genres et des éléments apparemment hétéroclites. C’est exactement cet étrange état intermédiaire et hybride qui m’intéresse. J’ai également pu constater lors des tournées dans divers festivals internationaux qu’une même pièce peut être catégorisée dans des disciplines différentes selon le lieu qui la programme. J’aime penser que ce «problème» de classification est une partie constitutive de l’essence même de mon travail, qui me pousse à imaginer et à créer mon langage artistique en dehors des frontières de références esthétiques et artistiques spécifiques. J’essaie de me dégager du poids de cet étiquetage et de considérer mes pièces comme des propositions originales qui ne répondent pas aux critères d’un genre spécifique afin d’éviter qu’on attende quoi que ce soit d’elles. Néanmoins, je reconnais ma formation en théâtre classique, ainsi que ma brève rencontre avec les études d’architecture, et l’impact potentiel que cela pourrait avoir sur ma pratique. Je concède que le théâtre traditionnel a toujours été une référence mais j’aime flirter avec d’autres imaginaires qui peuvent transgresser les normes conventionnelles de la «grande création théâtrale» car mon amour pour les arts n’exclut pas le théâtre brut (théâtre contestataire et politique, populaire et, dans la forme, proche du cirque ou du happening, ndlr), les spectacles pour enfants ou les œuvres de compagnies amateurs.

Vos pièces sont peuplées de figures étranges et grotesques. Comment naissent vos personnages ?

Les protagonistes de mes pièces naissent toujours dans l’image ambiguë d’une créature ou d’un personnage apparu de manière aléatoire dans mon imagination ou dans mes rêves, pour des raisons que je suis incapable d’expliquer rationnellement. Sa présence est si envahissante – elle me hante presque – qu’elle crée en moi un besoin irrésistible de lui donner vie et d’explorer son univers. Ma première rencontre avec un (nouveau) personnage, une créature à laquelle je pourrais donner naissance et évoquer sa vie performative, est vécue indépendamment de toute motivation rationnelle ou intentionnelle. Ce sont les mécanismes inconnus de mes rêves et de mon imagination qui prennent le dessus, qui me guident à travers des chemins de figures aux formes maladroites, qui génèrent en moi un besoin impérieux d’explorer davantage les limites de leur existence. La présence de ces figures étranges devient si persistante qu’il est difficile de s’en détacher. Ces personnages s’imposent à moi et leur méconnaissance me hante, me poussent à ne pas les laisser partir. Ces rencontres uniques sont au cœur de mes processus de création. Pour passer de l’imaginaire à la scène, je passe des heures en studio devant un miroir à chercher ces créatures, à déformer mon image, à personnifier progressivement ces étranges créatures. Accompagné par le costumier Angelos Mentis, nous expérimentons des figures avec des perruques, des costumes, des prothèses corporelles, des accessoires, etc. Son expertise et sa contribution artistique jouent un rôle catalyseur dans la création de ces personnages. Si j’ai longtemps été seul à incarner ces personnages, je collabore aujourd’hui avec plusieurs interprètes et leurs processus diffèrent du mien. Mon rôle, au cours du processus créatif, est de les encourager à se connecter à leur propre monde intérieur ou à leur inconscient et à trouver leurs propres moyens de l’exprimer.

Pourriez-vous retracer la genèse et l’histoire d’Elenit ?

Au terme du processus de création de ma précédente pièce Titans, et après la première du spectacle en juin 2017, la fatigue et l’épuisement qui s’était accumulé en moi ont surpassé tout besoin potentiel de commencer à travailler sur une nouvelle production. Je m’étais convaincu que tout ce dont j’avais besoin était de prendre un peu de temps libre et de me concentrer principalement sur la tournée de Titans. J’ai été véritablement surpris lorsqu’un événement banal – moi, observant inconsciemment un spectateur lors d’une représentation théâtrale d’un collègue et ami – s’est avéré être une nouvelle motivation créative, renversant la perspective sur mes besoins artistiques à cette période. Sans le vouloir consciemment, il était déjà trop tard pour ignorer la persistance de cette nouvelle présence, cette nouvelle image d’une créature qui s’approchait de moi, me poussant à m’approcher d’elle, à ne faire qu’un avec elle, à lui donner vie. Il était petit, avec des cheveux disproportionnellement longs et hauts, il tenait une minuscule guitare et chantait au milieu d’un cercle éclairé – c’était la créature qui, quelques années plus tard, deviendrait la figure de proue d’Elenit. À l’époque, je savais que je devais m’abandonner à son image, qui devenait – assez rapidement – plus nette et plus intense. J’ai donc commencé à faire des recherches et à réfléchir à son identité, à son aspect physique, à sa voix et à ses sons, à tout son univers, ainsi qu’aux autres personnages et figures qui l’entourent. Certains de ces personnages et figures étaient clairement présents dès le début, d’autres ont été improvisés et conçus dans le studio de répétition par les interprètes qui allaient les incarner sur scène. Elenit étant une production composée de dix interprètes et d’encore plus de collaborateurs artistiques en coulisses, l’un de mes plus grands défis a été de créer un environnement inclusif qui offre un espace sûr à toute l’équipe pour co-explorer et co-créer. Je suis sûre que le spectacle final n’aurait jamais été le même si je n’avais pas fait pleinement confiance au talent, à la créativité et à l’apport global de mes collaborateurs durant le processus de création.

Pourriez-vous revenir sur le processus de création d’Elenit ?

Le personnage principal est né plus de deux ans avant la création du spectacle – deux années durant lesquelles j’ai fait des recherches continues à son sujet – et il nous a fallu quatre mois de répétitions intenses pour achever sa création et le présenter au public athénien. Comme je l’ai brièvement mentionné, je me suis beaucoup appuyée sur l’apport artistique de mes collaborateurs pour cette création. Compte tenu de mon double rôle dans cette production, celui de metteur en scène et celui d’interprète, ainsi que de la taille de la distribution et de l’ensemble de l’équipe artistique – jusqu’alors, la plus grande avec laquelle j’ai travaillé, le processus de création n’a pas été de tout repos… L’une de mes priorités les plus importantes était de créer un espace artistique dans lequel nous pouvions tous nous sentir en sécurité pour improviser, explorer et contribuer à la création de personnages. Ce processus collaboratif a aussi nécessité d’établir une compréhension et un «langage artistique» communs entre toutes les personnes impliquées, et d’essayer de rester compatibles et empathiques les uns envers les autres et, par conséquent, envers les créatures et l’univers auxquels nous étions en train de donner naissance.

Votre travail trouve toujours des liens avec l’histoire de l’art. Qu’en est-il pour Elenit ?

J’ai toujours aimé l’Histoire de l’art. En 2006, j’ai initié une recherche sur le développement des arts depuis le début du 19e siècle jusqu’à aujourd’hui et j’ai essayé de comprendre le potentiel impact que pourrait avoir cette histoire sur mon identité en tant qu’artiste et mes pratiques en tant que créateur. Je me suis particulièrement intéressé sur les transitions et périodes de changements dans les arts, en particulier en Europe et dans le monde occidental, où les grands récits ont été remis en question, voire abolis et remplacés, sous l’effet d’une tendance postmoderne à renverser les règles normatives. Je trouve toutes ces histoires extrêmement fertiles pour l’inspiration et la création artistique.

Le décor d’Elenit est un grand capharnaüm au milieu duquel trône une éolienne géante. Comment avez-vous conceptualisé cet espace ?

Dans mon travail, l’espace occupe toujours une place importante car il est un élément constitutif de ma recherche. Je ne peux jamais imaginé un concept ou un personnage sans tenir compte de l’espace dans lequel ils existent, où les actions se déroulent et les histoires évoluent. Je me suis souvent demandé si cet intérêt n’était pas dû à ma courte formation d’architecte. Quoi qu’il en soit, je considère toujours mes performances comme des broderies «tridimensionnelles» où tous les éléments de la performance coexistent et interagissent. Pour Elenit, des images de la scénographie ont fait irruption dans mon imaginaire bien avant d’écrire l’histoire des personnages. J’avais déjà en tête l’image d’une grotte éclairée avec des figures dansantes, les cerceaux lumineux et cette fameuse éolienne, bien avant d’entrer dans le studio de répétition. Je suis passé un jour à côté d’une éolienne géante lors d’un voyage en train. Je me souviens avoir été très impressionné par sa taille et j’ai commencé à m’interroger sur sa fonctionnalité. L’éolienne est une construction humaine qui a été inventée comme une solution partielle à notre déficit en ressources énergétiques. Je trouvais intéressant d’aborder cette image comme un totem ambigu, un symbole controversé de la connexion de l’homme à la planète et à la vie. J’ai creusé cette réflexion et je me suis focalisé sur l’élenit, un matériau de construction qu’on trouve un peu partout en Grèce, arrachées et abandonnées. Il s’agit d’une plaque ondulée en amiante-ciment qui a été utilisée pendant près de cinquante ans dans presque toutes les constructions de bâtiment avant qu’on ne découvre sa haute toxicité et qu’on interdise sa production. Nommer cette pièce en référence à ce matériau était une manière symbolique de pointer notre rôle et les conséquences de nos actions sur la planète.

La musique occupe une place importante dans Elenit. Vous collaborez une nouvelle fois avec le compositeur  Giorgos Poulios. Pourriez-vous revenir sur cette collaboration, l’importance de la musique dans votre travail  et plus spécifiquement dans Elenit ?

Je travaille avec Giorgos depuis 2011 et je le considère comme l’un de mes collaborateurs les plus précieux, car c’est un artiste talentueux d’une polyvalence incroyable. Notre communication artistique se fait sans effort, et je me considère chanceux d’avoir trouvé un collaborateur capable de comprendre parfaitement ma vision créative et mes sensibilités, tout en partageant un même sens de l’humour. Nous sommes tous les deux amoureux du son, et plus particulièrement des sons produits sur scène par les corps des interprètes, les objets et les matériaux du décor, etc.

Elenit, direction et conception Euripides Laskaridis. Avec Amalia Kosma, Chara Kotsali, Manos Kotsaris, Euripides Laskaridis, Thanos Lekkas, Dimitris Matsoukas, Efthimios Moschopoulos, Giorgos Poulios, Michalis Valasoglou, Fay Xhuma. Costumes Angelos Mentis. Musique Giorgos Poulios. Décors Loukas Bakas. Lumières Eliza Alexandropoulou. Conseil en dramaturgie Alexandros Mistriotis. Photo Julian Mommert.

Elenit est présenté du 12 au 15 avril au Centquatre-Paris, en partenariat avec le Théâtre de la Ville, dans le cadre du Festival Séquence Danse Paris.